Homme
de paix et de dialogue, Nelson Mandela a tenté par tous les moyens de
renforcer les liens entre l’Afrique du Sud et le Maroc. Cette mission
est l’un de ses rares échecs. Pourquoi ?
Le Maroc peut-il raisonnablement se
passer d’un solide partenariat avec la première puissance continentale ?
En tout état de cause, l’histoire de cette relation bilatérale ne fait
que se dégrader. Avec plus de 20% de l’ensemble du PIB du continent,
l’Afrique du Sud demeure, et de loin, la première puissance économique
d’Afrique. Une telle supériorité confère au pays de Nelson Mandela une
force de frappe diplomatique loin d’être négligeable. Pourtant, le
royaume a gâché toutes les opportunités offertes par l’Histoire de se
positionner aux côtés de l’Afrique du Sud et de former ainsi un tandem
de choc. Aujourd’hui, les séquelles de la bataille pour l’organisation
de la Coupe du monde de football 2010, et surtout la reconnaissance
officielle de la République arabe sahraouie démocratique (RASD), en
septembre 2004, semblent entériner la fâcherie entre les deux pays.
Grâce au combat victorieux mené par
l’ANC (Congrès national africain) de Nelson Mandela, l’Afrique du Sud
jouit d’une image particulière aux yeux du monde. Entre 1948 et 1991, le
pays a été sous la coupe du régime de l’Apartheid, qui
institutionnalisait une stricte séparation ethnique entre la population
noire, largement majoritaire et pauvre, et une fraction minoritaire de
blancs qui s’accaparait pouvoir et richesses. Ce régime politique basé
sur le racisme a suscité pendant des décennies l’indignation de la
communauté internationale et des opinions publiques. L’ONU a certes pris
des mesures coercitives à son égard, mais force est de constater que
l’odieux régime n’a pu durer dans le temps que grâce à l’appui discret
d’un bon nombre de puissances occidentales. Au gré des vents et des
intérêts, le Maroc a présenté à l’Afrique du Sud plusieurs de ses
facettes, frôlant même la schizophrénie à certaines occasions. Plonger
dans l’histoire bilatérale des deux pays génère encore aujourd’hui chez
ses acteurs une grande méfiance et surtout une discrétion plutôt
énigmatique. Tout porte à croire que les liens complexes entre le
royaume chérifien et la nation arc-en-ciel sont loin d’être un conte de
fées. Un cas où l’Histoire déteint clairement sur le présent.
Le Maroc, ce grand frère
Entre l’indépendance et le début des
années 1960, Rabat n’est plus inconnue des leaders du mouvement
anticolonial africain. Le roi Mohammed V jouit d’une belle image de
lutte contre l’oppresseur impérialiste. Son exil, suivi d’un retour
victorieux, contribue à casser le mythe d’un joug colonial
indestructible. En 1956, un grand nombre de pays africains luttent
encore pour recouvrer leur indépendance et ne se privent pas de lorgner
sur l’expérience marocaine. C’est à cet effet que le royaume souhaite
montrer l’exemple en contribuant à la création du groupe dit de
Casablanca, qui sera l’un des noyaux de l’Organisation de l’unité
africaine (OUA) au sein du club dit de Casablanca. Dans une époque
marquée par la Guerre froide, ce club composé de pays comme l’Egypte, le
Ghana, la Guinée-Conakry, le Mali et le GPRA (Gouvernement provisoire
de la république algérienne) ambitionne de former un pôle des « non
alignés » dans le continent. En Afrique du Sud, l’ANC est en pleine
mutation. Après des années de militantisme pacifique improductif, Nelson
Mandela crée en 1960 « Umkhonto we Sizwe »
(Lance de la nation), qui se veut être la branche armée de l’ANC.
Seulement, cette organisation manque de tout. Afin de garantir
l’efficacité des actions prévues de guérilla et de sabotage, le jeune
Nelson Mandela sait qu’il doit chercher des ressources financières,
militaires et humaines auprès des gouvernements alliés à sa cause.
Madiba, comme le surnomme affectueusement les Sud-africains, a bel et
bien coché Rabat dans sa liste des pays à visiter. Il compte énormément
sur le soutien du Maroc qui incarne encore un espoir pour les peuples
africains en lutte. Après être passé par l’Ethiopie, Mandela rejoint
l’Egypte, où il noue ses premiers contacts avec le FLN algérien. Ce
dernier est devenu une référence en matière de lutte armée au vu de
l’efficacité dont il a fait preuve sur le terrain algérien face aux
forces françaises. Le leader de l’ANC réalise qu’il lui est
indispensable de leur rendre visite au plus près de leur théâtre
d’opération. Dès lors, l’étape marocaine devient tout simplement
incontournable.
