Par Aïcha Akalay, envoyée spéciale à Al Hoceïma. Tel Quel Magzaine, 22/7/2011
Le 20 février, cinq Hoceïmis sont morts dans des conditions encore non élucidées. Dans la ville, la contestation ne faiblit pas et les familles des victimes, ainsi qu’une partie des habitants, accusent l’Etat d’être responsable de leur mort.
Aïcha Akalay,envoyée spéciale du magzaine TEL QUEL, est allée à Al Hoceïma à la rencontre des familles et amis des victimes.
Il est 20 h sur la place centrale d’Al Hoceïma lorsque retentit l’hymne national. Ce dimanche 10 juillet, le Mouvement du 20 février a du mal à faire porter sa voix, étouffée par les baffles des baltajias. Quand les uns appellent à plus de démocratie et de justice sociale, les autres répondent “oui à la Constitution”, et tant pis si le “oui” a déjà enregistré un score stalinien. Même si l’ambiance est bon enfant et qu’aucun heurt n’a été enregistré ce jour-là, la tension dans la ville est palpable. La capitale du Rif totalise le plus grand nombre de morts depuis le début des contestations dans le pays.
Pour mémoire, après les manifestations du 20 février, cinq cadavres calcinés avaient été découverts dans une agence bancaire incendiée. La vérité n’a toujours pas été établie sur les circonstances de ces morts et les familles des victimes crient au scandale. De nombreuses zones d’ombre dans cette affaire poussent les familles, le Mouvement du 20 février, les acteurs associatifs et une bonne partie de la ville à désigner l’Etat comme responsable. “Al makhzen kay ktal” (le Makhzen tue), scandaient les manifestants lors de la dernière mobilisation du Mouvement du 20.
Le jour du drame
Dans tous les taxis de la ville, on ne parle que de ces cinq jeunes, morts il y a plus de quatre mois, dans des conditions qui restent mystérieuses pour les Hoceïmis. On le sait bien, les taxis donnent souvent la température d’une ville. Le 20 février, au lancement de la contestation, 50 000 personnes défilaient dans les rues d’Al Hoceïma selon les organisateurs, et seulement 4000 selon les autorités. “La marche s’est très bien déroulée jusqu’à la moitié de l’après-midi. Beaucoup de tribus du Rif ont rejoint Al Hoceïma, c’était une véritable démonstration de force. Les gens voulaient régler leurs comptes, notamment avec le PAM qui se vante de contrôler la région”, témoigne Ahmed Belaichi, activiste local. La ville bascule dans le chaos à partir de 16h. Des banques brûlent et des bâtiments publics sont attaqués, dont la municipalité et le commissariat de police. “Les fauteurs de trouble étaient peu nombreux mais ont causé beaucoup de dégâts. Ils brûlaient le matériel de la municipalité au beau milieu de la route sans être inquiétés. J’ai vu des citoyens protéger les bâtiments publics mais aucune trace des forces de l’ordre. Elles avaient déserté”, raconte Belaichi. Le responsable régional de l’AMDH, Ali Belmezian, dénonce lui aussi l’absence des autorités lorsque la ville a été prise d’assaut par les casseurs. Les organisateurs de la marche avaient prévenu commerces et riverains pour qu’ils rentrent chez eux et se barricadent. Lorsque la police s’en mêle enfin et après plus d’une heure d’affrontements, la ville apprend la découverte d’un cadavre calciné dans une agence bancaire sur le boulevard Mohammed V, l’une des quatre avenues principales d’Al Hoceïma. Le lendemain matin, la Protection civile déclare avoir trouvé quatre autres cadavres, qui auraient péri dans la même agence lors d’un deuxième feu déclenché tard dans la nuit. A partir du 21 février et pendant un mois, Al Hoceïma est occupée par l’armée et plus personne ne peut manifester.
Zones d’ombre
Début mars, les familles des victimes apprennent par une déclaration du ministre de l’Intérieur à la télévision que les corps ont été identifiés et que “le Parquet de la Cour d’appel de la ville a reçu les résultats des deux autopsies qu’il avait ordonnées et qui confirment que la mort est due à l’incendie”, selon le communiqué du département de Taïeb Cherkaoui. Ces corps sont ceux de Jamal, Nabil, Jaouad, Sami et Imad (voir encadré), selon les conclusions des tests ADN. Pour les familles, à qui les autorités de la ville et le procureur général n’ont fourni aucune explication, beaucoup trop de questions restent en suspens. “On accuse nos enfants d’être entrés dans la banque pour voler. Or ils ne se connaissaient pas entre eux, ils ne sont pas du même quartier et n’ont pas le même âge. Que faisaient-ils ensemble ?”, s’interroge Mohamed Jaâfar, le père d’une des victimes. “Leur seul point commun, c’est d’appartenir à la même tranche d’âge que les jeunes qui ont été arrêtés par la police ce soir-là”, souligne Mohamed, coordinateur du Mouvement du 20 février à Al Hoceïma.
