Chaque jour le réveil sonne à cinq heures et demi. C’est tôt, très tôt. Mais chaque fois Ida était déjà debout. C’est le cas de la plupart des femmes des travailleurs. Elles se réveillent avant la sonnerie du réveil. Elles sont comme ça. Des millénaires ont conditionné ces braves femmes. Elles se lèvent avant tout le monde, pour préparer à manger, traire, moudre les céréales, chercher du bois…Tout ce travail qui dure de cinq heure du matin à dix heures du soir n’est pas reconnu comme labeur. Aujourd’hui encore, au Maroc, dans la case réservée à la profession de la personne concernée dans la carte nationale d’identité, on indique pour ces femmes : néant ( c'est-à-dire qu’elles ne font rien. Des oisives quoi !!).
Atika et Mouhcine
A six heures, Si B. quittait la maison. Le plus souvent, il rejoint la mawkif ; place publique où les patrons viennent s’approvisionner en force de travail. Contrairement aux autres marchés, dans le « marché de travail », les prix de la marchandise/la force de travail n’existent pas. A la fin de la journée le patron vous paie selon son humeur. Vous n’êtes pas contentE ? demain, montrez vos gueules ailleurs! Les MarocainEs, dépouillés de leurs sources de vie, se voient obligéEs aujourd’hui d’accepter de travailler dans des conditions précapitalistes qui caractérisaient le passage entre deux modes de production : des rapports du féodal avec « ses » serfs aux rapport du capitaliste avec « ses » ouvriers. La législation de travail ? Elle moisit dans les tiroirs des diverses administrations. On n’en connaît que l’article 188 qui permet à l’Etat de mettre en prison les ouvriers pour entrave au travail !
C’est un véritable marché des bêtes de somme. Les acheteurs passent et repassent, scrutent, peuvent même tâter la marchandise…On prend souvent B pour sa robustesse, surtout lorsqu’il s’agit de pénibles travaux.
Mais il arrive que B travaille régulièrement pour quelques mois ou années chez le même patron. Bien sûr, pas de SMAG (salaire minimum agricole), ni couverture sociale, ni assurance-maladie…
Les seize dernières années, B les a passées dans les fermes d’un grand propriétaire terrien. Aujourd’hui, il est cloué au sol par la maladie, sans revenu aucun. Il n’a été jamais déclaré aux organismes sociaux.
Sa fille Atika a bossé dur pour réussir ses études universitaires, essentiellement pour venir en aide à sa famille. Atika croyait au miracle des diplômes. Le diplôme, c’est la clé du travail. Du moins c’est ce qu’on dit. Travail bien rémunéré, travail à CDI, avantages légaux garantis…le véritable miroir aux alouettes !
Son diplôme dans son sac à main, sans attendre, Atika, prit le sentier du travail. La famille voyait déjà sa situation améliorée.
Atika découvrit très vite qu’au Maroc, pour « fructifier » son diplôme, il faut avoir des connaissances, payer des pots, supporter des comportements dégradants…en un mot, laisser de côté sa dignité.
Ida, la mère de Atika, qui n’a quitté la maison de ses parents que pour rejoindre celle de son mari, dont elle ne sortira, selon le rétrograde adage que pour rejoindre, l’au-delà au cimetière, donc Ida « retroussa ses manches », met de côté le soucis des racontars, et plongea dans le monde de travail rémunéré, dans le monde du capitalisme sauvage. Elle se lève à cinq heure du matin, prépare à manger pour toute la famille, s’acquitte de toutes les autres besognes domestique, et prend quotidiennement le sentier du mawkif tenter sa chance.
Elle bosse dure, sérieuse. Elle fait partie de la main d’œuvre tant recherchée par les patrons. A haute voix, ceux-ci ne reconnaissent jamais les mérites de ce type de travailleuses et de travailleurs. Les patrons préfèrent n’utiliser que « les bras-cassés » pour parler des prolétaires.
Armée de son bagage intellectuel, se débattant dans les méandres de la dure et amère réalité, Atika appréhende petit à petit sa naïveté, la naïveté des millions de ses semblables. Au début il y a eu le doute, puis le questionnement, puis la remise en question, et enfin l’engagement conscient pour changer ce monde pourri.