Une visite clandestine
En mars 1962, Nelson Mandela foule pour
la première fois le sol marocain. Son interlocuteur direct n’est autre
que le docteur Abdelkrim Khatib, alors Ministre d’Etat chargé des
Affaires africaines. Fin diplomate et grand connaisseur de l’Afrique, ce
chirurgien de formation incarne depuis la fin des années 1950 le
parfait agent de liaison avec les organisations nationalistes
africaines. Il compte à son actif des opérations de soutien au MPLA
(Mouvement populaire de libération de l’Angola), au PAIGC (Parti
africain pour l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert) et plus
tard au ZAPU (Zimbabwe african people’s union). L’expérience ne manque
donc pas au docteur Khatib qui entretiendra, jusqu’à sa mort en 2008,
une sincère amitié avec Nelson Mandela. Ce dernier n’hésitera d’ailleurs
pas à lui rendre hommage en sa présence, lors de son discours au Cap le
27 avril 1995. Lors de cette brève allocution, Madiba explique lui-même
les circonstances de sa rencontre avec le docteur marocain 33 ans
auparavant. Il y raconte que la première question qu’il adresse à son
interlocuteur concerne la possibilité de rencontrer le nouveau roi
Hassan II. A ce moment-là, Nelson Mandela ignore que le docteur Khatib
dispose de toute latitude concernant le traitement de ce type
d’affaires. Même si le règne a changé de main, le Maroc de
l’après-Mohammed V hérite, pour encore peu de temps, du rôle de phare
pour les pays africains en lutte contre le colonialisme et l’oppression.
Néanmoins, en cette année 1962, Hassan II semble clairement s’orienter
vers un alignement sur les Etats-Unis, et c’est à ce titre que la
discrétion concernant la visite de Mandela (considéré alors comme un
dangereux terroriste communiste) est de mise. Quoi qu’il en soit, Madiba
n’aura pas l’occasion de rencontrer le monarque cette fois-ci, mais
obtient satisfaction sur toutes les autres demandes qu’il formule. Le
docteur Khatib lui promet de livrer des caisses d’armes via le poste
consulaire marocain à Dar Essalam en Tanzanie. Il répond favorablement à
la demande de formation militaire des militants de l’ANC. Pour ce
faire, il propose d’envoyer un avion marocain en Tanzanie, afin de
récupérer les hommes de Mandela et de les acheminer vers le Maroc où
leur formation sera prise en charge. Enfin, la question de l’aide
financière se résout par l’envoi de 5000 livres britanniques sur un
compte bancaire londonien. Dans son discours, Nelson Mandela conclut non
sans humour : « Après ça, le docteur m’a demandé si je voulais toujours
voir le roi Hassan II, je lui ai répondu non merci ». Une déclaration
teintée néanmoins d’une légère pointe d’amertume, comme le révélera plus
tard Mandela en personne à un diplomate qui a exercé dans la région et
qui souhaite garder l’anonymat.
Ce voyage de mars 1962 au Maroc est une réussite totale pour Nelson Mandela, mais sa mission n’est pas terminée pour autant.
Mandela, le FLN, la CIA
Le leader de l’ANC prévoit de se
rapprocher des cadres du FLN, qui voient à ce moment se dessiner les
contours d’une libération, obtenue au prix du sang. Justement, l’ANC se
place dans ce registre. A préciser néanmoins que Mandela redoute un
scénario de guerre totale à l’algérienne. Profondément pacifique, il
précise que les actions coup de poing qu’il désire mener doivent se
cantonner à du sabotage, en évitant absolument de faire des victimes
humaines. Grâce à l’inévitable docteur Khatib dont le père est algérien,
Madiba se rend à Oujda, où l’attendent des cadres du FLN dont Houari
Boumediene et probablement Abdelaziz Bouteflika. Les informations
concernant les détails de cet épisode sont rares, toutefois on sait que
Nelson Mandela rentre clandestinement en Afrique du Sud après avoir
passé quelques mois en Algérie. Le 5 août 1962, celui qui est devenu
l’icône de la lutte en faveur de la population noire d’Afrique du Sud
est arrêté près de Durban. Depuis l’interdiction de l’ANC en 1960 et sa
qualification d’« organisation terroriste » par le régime de
l’Apartheid, avec le soutien des Etats Unis, la liberté de Madiba est
clairement en sursis. L’implication de la CIA ne fait aujourd’hui aucun
doute. Ce sont en effet les services de renseignement américains qui
démasquent la vie de couverture de Mandela, à savoir chauffeur pour un
riche blanc sud-africain, qui est en réalité un soutien de la cause de
l’ANC. Evidemment, la position ambigüe du Maroc, nouvel allié
inconditionnel des Etats Unis, entraine une série de questions : si les
services occidentaux ont commencé à filer Mandela depuis l’Afrique du
Nord, auraient-ils pu bénéficier d’une quelconque assistance ? Une
source ayant étudié l’affaire et qui souhaite rester anonyme donne son
avis : « La première arrestation de Mandela a eu lieu pratiquement à son
retour du Maroc et d’une tournée dans d’autres pays. Mais il n’a été
condamné à la prison à vie qu’en 1964 alors qu’il était entré en
clandestinité. Que la CIA ait pu fournir des renseignements à Pretoria
sur son séjour au Maroc est bien sûr très possible. Mais il n’y a pas
que la CIA qui opérait librement au Maroc : les services français,
israéliens et portugais, qui soutenaient totalement la politique de
l’Apartheid, ont pu tout aussi bien le faire ».