Les cinq familles ont toutes perdu contact avec les victimes aux alentours de 20h le soir du drame. Parmi les jeunes arrêtés ce soir-là, “plusieurs personnes m’ont confirmé avoir vu mon frère au commissariat aux environs de cette heure-là”, assure Fadoua El Oulkadi, sœur d’une des victimes. Pour les familles, leurs enfants, frères et maris décédés ont été arrêtés le 20 février, emmenés au commissariat et assassinés, puis jetés dans le feu. “Mon mari n’est pas un voleur et je suis persuadée que c’est le Makhzen qui l’a tué”, incrimine Hanane Salmi, épouse de Jamal. L’accusation portée par cette jeune femme est grave et fait froid dans le dos. Elle est pourtant partagée par bon nombre d’habitants à Al Hoceïma. L’enquête menée par les autorités n’a toujours rien donné et personne ne sait, à ce jour, qui a déclenché l’incendie dans l’agence bancaire. Une chose est sûre, “il y a un silence suspect autour de cette affaire et on a l’impression qu’il y a une volonté de l’étouffer”, s’inquiète Ali Belmezian. Des doutes ont aussi été exprimés par le président de la région et élu PAM, Mohamed Boudraa. Il a remis en cause l’explication officielle du décès des 5 jeunes dans la presse rifaine, avant de se rétracter quelques jours plus tard.
Justice à la traîne
Témoignages :
Aujourd’hui, les familles sont désemparées et la ville peine à retrouver son calme. Vendredi 8 juillet, les concerts organisés par Maroc Telecom dans la ville ont été interrompus. “Nous n’avons pas le cœur à danser ou chanter. Nous voulons la vérité sur la mort de nos proches”, explique Fadoua El Oulkadi qui, avec l’aide des jeunes du 20 février et des autres familles, a organisé une fronde contre les festivités de l’opérateur téléphonique. Résultat : la ville a dû arrêter le festival pour éviter tout débordement. Les lieux du drame ne peuvent plus aider à faire avancer l’enquête, car “l’agence a lancé des travaux deux jours après le drame, ce qui a détruit tous les indices potentiels. ça n’a pas dérangé les autorités”, s’indigne Belmezian. Sur l’avenue où trône l’agence bancaire aujourd’hui toute neuve, il y a trois autres agences proches qui possèdent des caméras de surveillance. Les familles ont demandé à visualiser les vidéos, “mais le procureur général nous a répondu que si nous voulions les voir, il fallait aussi assumer les 20 millions de pertes qui ont été causés à la banque par l’incendie”, attestent Mohamed Jaâfar et Hanane Salmi. TelQuel a soumis au ministère de la Justice une demande d’entretien avec le procureur général d’Al Hoceïma, mais elle est restée sans suite. En début de semaine, les familles ont déposé une plainte auprès de la Cour d’appel pour que la lumière soit faite sur la mort de leurs proches et avoir accès aux rapports d’autopsie ainsi qu’aux vidéos de surveillance des banques. Dans ce bout du Rif, on pense encore que le pouvoir central délaisse la région. Ces morts non élucidées ne font qu’alimenter ce sentiment, parfois légitime.
Victimes. Qui étaient-ils ?
Jamal Salmi : Ce couturier âgé de 24 ans venait de fêter sa première année de mariage. Il est sorti le dimanche 20 février voir le match du Barça et soutenir les Catalans. Il a été vu une dernière fois aux alentours de 20 h, allant acheter du pain.
Nabil Jaâfar : Il suivait une formation professionnelle et prévoyait d’aller s’installer à l’étranger chez son oncle pour travailler. A 19 ans, il avait son permis de conduire et était très pieux selon sa famille. Un ami atteste l’avoir vu une dernière fois vers 20 h, lorsqu’une estafette s’est mise à leur poursuite.
Jaouad Benkaddour : Ce jeune homme de 26 ans était serveur dans un café qui possède la plus belle vue d’Al Hoceïma. Il est sorti de chez lui le 20 février pour voir ce qu’il se passait dans la ville. A partir de 19h, il n’était plus joignable par téléphone. Selon la famille de Jaouad, le cadavre qui leur a été remis n’est pas celui du jeune homme.
Sami El Bouazzaoui : Âgé de 17 ans, il est le plus jeune des cinq. Issu d’une famille relativement aisée, il est décrit comme un garçon sans problèmes et bien dans ses baskets. Il aurait été vu une dernière fois sur une avenue de la ville avec des policiers aux trousses.
Imad El Oulkadi : A 19 ans, il travaillait au port de la ville et sur les marchés. Le jour de sa disparition, il a ramené du poisson à sa famille avant de sortir voir le match de foot. Selon sa sœur, vers 21h, il a été interpellé par la police en compagnie de son ami Adil.
(editing et illustrations: mamfakinch)
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