La région de Beni Mellal est l’une des régions agricoles les plus fertiles au Maroc. Avant la colonisation française, ces riches terres appartenaient à la communauté. La propriété privée faisait l’exception.
Le colonisateur a exproprié (dans le sang), sans indemnité aucune, les paysans et les pasteurs de la région. Des fermes modernes fleurirent dans toute la région. Les paysans jadis organisés en jemaâ, devinrent ouvriers, trimaient toute la journée pour un salaire de misère... Des Hommes libres qu’ils étaient, ils devinrent esclaves du capitalisme.
Au lendemain de « l’indépendance de 1956 », les fermes passèrent « miraculeusement » aux mains des nouveaux maîtres du pays. Les années soixante et soixante-dix ont constitué l’épopée de la ruée vers la terre fertile. On se servait librement mais selon la logique du plus fort d’abord : les proches du palais, les généraux, les hauts dignitaires de l’Etat, les notables (anciens collaborateurs du colonialisme)…
Atika se posait la question (elle n’était pas la seule à se la poser, puisque la question s’était posée au lendemain de « l’indépendance »). Pourquoi la terre ne revint pas à ses véritables propriétaires d’avant le colonialisme ?. Quel contenu peut-on donner à « l’indépendance » à « la libération nationale », si elles se limitent à changer des individus portants des noms chrétiens par des individus de même nature portant des noms musulmans ?.
La question est toujours d’actualité.
Atika arrive à des conclusions bouleversantes. La question ne relève plus de la nationalité, ni de la religion, mais de l’appartenance de classe sociale.
Il y a des millions d’exploités et une poignée d’exploiteurs. Il y a des millions qui triment toute leur vie tout en vivant dans le besoin, et la minorité qui amasse de colossales fortunes. La plus-value créée par l’énergie des millions, par leur travail, se mue en richesse chez la minorité qui s’est appropriée les moyens et conditions de production. En remontant un peu le temps, Atika va découvrir avec stupéfaction, que la plupart des malheurs de l’Humanité sont apparus et se sont développés avec la propriété privée. On ne voit dans l’autre que le moyen de devenir plus riche. « L’humanisme » disparaît petit à petit. Les relations interhumaines sont réduites aux relations de domination et de dépendance, aux relations d’intérêts égoïstes. Les lois étatiques ne font qu’officialiser cette réalité.
Atika constate avec colère que les travailleurs de Souk Sebt trouvent des difficultés à s’approvisionner en sucre, denrée de base pour les humbles gens (rappelons que le thé sucré est « le passe pain » de la majorité des marocains) ; et pourtant beaucoup de ces travailleurs triment dans les sucreries de la région. Les dites sucreries, étatiques dans le passé, sont raflées aujourd’hui par le gigantesque groupe ONA dont la famille royale constitue, et de très loin, le premier actionnaire. L’ONA a le quasi-monopole de la production du sucre, de l’huile, du lait, classé deuxième après l’OCP dans les activités minières, 1er dans la distribution (à grandes surfaces), 1er dans le secteur bancaire, constitue un tiers de la capitalisation boursière, et leader dans d’autres secteurs vitaux tels l’immobilier, l’agriculture, la pêche maritime…On peut sans exagération dire que le Maroc appartient à l’ONA.
Scandalisée, honteuse de sa naïveté, Atika va se redresser. Elle choisit le chemin de la lutte, le chemin de la fierté. Atika devint communiste avant de lire Marx, Engels, Lénine…
En réponse à des jeunes militants d’ANNAHJ, j’avais déjà dit : au fond d’eux mêmes les gens sont communistes, mais les rapports de production basés sur l’exploitation des uns par d’autres détruisent chez ces derniers tout ce qu’ils ont d’humain. Atika ne pouvait qu’être communiste.
Pour Atika et ses semblables, la terre avec tout ce qu’elle porte en elle comme richesses, doit revenir à toute l’Humanité. L’Humanité doit se réorganiser démocratiquement pour mieux gérer ces richesses au profit de toutes les femmes et de tous les hommes, tout en sauvegardant la faune et la flore. L’être humain doit vivre heureux dans une nature heureuse, dont il n’est qu’une partie ; peut-être la partie consciente, même si certains se comportent en fils ingrats envers leur génitrice.