Un jeu trouble
Jusqu’à l’arrestation de Nelson Mandela,
la relation entre le Maroc et l’ANC est proche d’être idyllique. Mais
plus les années passent, plus les nouveaux dirigeants du parti
révolutionnaire sud-africain constatent la nouvelle orientation de la
politique marocaine insufflée par Hassan II. Le premier rouage à coincer
est sans doute la nouvelle position de Rabat qui se place dans la
sphère d’influence américaine. Dès lors, le Maroc devient par nature un
partenaire indirect du régime sud-africain, l’ennemi mortel de l’ANC.
Cet état de fait dépasse le simple point de vue idéologique, car le
royaume participe au cours des années 1960 et 1970 à plusieurs
opérations contre les intérêts de ses anciens protégés. Le pragmatisme
de Hassan II choque les mouvements indépendantistes qui avaient pourtant
placé leur confiance au Maroc. Un premier événement pousse l’ANC et ses
alliés africains à prendre plus de distance avec Rabat. En octobre
1963, le Maroc et l’Algérie s’affrontent militairement pendant la Guerre
des sables. Pour les mouvements de libération africains, le choix se
porte sans trop d’hésitation sur Alger, qui véhicule une image bien plus
empathique que son voisin chérifien. De plus, les nouveaux cadres de
l’ANC, comme le jeune Thabo Mbeki, futur président de l’Afrique du Sud,
ont préalablement tissé des liens forts avec les combattants du FLN.
L’ironie du sort retient que cette rencontre a été possible grâce à la
médiation du Maroc. Plus tard, le royaume s’engage plus ou moins
discrètement dans des actions hostiles aux alliés de l’ANC. La tentative
de coup d’Etat avortée au Bénin en 1977 confirme cette tendance. Des
mercenaires français, avec à leur tête Bob Denard, tentent de renverser
le nouveau régime marxiste-léniniste de Mathieu Kérékou, important
soutien et allié de l’ANC. Cette opération aurait été menée avec la
bénédiction de Rabat. En 1975, l’Angola nouvellement indépendant plonge
dans la guerre civile. Alors que le pouvoir revient dans un premier
temps au MPLA, anciens protégés de Mohammed V, Hassan II aurait choisi
de soutenir l’UNITA (l’Union nationale pour l’indépendance totale de
l’Angola) de Jonas Savimbi, un mouvement concurrent appuyé par Pretoria
et l’Occident. Par deux fois, le roi du Maroc fournit une aide militaire
au régime zaïrois du dictateur Mobutu Sese Seko. En effet, le pouvoir
de ce dernier est sérieusement menacé lors des crises du Shaba en 1977
et 1978. Le monarque alaouite ne cache pas son aversion envers les
ennemis de Mobutu, dont fait partie… l’ANC. Enfin, une troublante rumeur
pourrait sérieusement constituer le point de rupture entre les ennemis
de l’Apartheid et le Maroc. Selon notre deuxième source, le Polisario
aurait saisi en 1979 un étrange butin de guerre suite à un raid contre
les Forces armées royales (FAR). Il s’agirait de plusieurs
automitrailleuses AML Panhard équipées de canons de 60 et 90 mm. Ces
véhicules blindés porteraient des inscriptions rédigées dans une langue
proche du néerlandais. Le représentant à l’époque de l’ANC à Alger,
Thami Sindelo, aurait formellement reconnu l’origine sud-africaine de
ces équipements. Si ces informations se révèlent exactes, le Maroc
aurait violé l’embargo sur les armes imposé au régime de l’Apartheid par
l’OUA et l’ONU. Si tel est le cas, la fracture avec les futurs hommes
forts de l’Afrique du Sud est quasiment irrémédiable.
