« M. Saïd Lekhal n’est pas un homme
pieux ». Ainsi s’exprimait Madame la ministre lors d’une émission
télévisée diffusée en direct et regardée par des millions de
téléspectateurs (« Moubachara maâkoum » du mercredi 10 octobre, une
émission qui, par ailleurs, était d’excellente facture). On peut tenir
cette saillie pour une gaffe, et on peut penser que la langue n’a pas
été tournée sept fois dans la bouche avant de dire quelque chose, comme
nos grands-mères nous disaient jadis… mais ce fait marginal, cette
« gaffe » que d’aucuns tiennent pour insignifiante, suscite nombre
d’interrogations.
D’abord et avant tout, quand donc
certains de nos ministres se rendront-ils à l’évidence qu’ils sont
responsables gouvernementaux et qu’à ce titre, leurs déclarations et
leurs propos ont un poids et un sens aux yeux des gens ? Quand donc ces
mêmes ministres de notre très respectable gouvernement admettront-ils,
enfin, qu’ils représentent tout un pays, et le peuple qui le peuple,
dont même les gens qui n’ont pas voté pour leur parti ? Ainsi, le
ministre de l’Education a, semble-t-il, lancé à une fillette dans une
école : »Que fais-tu encore là, toi, il te faut maintenant te trouver un
homme » ; son collègue à l’Enseignement supérieur, lui, a déclaré que
dans un futur proche, « les écoles d’ingénieurs et les facultés de
médecine et de pharmacie seront désormais payantes, mais cela ne
s’appliquera pas aux facultés de Sciences et de Lettres » et, ce
faisant, le ministre consacre ce qui ressemble fort à une sorte
d’apartheid social aussi réfléchi qu’irresponsable… Le chef du
gouvernement, lui, affirme à tous qu’il n’est pas dans « le hammam pour
femmes » (bain maure), et que « Dieu pardonne ce qui est passé » en
s’entretenant de la lutte contre la corruption ; le ministre de la
Justice considère que le mariage des filles mineures par la simple
lecture de la Fatiha (sourate du Coran) est une réalité avec laquelle
nous devons composer (sic) et que Marrakech reçoit des touristes qui n’y
viennent que pour s’adonner à la débauche (re-sic) ; la ministre de la
Famille et de la Solidarité pense que les épousailles d’une femme violée
avec son violeur n’est pas toujours chose mauvaise… Et les exemples
sont encore nombreux. Ces ministres ne se rendent-ils pas compte que
leurs déclarations les engagent et engagent leurs responsabilités ?
Certains de nos ministres devraient enfin comprendre qu’ils n’en sont
plus au militantisme dans les rangs de leurs partis, mais qu’ils sont
aujourd’hui des femmes et des hommes d’Etat dont chaque mot est pesé et
décortiqué et dont les propos engagent vis-à-vis des populations…
Ensuite, comment donc une ministre
peut-elle se permettre d’émettre un jugement sur la religiosité d’une
personne donnée, sur sa piété ou sa non-piété ? Même dans le cas où nous
accepterions les explications apportées plus tard par elle, qui a dit
pour se justifier que M. Lekhal « n’est pas pieux dans le sens où il
n’appartient à aucun courant ou association islamique », même dans ce
cas, rien ne saurait justifier la gaffe commise. Depuis quand
l’appartenance à une structure islamique est-elle un signe ou un critère
de piété ? Pour prendre l’exacte mesure de la gravité de cette bévue,
procédons à une petite comparaison : imaginons donc une émission
télévisée dans un des pays les plus ancrés dans la démocratie, le
Royaume-Uni par exemple… Ainsi, le journaliste reçoit sur son plateau un
responsable gouvernemental pour évoquer un sujet qui concerne
l’ensemble de la société ; et puis, soudain, dans le feu de la
discussion, le ministre en question déclare : « Telle personne n’est pas
assidue dans sa fréquentation de l’église le dimanche »… Franchement,
est-il possible à un esprit démocratique ou à n’importe quelle autre
logique d’accepter de tels propos ?
Non, Madame la Ministre, nous ne nous
intéressons absolument pas de savoir si M. Saïd Lekhal est un homme
pieux ou non. Et ce n’est pas à cela que nous jugerons son intervention.
Non, Madame la Ministre… Qu’un homme soit membre d’une association
islamique n’en fait pas un homme à la piété plus marquée qu’un autre ou
que les autres. De même que le défaut d’appartenance à une quelconque
structure islamique, association, Jamaâ ou parti, ne fait de personne un
être moins pieux, ou même moins croyant. Il ne vous appartient
absolument pas, Madame la Ministre, pas plus qu’à votre parti, de
monopoliser la religion et de vous accaparer tout débat autour d’elle.