Les lycéens marxistes-léninistes d’Azrou, incarcérés à la prison de Ghbila de Casablanca en 1972, chantaient déjà :
Notre mère, la terre chérie, pleure ses richesses pillées,
et les révolutionnaires sont prêts à tous les sacrifices
pour que l’Humanité reconquière le sourire printanier de notre mère.
(Je m’excuse pour la traduction si elle laisse à désirer)
L’essence du communisme, c’est la réorganisation de la vie sur la terre de telle façon que les humains, tous les humains vivent dans le bonheur, vivent avec toutes les autres composantes de la nature dans une parfaite symbiose.
Désormais, pour Atika, dans une société de classe les droits s’arrachent. Elle va s’engager dans l’Association Nationale des Diplômés Chômeurs (ANDCM), association qui couvre aujourd’hui toutes les régions du Maroc. L’Etat refuse de reconnaître l’ANDCM. Rappelons que l’ANDCM et l’AMDH (Association Marocaine des Droits humains) sont constamment dans le collimateur des appareils répressifs de l’Etat.
Atika observa une grève de la faim qui a duré 45 jours. Elle obtint un boulot à Souk Sebt ; mais à quel prix !
Atika rejoint les rangs d’ANNAHJ ADDIMOCRATI. Elle décida ainsi d’associer ses efforts à ceux des autres communistes et lutter ensemble pour une autre société. Sans conscience révolutionnaire, sans lutte, sans organisation, sans détermination, sans sacrifice, rien ne changera. C’est ce qui l’a attiré chez ANNAHJ qui constitue la continuité de l’organisation « ILA AL AMAM » (EN AVANT) marxiste-léniniste marocaine qui a perdu dans le brasier de la lutte de classes nombreux de martyrEs dont Abdellatif Zeroual, Saïda Mnebhi, Amine Tahani… Pour Atika la communiste, ANNAHJ incarne les valeurs communistes, les valeurs humaines.
En juillet 2009, Atika est présente (mandatée des militants de Souk Sebt) au deuxième congrès national d’ANNAHJ ADDIMOCRATI qui s’est tenu à Casablanca.
A la veille de la clôture du congrès, tard dans la nuit en quittant la salle des travaux, j’ai vu un groupe de militants et militantes assisEs à côté d’une jeune camarade allongée sur le gazon. Je me suis approché et appris que la camarade (c’était Atika) souffrait, et que des camarades de Casa sont allés en ville chercher des médicaments.
Le lendemain, en se dirigeant vers l’amphithéâtre où se déroula la séance de clôture du congrès, je remarquai une camarade qui se dirigeait avec effort vers la salle. C’était Atika. C’était ma première et dernière rencontre avec cette militante. « Tu sais depuis la grève de 45 jours, et des conditions de chômages d’avant, je suis, physiquement parlant « bousillée ». Je ne survis que par le moral, que par mes convictions, que par la camaraderie des centaines de militantEs ».
Pendant une heure, la jeune militante, déballe devant son camarade retraité, ce qu’elle a enfoui/refoulé dans ses profondeurs. Atika comme tant de millions de jeunes, filles et garçons, délaisséEs, excluEs, pourchasséEs, portent en elles, en eux, toutes les misères, toutes les souffrances, toutes les privations, toute LA HOUGRA…engendrées par la société de classes, par le système makhzanien, l’un des pires systèmes qu’a connus l’histoire de l’Humanité.
Dans la salle, sur l’estrade avec la présidence du congrès dont j'étais membre, je voyais Atika et non loin d’elle un remarquable jeune camarade, qui scandaient des slogans révolutionnaires, devant des marxistes venus de la Palestine, de la Tunisie, du Portugal, de l’Espagne, de l’Italie…tout ce monde chantait le radieux lendemain, la liberté future, l’Humanité émancipée, la nature radieuse, la terre-notre mère généreuse…
Trois heures après, sur la route de Souk Sebt, Atika et le jeune camarade qui n’est autre que Mouhcine Elbichri (congressiste de Guercif) perdirent leurs vies dans un accident de circulation. ANNAHJ ADDIMOCRATI, venait de perdre deux de ses meilleurs combattants, la jeunesse marocaine venait de perdre deux de ses meilleurs militantEs.
