Par Zineb El Rhazoui, Slate, 27/7/2012
D’inspiration religieuse, le cérémonial d’allégeance au roi qui se déroule à chaque fête du trône est surtout un décorum de l’absolutisme.
Fête du trône à Tétouan le 31 juillet 2009
Plus que quelques jours avant le sacre annuel de Mohammed VI, la grandiose cérémonie d’allégeance qui a lieu tous les 30 juillet, à l’occasion de la fête du trône.
Pour cette 13e édition, aucune annonce officielle n’a encore été faite sur la ville choisie par le souverain. S’il a montré une préférence ces dernières années pour le palais de Tétouan qui a accueilli les 10e, 11e et 12e cérémonies, les rumeurs vont bon train sur les festivités à venir.
Entre internautes qui prévoient une canonisation en grande pompe et sites d’information arabophones, comme Hespress ou Rue20, qui annoncent un possible ajournement des réjouissances, ramadan oblige. La vérité se trouve probablement à mi-chemin.
Les deux versions ne sont pas forcément contradictoires. Car si l’Etat estime les cérémonies de la fête du trône incompatibles avec le mois du jeûne, c’est qu’il ne compte pas renoncer au faste des buffets, ni au baroud des fantasias, et encore moins au déhanchement des Chikhates, danseuses populaires marocaines, que les communes du royaume offrent en spectacle à leurs notables, et que les sujets lambda peuvent admirer derrière les barrières de sécurité.
Un rituel immuable
Que la fête soit ajournée ou pas, il est attendu que le souverain, comme à chaque commémoration de sa dynastie, s’adresse à la nation.
Une allocution que les Marocains suivent attentivement devant leur poste de télévision, en tentant de déceler, entre discours officiel et langue de bois, les grandes orientations que le souverain donnera pour l’année à venir.
La fête du trône est également l’occasion pour le monarque, chef suprême des armées, de présider la cérémonie de prestation de serment des officiers lauréats des grandes écoles militaires.
En 2011 déjà, alors que la commémoration intervenait un mois seulement après le plébiscite constitutionnel qui abrogeait le terme de sacralité du roi du nouveau texte, des internautes se demandaient si la cérémonie d’allégeance, succession de prosternations et de baisemains, allait être maintenue.
La réponse du roi ne s’est pas faite attendre: non seulement aucune entorse n’a été faite au protocole féodal, mais il en a, en plus, profité pour décorer Abdellatif Hammouchi, patron de la Direction générale de Surveillance du Territoire, la tristement célèbre DST, appareil auquel les indignés du printemps arabe imputent la responsabilité des exactions commises contre les militants du Mouvement du 20 février.
Démocrates s’abstenir
Ainsi, si la fête du trône est l’occasion de signifier les bonnes grâces royales en distribuant des décorations aux plus fidèles serviteurs du makhzen, et plus littéralement d’accorder la grâce royale à des centaines de détenus, elle peut aussi être un moyen d’exclure ceux dont le palais soupçonne l’irrévérence.
L’ancien maire d’Agadir en a vécu la mésaventure le 30 juillet 2011, lorsqu’en djellaba blanche et babouches jaunes de rigueur, les services de sécurité du palais de Tétouan lui ont barré l’accès à la cérémonie d’allégeance.
Et pour cause, le malotru avait refusé la cession de terrains constructibles à des prix symboliques, et s’était surtout opposé à l’adjudication, sans appel d’offres, des abribus de sa ville à la société d’affichage urbain FC Com, dont le propriétaire n’est autre que Mohamed Mounir Majidi, le tout-puissant secrétaire particulier du roi.
Panem et Circenses.
Du pain et des jeux!
Point d’austérité donc, lorsqu’il s’agit de célébrer la gloire du trône des Alaouites. Le plus dispendieux des galas du royaume doit être à l’image de la grandeur d’une dynastie aux commandes du pays depuis 1666.
Comme chaque année, sept pur-sang arabes seront présentés au souverain, qui en choisira un pour parader devant des milliers de fidèles serviteurs, venus des quatre coins du royaume pour lui présenter leurs hommages.
Pour la petite histoire, à la fin de son règne, Hassan II préférait l’usage de la limousine, afin d’écarter tout risque de chute, ainsi que les fâcheuses répercussions que cela pourrait avoir sur son image de souverain infaillible.
Hissé sur son étalon richement harnaché, Mohammed VI apparaîtra sous son parasol rouge, porté par un Abid, littéralement esclave, une fois que la monumentale porte en bois du palais s’ouvrira sur la place du Méchouar où les festivités officielles de Dar El Makhzen ont coutume de se dérouler.