Vous n’êtes pas les tuteurs, ou censeurs ou contrôleurs de la piété des
Marocains ; personne ne vous a confié la mission de mesurer la pratique
religieuse de vos prochains, ou pour expédier les gens au paradis
céleste, ou en enfer. Et nul ne vous a mandatée, Chère Madame, pour
estimer en fonction de vos critères le degré de piété ou de non-piété
des gens que vous êtes supposée seulement administrer.
Laissez donc ce peuple, je vous prie,
pratiquer ou non sa religion en paix. Laissez-le faire erreur, s’il le
souhaite, laissez-le hésiter ou trébucher si telle est sa volonté et
laissez-le surtout chercher sa propre vérité, sa voie, comme il
l’entend. Ne nous rangez pas en citoyens pieux ou non, mais plutôt en
personnes qui font l’apprentissage de la citoyenneté ou en contrevenants
aux conditions de cette même citoyenneté.
Voilà donc une occasion de plus de crier, de hurler de toute la
force de nos déceptions politiques et de nos désillusions en termes de
droits : Seule la laïcité est à même de nous prémunir de ces tribunaux
d’inquisition, officiels soient-ils ou non ! Oui, seule la laïcité
confèrera à Saïd Lekhal et à nous tous le droit de ne pas être jugés
pour notre piété ou notre non-piété (ou même selon la vision de l’Autre
sur nous, en fonction de ses critères propres, ce qui est encore plus
dangereux). Rappelons encore une fois, si besoin est, que la laïcité est
bien ce système qui permet aux musulmans dans des contrées
démocratiques de pratiquer leurs cultes avec un minimum de liberté, sans
que personne n’ose ni ne songe à les juger ou à leur demander des
comptes sur leur choix de l’islam. Oui, c’est bien au nom de la laïcité
et grâce à elle que nous entendons, chaque jour, qu’un Français, un
Espagnol ou un Britannique se sont convertis à l’islam. Ils font cela au
nom et grâce aux libertés en vigueur dans leurs pays respectifs… Alors
pourquoi n’aurions-nous pas les mêmes libertés que ces gens-là sur leurs
terres ? Au nom de la laïcité, nous édifions des mosquées sur les
Ancien et Nouveau Continents, mais accepterions-nous de voir ériger des
églises dans notre pays (hors celles qui y existent déjà) ? Imaginons
encore une fois que les démocraties occidentales décident un jour
d’appliquer la réciprocité en considérant que leurs sociétés sont
d’abord et avant tout chrétiennes et qu’il n’est pas souhaitable, ni
toléré, que l’on y ébranle la foi des chrétiens… On y interdirait alors
la construction de nouvelles mosquées et on interdira aux non musulmans
de le devenir, et chaque chrétien ou juif qui se convertirait à l’islam
serait jeté en prison, de même que chaque imam qui aurait veillé à le
convertir serait à son tour embastillé pour avoir ébranlé la foi juive
et chrétienne…
Les sociétés occidentales, laïques,
estiment que leurs citoyens sont des gens mûrs et matures. Elles ne leur
apprennent pas, dans les écoles, les cultes, rites et pratiques de
religions particulières, dans une logique discriminatoire, mais bien au
contraire, elles leur donnent des leçons sur l’ensemble des religions,
elles leur inculquent les principes de la citoyenneté, puis elles les
laissent opérer leurs choix à leurs convenances. Elles les laissent
chercher leurs propres vérités et choisir ce qu’ils veulent, selon leurs
propres convictions. Les gens choisissent l’islam, ou un autre culte
qui leur siérait. Ils choisissent d’embrasser une religion, ou non, le
principal étant qu’ils puissent choisir et choisir en toute liberté… Et
ensuite, il n’y a pas un seul responsable gouvernemental qui vient leur
chercher querelle, les juger sur le degré de leur piété et sur le nombre
de fois où ils se rendent à l’église, et leur distribuer de bons et de
mauvais points en fonction de leurs bonnes, ou mauvaises, actions.
Madame la Ministre… il existe dans ce
pays bien des problèmes, et des problèmes encore qui attendent qu’on
leur trouve des solutions ; il existe tant de rêves que nous voudrions
voir un jour concrétisés ; il existe tant de déceptions et de
désillusions dont nous aimerions nous défaire. Il existe une génération
montante qui attend d’être éduquée et formée… Laissez-nous donc la
religion, nous nous en occupons en la pratiquant, comme vous, avec
maturité, après réflexion et non sous l’emprise et la pression d’une
tutelle, quelle qu’elle soit. Ayez pitié de cette nation qui appartient
aussi bien aux pratiquants qu’aux non pratiquants, et laissez le
Créateur décider de notre religiosité…