Une année après, la jeunesse communiste d’ANNAHJ ADDIMOCRATI, organisa à Larach sa colonie de vacance sous un thème relatif à la commémoration du 1er anniversaire du décès de ses deux membres Atika et Mouhcine.
Arrivés à Larach quelques heures avant la séance d’ouverture, et après avoir repéré le nouveau local de l’UMT (le plus ancien et important syndicat ouvrier) où devrait se dérouler cette séance, nous rejoignîmes, Zhor et moi, le centre de la ville, où nous retrouvâmes le camarade Lahnaoui, membre du secrétariat national d’ANNAHJ, et le camarade Hamdouchi responsable local et membre du comité national d’ANNAHJ, et avec eux IDA, la mère de Atika.
Ida a fait plus de 500 km pour participer à cette commémoration.
IDA resta avec nous deux. Les deux autres camarades sont allés contribuer aux préparations matérielles de l’événement.
Nous prîmes place dans une terrasse de café.
IDA est venue de Souk Sebt où la température descend rarement au dessous de 40 degrés en été. Peut-être qu’elle voit pour la première fois la mer.
Le mari immobilisé par la maladie à la maison après des décennies de travail, sans ressource aucune pour subvenir au minima des besoins de la famille, IDA, et sans hésitation, se jette dans le monde de travail rémunéré.
C’est le calvaire de l’exploitation : elle se lève à cinq heure, prépare le petit déjeuner, le déjeuner, fait la vaisselle, fait la lessive…puis rejoint le mawkif
Après 10 heures de travail sur les terres qui, jadis, étaient des terres collectives, aujourd’hui propriétés privées d’individus sans scrupule aucun. La majorité de ces rapaces portent des noms étrangers à la région, elle rentre chez elle. Avant de se coucher, IDA doit préparer le dîner, faire la vaisselle, arranger « la maison »…Mao, et avec raison, a déjà parlé de la triple exploitation de la femme, de la triple exploitation de cette moitié de ciel.
IDA est venue à Larache pour une seule nuit : arrivée l’après-midi du 22 juillet 2009, elle reprit la route à minuit. Les diverses besognes et corvées ne savent pas attendre !
A 19 heures, IDA, la mère de Atika et Azzouz le père de Mouhcine qui a fait plus de 600 km pour assister à cette commémoration, furent accueillis par les camarades de leurs enfants avec des slogans et chants révolutionnaires. Ce fut un moment émouvant ; ça vous prend à la gorge, aux tripes, même à 60 ans vous ne pouvez pas empêcher vos larmes de couler.
La commémoration a débuté par une minute de silence à la mémoire de Atika et de Mouhcine. Lorsque la prolétaire IDA, Oummi IDA (ma mère Ida) pour les jeunes communistes d’ANNAHJ, prit la parole, elle remercia tout d’abord ANNAHJ ADDIMOCRATI en général et sa jeunesse en particulier d’avoir organisé cette commémoration. « J’ai perdu Atika ma fille, mais j’ai gagné des dizaines de filles et de garçons. Je suis votre mère, vous êtes mes enfants. Je suis fière de ce que faisait Atika, je suis heureuse de ce que vous faites. Je souhaite de tout mon cœur la victoire d’ ANNAHJ ADDIMOCRATI dans son combat »…
L’intervention du camarade Azzouz était aussi émouvante que celle d’Oummi IDA. Azzouz a perdu un fils et un camarade de combat. Azzouz et Mouhcine faisaient partie de la même section d’ANNAHJ ADDIMOCRATI (Guercif).
A minuit, Azzouz reprit le chemin de Guercif, Ida celui de Souk Sebt, les jeunes rejoignirent leur lieu de campement à l’autre bout de la ville.
ANNAHJ ADDIMOCRATI, ne peut qu'être fier de ses jeunes communistes qui ne ratent jamais les rendez-vous avec l’Histoire. Il ne doit jamais oublier les combattants qui tombent dans le champ de la lutte. Il doit continuer à incarner (en idée et pratique) les valeurs communistes, les valeurs léguées par ILA AL AMAM marxiste-léniniste.
Ida