- Écrit par Salah Elayoubi,7/3/2013
C'est la journée de la femme.
Je vous entretiendrais bien de l'une d'entre elles. Mais laquelle choisir ?
Pas le premier amour de ma vie, la plus belle de toutes, celle que je
n'oublierai jamais. Un petit bout de femme, pas plus haut que ça, aux
yeux clairs et pétillants. Elle mit neuf mois à me faire et le reste de
son existence à faire de moi l'homme que je suis. Épris de liberté de
dignité et de justice. Trop partial !
Je ne vais pas, non plus vous parler de cet autre bout de femme qui
partage ma vie. Cette belle brune aux allures d'héroïne, qui semble tout
droit sortie de la mythologie grecque et qui a fait chavirer mon cœur,
au moment où je m'y attendais le moins, avec son intelligence hors du
commun, sa chevelure soyeuse, ses yeux en amande et ses tâches de
rousseur. Trop facile !
Je pourrais vous parler de ma belle-mère. Un sucre d'orge de
gentillesse, de patience et de raffinement, qui me rend inaccessible au
partage des insanités habituellement débitées à propos des belles-mères.
La « Belle-doche », comme le persiflent les gendres, lorsqu'ils se
retrouvent entre eux, histoire de requinquer l'ego que « Belle-maman »
se serait acharnée à anéantir, un après-midi entier, lors de sa dernière
visite !
Je
pourrais choisir de vous parler des filles du « Vingt février », ces
égéries du printemps marocain qui ont rendu à notre peuple un peu de sa
fierté. Je les ai croisées à quatre reprises, lors des marches du
mouvement. Combien elles étaient belles, juchées sur les épaules d'un
compagnon, d'un fiancé ou d'un militant, pour mieux se faire entendre,
lorsqu'elles vouaient les tyrans, les pillards et les corrompus aux
gémonies. La première fois, sans doute, dans l'histoire de ce pays, où
tant de femmes prirent part à une manifestation contre le despotisme,
aux côtés de « leurs » hommes. Elles n'eurent rien à leur envier. Ni la
verve, ni le verbe, ni le poing levé !
Je pourrais vous narrer la vie de cette femme de ménage, vieillie
avant l'heure, percluse de rhumatismes et qui accompagnait, comme un
talisman, chaque dimanche, son fils cireur de chaussures, aux
manifestations, afin que rien de malheureux ne lui arrivât, dans ce pays
réputé pour sa cruauté envers les opposants. Sa prière prononcée ce
fameux dimanche de juillet 2011 vaut réquisitoire contre le despotisme:
- « Mon dieu, prête-moi vie, jusqu'à ce que je voie la chute de
Pharaon, le fils de Pharaon ! Après, tu pourras m'emporter, me crever le
cœur, ou les yeux, d'avoir vécu un tel bonheur ! Et si tu devais
m'imposer de mourir dans cette indicible indignité, alors aie pitié de
mon âme et de mes vieux os ! Épargne à mes pauvres enfants, ce sort
injuste et cruel, auquel tu m'as condamnée, la vie durant. Accorde leur,
pour ce qu'il leur reste à vivre, un moment, fût-il bref de liberté, de
dignité et de justice ! »
Je pourrais revisiter jusqu'à la nausée, la détresse de toutes celles
qui se sont battues et qui continuent de lutter à chaque instant, pour
arracher un fils, un frère, un mari de la tragédie où les ont
précipitées les griffes de la dictature et son épouvantable injustice.
Je leur voue une admiration sans bornes. Elles se reconnaîtront.
J'achèverai ces quelques lignes en mettant plutôt l'accent sur cette
vieille tante maternelle qui vient de s'éteindre, rongée par un cancer.
Elle s'appelait Zahra, « Fleur ». Une fleur, dans le jardin des
monstruosités qu'est devenu le monde. Un joyau de l'humanité. Un bijou
de femme, d'épouse, de mère et de tante, comme on en rencontre qu'une
seule fois, dans une vie.
La sienne fut un calvaire. Deux fois divorcée, pour n'avoir pu donner
de descendance. Dans un Maroc pétri de traditions et d'archaïsmes, cela
équivalait à une double peine à perpétuité. Les deux maris avaient bien
essayé, en raison de sa grande beauté de la convaincre de les laisser
en épouser une autre, pour la progéniture. Un diktat insupportable aux
yeux de cette femme qui aimait tant sa dignité.
Plus tard, elle en épousa un autre. Ils emménagèrent à « Derb al
Fouqarah », la ruelle des pauvres. Un misérable deux pièces, au
rez-de-chaussée d'une bâtisse infâme, avec pour tout éclairage naturel,
une minuscule imposte perchée à plus de deux mètres de hauteur, dans ce
qui faisait office de salon. Ni cuisine, ni salle de bain. L'espace sous
l'escalier qui desservait l'étage, occupé par les propriétaires,
faisait office de toilettes et de salle d'eau.
Malgré la pauvreté, plus tard, ils adoptèrent deux fillettes
abandonnées à la naissance. Elles devinrent nos cousines et la maison se
mit à grouiller de gamins, appâtés par la gentillesse, le dévouement et
les petits plats des pauvres mijotés par « Tante Fleur », sur un
vulgaire camping gaz. Elle dispensa tant de joies aux enfants de la
famille, que la quitter était à chaque fois un arrachement. De son
pantalon traditionnel qui laissait entrevoir ses belles jambes bien
galbées, elle avait pris le pli d'extraire une petite poignée de pièces
de monnaies roulées dans un mouchoir noué serré, pour en distribuer
quelques unes aux garnements virevoltant autour d'elles.
« Azizi », le mari, apportait sa touche personnelle à ce bonheur, en
nous emmenant les dimanche, au parc « Murdoch » ou au cinéma « Kawakib
», où il officiait comme portier. Un matin d'hiver, cet oncle que
j'avais tant aimé avait décidé, pour la première fois de son existence,
de rater la prière de l'aube, fatigué d'avoir été autant maltraité par
la vie. « Fleur » avait pris le râle nocturne de son compagnon pour un
rêve érotique. Elle l'avait sermonné en lui rappelant qu'il n'avait plus
l'âge à ça ! Plus tard, on en a ri. Moi, pas tant que ça !
Je m'étais promis de revenir transplanter cette belle fleur atypique,
ailleurs, dans un jardin digne d'elle. La vie en a décidé autrement. Ma
mère m'a raconté ses derniers instants. Elle a demandé des nouvelles de
« Oulidi Salah », son petit Salah. Puis une grosse larme a coulé
jusqu'à son oreille, avant d'aller mouiller la taie de l'oreiller. Elle
est partie ainsi. Je la pleure encore !