Le calme avant la tempête
Le 11 février 1990, le monde entier fête
la libération de Nelson Mandela. Après avoir passé 28 années de son
existence enfermé dans la prison de Robben Island, Madiba remporte son
combat herculéen et s’apprête à prendre les rênes de la destinée de son
pays. Il incarne toujours au sein de son parti historique, l’ANC, le
symbole de la lutte contre l’oppression et le racisme. En 1993, après
d’âpres négociations, Nelson Mandela et le président Frederik de Klerk
parviennent à trouver un accord pour tourner définitivement la sombre
page de l’Apartheid. La même année, les deux hommes se voient attribuer
le prix Nobel de la paix. Madiba, redevenu entre-temps chef de l’ANC,
est fin prêt à lancer sa campagne présidentielle. Il entame une tournée
internationale dont l’objectif est double. Il doit d’abord récolter des
fonds en vue des prochaines échéances électorales, et ensuite en
profiter pour saluer les efforts des pays amis de l’ANC.
Comme en 1962,
il choisit de passer par la case Rabat. Cette fois, le roi Hassan II le
reçoit avec tous les honneurs dus à son rang. Une satisfaction en forme
de revanche personnelle pour le futur président d’Afrique du Sud.
D’après notre source diplomatique, Hassan II aurait fourni une enveloppe
de 12 millions de dollars destinée aux caisses de l’ANC. Encore une
fois, Mandela ne part pas les mains vides du Maroc. Dans ses mémoires,
il insiste sur la reconnaissance qu’il exprime au Maroc de Hassan II.
Dans une interview, il va même jusqu’à prononcer une phrase restée
célèbre : « Je suis un disciple de Gandhi et de Mohammed V ».
Le 27 avril 1994, Nelson Mandela devient
le premier président de la nouvelle République d’Afrique du Sud. Tout
au long de son mandat, Madiba parvient à contenir la colère d’une
certaine frange de l’ANC, hostile au Maroc et favorable au tandem
Algérie-Polisario. Mais ce n’est que partie remise. Toujours selon la
source diplomatique proche de l’ANC, Nelson Mandela aurait souhaité
assister aux funérailles du monarque marocain, décédé seulement quelques
jours après la passation de pouvoir en Afrique du Sud. Seulement son
état de santé, déjà dégradé à l’époque, ne le lui aurait pas permis de
faire le déplacement. En juin 1999, le nouveau président sud-africain
Thabo Mbeki entre en fonction et multiplie les signes d’amitiés envers
l’Algérie et le Polisario. Quatre ans plus tard, le Maroc et l’Afrique
du Sud déposent simultanément leurs dossiers de candidature à
l’organisation de la Coupe du monde de football de 2010. La
particularité de cette édition repose sur le principe d’une tournée des
continents, ce qui place les deux pays en confrontation directe.
L’affrontement qui se profile tombe particulièrement mal. Alors que le
milieu des affaires, d’un côté comme de l’autre, prend conscience de
l’intérêt économique à former un solide partenariat entre les deux
Etats, la rivalité politique reprend le dessus. Pour le diplomate ayant
exercé dans la région, le Maroc a raté de nombreuses occasions de se
rapprocher de l’Afrique du Sud : « Avec un engagement diplomatique plus
sérieux de la part du Maroc, il aurait été possible de trouver un
compromis avec l’Afrique du Sud. Sachant que Mandela était favorable à
mettre dans la même balance le soutien au Polisario et l’organisation de
la Coupe du monde. Mais quand le royaume décide d’annuler une
commission mixte entre les deux pays ou choisit de n’envoyer aucune
délégation au congrès de l’ANC, alors que 40 Algériens y représentent
leur pays, il ne faut pas s’étonner de la suite des événements ».
Justement, le 15 septembre 2004, la ministre sud-africaine des Affaires
étrangères Nkosazana Dlamini-Zuma annonce officiellement que son pays
reconnaît la RASD. La perte du soutien de la première puissance
africaine a donc bel et bien une histoire.
Par Sami Lakmahri
http://www.zamane.ma/maroc-afrique-du-sud-les-dessous-dun-gachis-2/