Une marée de djellabas blanches l’y attend, organisée en rangs, selon les régions et provinces du pays. Plus loin, sur des estrades, des invités de marque, étrangers ou nationaux, proches du palais, ambassadeurs et membres du gouvernement, observent la scène.
Le ministre de l’Intérieur, garant du caractère territorial du pacte d’allégeance, est le seul membre du gouvernement à se trouver sur l’esplanade du Méchouar, au premier rang des serviteurs du trône.
Le bal des faux-culs
Le cri du chambellan ouvre le cérémonial, en annonçant les commis du Makhzen, placés par rangées:
«Le ministre de l’Intérieur, les gouverneurs des régions et provinces du royaume!»
— «Que Dieu accorde longue vie à notre seigneur», crient les annoncés en se prosternant.
— «Mon seigneur vous dit qu’il vous bénit», répond le chambellan.
La première rangée se prosterne une seconde fois en criant longue vie au roi.
— «Mon seigneur vous couvre de ses bienfaits», crie le chambellan pour congédier la rangée, qui se prosterne, souhaite longue vie au seigneur, et se retire sur les côtés. L’étalon avance, toujours sous son parasol, puis la seconde rangée est annoncée, et ainsi de suite, jusqu’à ce que la place se vide de ses milliers d’occupants.
— «Que Dieu accorde longue vie à notre seigneur», crient les annoncés en se prosternant.
— «Mon seigneur vous dit qu’il vous bénit», répond le chambellan.
La première rangée se prosterne une seconde fois en criant longue vie au roi.
— «Mon seigneur vous couvre de ses bienfaits», crie le chambellan pour congédier la rangée, qui se prosterne, souhaite longue vie au seigneur, et se retire sur les côtés. L’étalon avance, toujours sous son parasol, puis la seconde rangée est annoncée, et ainsi de suite, jusqu’à ce que la place se vide de ses milliers d’occupants.
Ce cérémonial complexe est décrit dans les moindres détails par Mohamed Boufous, ancien gouverneur de la province d’Errachidia, qui relate, non sans fierté, comment il y a assisté pour la première fois, en 1971.
Si la première fête du trône ne date que de 1933, lorsque le Mouvement nationaliste avait voulu consacrer l’intronisation de Mohammed V à Salé, le concept d’allégeance dans la jurisprudence islamique date du temps du prophète Mahomet.
La Bay’a, étymologiquement contrat de vente, est un pacte de subordination à un leader, en vertu duquel il devient Commandeur des croyants.
Mode de gouvernement islamique par excellence, la Bay’a engage le chef religieux à faire triompher la justice d’Allah et à garantir la paix et la souveraineté de ses sujets.
Il s’agit donc d’un contrat bilatéral, à caractère révocable, si le représentant de Dieu sur terre venait à manquer à ses engagements de gouvernance terrestre.
Allah peut-il avoir plusieurs représentants?
La réponse canonique est sans appel:
«Si la Bay’a est faite à deux califes, tuez le second», avait dit le Prophète (Hadith rapporté par l’imam Mouslim).
Pourtant, l’Arabie Saoudite a également institué un Conseil d’allégeance, en octobre 2006 afin de déterminer la succession au trône.
Tout appel au meurtre mis à part, la Bay’a, pourtant ciment essentiel de toute monarchie musulmane de droit divin, trouverait difficilement une justification dans la théorie de la démocratie moderne.
Un véritable casse-tête juridique, surtout au Maroc où la monarchie absolue cherche à conférer une légitimité constitutionnelle à ses fonctions exécutives.
En effet, la Bay’a est présentée dans le discours officiel au Maroc comme étant l’acte fondateur, sans cesse renouvelé, au cours duquel le peuple «élit» son souverain.
Par la Bay’a, c’est le Commandeur des croyants que les sujets consacrent. La Constitution se charge du reste, puisque c’est en vertu de ce statut divin que le monarque jouit du pouvoir exécutif.
En somme, un montage juridique taillé sur mesure pour justifier le caractère absolutiste de la monarchie chérifienne.
Une allégeance en CDD?
Pourtant, la Bay’a, telle que pratiquée par les Alaouites, a connu bien des changements à travers les époques.
Dans Le Commandeur des croyants (PUF, 1975), John Waterbury rappelle que c’était ce pacte d’allégeance qui délimitait la frontière entre le Bled Makhzen, territoires soumis au pouvoir du sultan, et le Bled Siba, pays de la dissidence qui se refusait à verser l’impôt à l’Etat central.
