Par Hubert Coudurier, 23/9/2012
Gouverné par les islamistes depuis plusieurs mois, le Maroc a
échappé au chaos du Printemps arabe. Une situation atypique liée à la
spécificité de la monarchie alaouite qui la contrôle autant que faire se
peut.
De notre envoyé spécial.
Les tensions
liées à la période du ramadan n'ont pas ébranlé, plus qu'à l'accoutumée,
la stabilité marocaine. La situation économique n'est pourtant pas
fameuse, bien que le pays ait longtemps été préservé de la crise
européenne par un strict contrôle des changes.
Toutefois, il est désormais affecté par l'effondrement espagnol, où
200.000 Marocains qui y vivent ont perdu leur emploi. De plus, la saison
touristique a été médiocre, la balance des paiements reste très
déficitaire et le pays ne dispose guère de plus de quatre mois de
réserves de change (le seuil critique étant généralement fixé à trois
mois), au risque de devoir faire un jour appel à l'aide du Fonds
monétaire international (FMI).
Une première longtemps redoutée
La stabilité politique semble paradoxalement liée à la nomination du
Premier ministre islamiste, Abdelilah Benkirane, leader du PJD (Parti
pour la justice et le développement), dans la foulée des législatives
anticipées de novembre 2011. Une première dans l'histoire du Maroc
longtemps redoutée et repoussée. L'homme, réputé pour son franc-parler,
communicant populiste, n'a pourtant décidé rien de concret afin
d'améliorer le sort des Marocains les plus pauvres.
Pire, à l'inverse de la France, il a annoncé à la télévision sa décision
d'augmenter le prix de l'essence pour rétablir la transparence
économique. Car le pouvoir hésitait à le faire depuis dix ans. En
particulier son prédécesseur de l'Istiqlal, Abbas El Fassi, qui se
vantait de n'avoir pas tenu une seule conférence de presse durant tout
son mandat, et ne cessait de répéter : «Le roi m'a dit».
«Les islamistes ont obtenu ce que l'opposition laïque n'avait pas réussi
à imposer : une monarchie constitutionnelle comme le voulaient les
Américains», note le directeur d'un journal de Casablanca. «C'était la
condition de la survie du régime», renchérit un grand patron marocain.
Il reste à ces islamistes compatibles avec la monarchie, contrairement à
ceux du mouvement Justice et bienfaisance, toujours interdit, à se
doter d'une culture de gouvernement, à l'image de l'AKP en Turquie.
Une seule victime, la bourgeoisie, qui se sent désormais abandonnée par
le Makhzen (palais), même si elle a voté pour les islamistes aux
élections législatives. Tout à la fois, semble-t-il, par volonté de
renouveau et souci de lutter contre la corruption. Mais Mohammed VI
a-t-il jamais aimé cette grande bourgeoisie d'affaires, qu'Hassan II
lui-même détestait depuis l'époque des années 70, où elle soutenait
l'opposition socialiste ?
«Le roi joue sur plusieurs tableaux»
Du coup, «M6» pourrait donner le feu vert, comme l'avait fait son père, à
un nouveau mouvement d'épuration visant tous les «trafiquants» du
régime, et Dieu sait s'ils sont nombreux. Une gesticulation assurément
populaire, même si la dernière avait coûté cher à plusieurs notables
innocents transformés en boucs émissaires. L'ancien patron de la
compagnie marocaine de navigation (Comanav) ou le directeur de
l'aéroport de Casablanca en ont déjà fait les frais. Une manière de
détourner l'attention de l'aggravation économique qui pourrait exacerber
le climat social et rend certains observateurs moins optimistes pour
l'avenir. «Le roi joue sur plusieurs tableaux, notamment la crainte de
"boat people" en Europe, et il a transformé le pays en jardin
d'acclimatation pour les Français. Marrakech, c'est Bangkok (*). Aucun
pays arabe n'est comme cela. C'est d'ailleurs le seul en Afrique du Nord
où il y a eu des attentats suicides traduisant le désespoir d'une
population qui ne remonte pas aux décideurs», constate un proche du
Makhzen. Le parallèle avec l'époque du chah d'Iran est ainsi vite trouvé
par ceux qui estiment qu'Hassan II avait plus de charisme que son fils
et, qu'à l'époque, la redistribution fonctionnait mieux. Peut-être, mais
cela n'est pas certain car ce discours récurrent a constamment été
démenti par les faits.
La peur d'une réislamisation de la société
Tout dépendra du poids de la classe moyenne en voie de constitution, et
de la capacité du régime à lâcher du lest dans sa gestion très subtile
du corps social, doté d'une résistance peu commune, du moins comparé à
l'Occident. Pour l'heure, bien que Benkirane soit proche du palais -
hormis ses relations détestables avec Fouad Ali Himma, l'un des plus
proches conseillers du roi - c'est la peur d'une réislamisation de la
société qui prévaut. Et certains faits divers, comme l'affaire Amina,
cette jeune fille violée et forcée d'épouser son agresseur avant de se
suicider, tout comme les menaces de mort d'un prédicateur islamiste à
l'égard d'un journaliste, ont fait couler beaucoup plus d'encre que le
spectacle de la misère sociale.
Certains font d'ailleurs remarquer que les récentes manifestations sur
le Sahara occidental (L'Alsace-Lorraine marocaine) pour protester contre
les ambitions algériennes récemment cautionnées par l'Onu, ont
rassemblé plus de monde que celles du 20 février 2011 ayant conduit le
Makhzen à réformer la Constitution - quoique les décrets d'attribution
tardent à entrer en vigueur. Au royaume subtil de la dynastie alaouite,
la rupture se fait à pas comptés.
* «Paris-Marrakech - luxe, pouvoir et réseaux» par Ali Amar et Jean-Pierre Tuquoi, chez Calmann-Lévy (16 €).
nca