Ainsi, la Bay’a était pratiquée au gré des conquêtes et des redditions des tribus. D’ailleurs, il n’apparaît nulle part dans la tradition islamique que la Bay’a revêt un caractère périodique, à savoir son renouvellement annuel tel que l’adoptent les Alaouites aujourd’hui.
Le prophète lui-même n’a eu droit qu’à deux Bay’as de son vivant, bien moins que Mohammed VI en ses 13 ans de règne.
En effet, dans son acception théologique, la Bay’a est un acte conclu par la communauté une fois, qui n’est révoqué que par le manquement du Commandeur des croyants à ses devoirs ou à la mort de celui-ci. Autrement dit, il s’agit d’un CDI.
Jubilé makhzennien
La logistique contraignante que les souverains alaouites s’imposent depuis quelques années pour célébrer leur Bay’a doit donc avoir d’autres objectifs que la simple fonction théologique.
Dans le jargon de Dar El Makhzen, le cérémonial est d’ailleurs souvent appelé «at-ta’a wa al-walâa» (obéissance et soumission). Il est par excellence le théâtre où le souverain montre sa Hiba, son aura sacrée, jusqu’à l’ostentation.
D’ailleurs, l'historien Ibn Khaldoun décrivait le cérémonial de Bay’a dans ses Prolégomènes comme une simple poignée de main, comme celles que les Arabes avaient coutume de faire à chaque contrat de vente, dont l’étymologie est à l’origine du mot.
Rien de comparable aux prosternations et baisemains qui renvoient plutôt à l’imagerie de la pratique de l’esclavage chez les Alaouites.
La Bay’a est donc la démonstration suprême du Makhzen, cet Etat féodal qui régit le royaume chérifien sans apparaître dans les textes.
«La Constitution du Maroc ne mentionne nullement ce concept, mais le discours officiel continue d’en faire le soi-disant pivot de la particularité marocaine ou en lui octroyant une vraie fausse connotation religieuse», rappelle à juste titre Ahmed Benseddik.
L’ancien directeur du projet de commémoration des 1.200 ans de la ville de Fès a été le premier Marocain à révoquer publiquement le lien d’allégeance censé lier tous les Marocains à Mohammed VI dans une lettre ouverte adressée au roi en juillet 2011. Un an après, Benseddik se dit «libéré» grâce à son geste.
«Ma lettre ouverte avait pour objectif principal de lui rappeler sa responsabilité et son devoir pour lequel il est grassement payé, et lui dire que la protection qu’il assure à son entourage corrompu et vorace, et son silence vis-à-vis de tant d’injustices, dont celle que j’ai vécue, est inacceptable. Une année plus tard, le même silence officiel continue», a-t-il affirmé.
Pour lui, son geste a contribué à briser un tabou, «celui de parler au roi avec un langage de vérité, non obséquieux et non hypocrite».
Pas si évident, lorsque l’on sait le culte de la personnalité qui entoure le souverain. Pour ce refuznik de la Bay’a, le concept d’allégeance en soi est dépassé et devrait être remplacé par la Constitution.
Un refuznik de l’allégeance
Se prosternera, ne se prosternera pas…
Justement, la 13e cérémonie de Bay’a de Mohammed VI interviendra un an après la Constitution flambant neuve dont s’est doté le royaume.
En plus de ce jubilé d’un autre temps, le souverain s’est assuré un plébiscite populaire par voie de référendum, voté à 98,6% de voies favorables.
A l’heure où la société civile dénonce une répression massive dans les rangs des militants du Mouvement du 20 février, la question que se posent divers observateurs est de savoir si le Makhzen fera perdurer, une année de trop, «les rituels portant atteinte à la dignité humaine» au cours de la cérémonie d’allégeance de la fête du trône.
En mars 2011, une lettre signée par de nombreux acteurs de la société civile avait dénoncé le baisemain et la prosternation.
Ironie de l’histoire, quatre membres du PJD (Parti Justice et Développement) qui siègent actuellement au gouvernement, étaient signataires: Mustapha Ramid, ministre de la Justice, Sâad Eddine Othmani, ministre des Affaires étrangères, Najib Boulif, ministre chargé des Affaires générales et de la gouvernance et El Habib Choubani, ministre chargé des Relations avec le Parlement.
Se prosterneront-ils quand même lors de la prochaine Bay’a?
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