Par Alain Bentolila,l'économiste, 18/6/2010
Les systèmes éducatifs marocains, algériens et subsahariens sont des machines à fabriquer de l’analphabétisme et de l’échec parce qu’ils n’ont jamais voulu (ou su) résoudre la question qui les détruit: celles des choix linguistiques.
Arriver à cinq ou six ans dans une école et y être accueilli dans une langue que sa mère ne lui a pas apprise, est pour un enfant une violence intolérable. Être confronté à des mots écrits qui ne correspondent à rien dans son intelligence est la promesse de ne jamais apprendre à lire.
Bien des réformes, des chartes, des plans se sont succédé; aucun n’a réussi à imposer la nécessité de construire un système éducatif au service d’un développement endogène. Seule une redéfinition de l’éducation sur la base de véritables choix linguistiques et économiques peut constituer un horizon d’espoir pour ces peuples. C’est aussi, à long terme, pour la France la seule réponse sérieuse à une immigration que la désespérance rendra de plus en plus incontrôlable.
Illettrés en deux langues
S’il est une promesse que l’école des pays faussement qualifiés de francophones doit tenir, c’est celle de distribuer de manière équitable les chances de participer utilement à la vie économique et sociale de sa communauté. Cela passe par la maîtrise de la langue maternelle et du français. Sans cela, elle laissera sur le bord du chemin une part de plus en plus importante de sa population et formera des candidats désespérés à l’immigration ou des proies faciles pour le premier prédicateur venu. En insécurité linguistique dans leurs langues maternelles comme en français, ils sont incapables de mettre en mots le monde, incapables de contribuer efficacement au développement de leur pays. Car il ne faut pas croire que, faute de savoir parler, lire et écrire le français, ils maîtriseront leurs langues nationales. Loin de là! Des enquêtes récentes menées au Maroc montrent que parmi 11.000 étudiants des universités de Casablanca, plus de 40% sont quasiment illettrés en français mais aussi en arabe. Incapables de prendre des notes, incapable de lire un article de quelques pages en quelque langue que ce soit.
On a ainsi laissé se creuser au sein même de ces écoles un fossé linguistique et culturel qui prive plus de la moitié des élèves de tout espoir de réussite scolaire et rend incertaine leur destinée sociale.
Plus de la moitié d’une classe d’âge quittent ainsi les cursus scolaires après moins de cinq ans d’une scolarité qui ne leur a pratiquement rien appris.
Ils seront livrés à un monde dangereux dans lequel ils ne sauront pas déjouer les propositions des passeurs cupides et des prédateurs d’âmes qui, les uns comme les autres, les conduiront à la désillusion, à la prison ou à la mort. Echec scolaire, échec professionnel, échec intellectuel, voilà où conduit l’incapacité de mettre en mots sa pensée. La défaite linguistique de l’école de ces pays amis manifeste le renoncement des responsables politiques à former intellectuellement les élèves. Elle dénonce aussi l’échec d’une coopération française inefficace, complaisante et cynique. On prive ainsi la jeunesse algérienne, marocaine, sénégalaise… de tout espoir d’agir utilement et pacifiquement sur son propre monde.
Contentons-nous, pour terminer, de citer le problème qui condamne toute réforme éducative à l’échec: c’est le niveau dramatiquement bas des maîtres…
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L’aide coupable
Si l’on veut donner une chance à ces élèves, il faut d’abord reconnaître leur droit d’être accueillis dans une école qui parle leur langue, celle que leurs mères leur ont apprise. Cette condition n’est pas négociable si l’on veut que ces enfants aient une chance d’apprendre leur métier d’élève. L’accueil en wolof ou en serer au Sénégal, en berbère ou en arabe dialectal au Maroc ou en Algérie, en créole en Haïti constitue un tremplin nécessaire à l’apprentissage des langues nationales et du français d’abord à l’oral puis dans leurs formes écrites. Dans une telle perspective, une urgence s’impose: le développement des écoles maternelles qui font cruellement défaut dans ces pays.
C’est pendant le temps préscolaire que l’école aura la possibilité de familiariser les élèves avec la langue dans laquelle on leur apprendra ensuite à lire et à écrire. Ainsi pendant un an au moins, le petit sénégalais vivra sa vie d’élève de maternelle en wolof ou serer, tout en apprenant à maîtriser le français oral. Ce n’est qu’ensuite qu’il pourra s’engager dans l’apprentissage de la lecture en français. Simple, n’est-ce pas? Oui, mais notre coopération préfère arroser (à tous les sens du terme) de tableaux blancs numériques les écoles africaines plutôt que d’apporter son aide à une éducation préscolaire qui profitera aux enfants et aussi aux mères.
Peu importe que ces technologies ne résistent que quelques mois aux conditions de leur utilisation. Peu importe que l’électricité fasse défaut dans la plupart des écoles rurales. On aura quelque chose à montrer aux media, on pourra toujours faire croire à des responsables complaisants que le numérique peut vaincre à lui tout seul l’analphabétisme.
Les maîtres sont quasiment illettrés? Aucun problème, le tableau numérique les remplacera. Les manuels sont désuets, voire inexistants? Qu’importe, Internet donnera accès à tout le savoir du monde. Incompétence et cynisme sont les deux mamelles de la politique française de coopération.
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Apprendre à lire, c’est quoi?
Un enfant ne peut apprendre à lire et à écrire dans une langue qu’il ne parle pas. Quelle que soit la méthode, quelle que soit la pédagogie, cet enfant a fort peu de chances de lire et d’écrire. Prenons le cas de la plupart des petits sénégalais. Ils arrivent à l’école en parlant wolof ou serer et pratiquement pas un mot de français. Cela signifie qu’ils n’ont aucun dictionnaire mental constitué au moment d’entrer dans l’apprentissage de la lecture. Leur maître d’école va, tant bien que mal, tenter de leur inculquer les mécanismes des relations qui relient les lettres aux sons des mots français. Ces élèves vont parvenir laborieusement à mémoriser ces correspondances et donc être capables de traduire en sons français ce qu’ils découvrent en lettres de notre alphabet. Mais à quoi rime cette nouvelle compétence si chèrement acquise si le bruit du mot ainsi fabriqué n’active rien dans le cerveau de l’enfant tout simplement parce qu’il ne possède pas le moindre vocabulaire français? A rien bien sûr! A rien! Ne l’oublions pas: apprendre à lire ce n’est pas apprendre une langue nouvelle, mais retrouver, sous une autre forme, une langue que l’on connaît déjà.
La tragédie du petit sénégalais est la même que celle du petit haïtien créolophone brutalisé par une école en français; elle est encore pire pour le petit marocain qui, s’il est berbérophone, doit franchir une triple barrière: arabe dialectal puis arabe classique puis français; et s’il est arabophone doit s’accommoder (mais comment le peut-il?) à l’arabe classique puis au français, condition de sa réussite sociale. Pour tous ces enfants, apprendre à lire est une mission impossible. Malgré tous leurs efforts, malgré toute leur volonté, la maîtrise de l’écrit reste inaccessible. L’école de ces pays préserve jalousement les privilèges linguistiques culturels et sociaux d’une élite, d’ailleurs de moins en moins francophone, pour le plus grand malheur de l’immense majorité de leurs populations.
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Comment l’Algérie tissa son malheur
sons maintenant faire l’analyse de l’arabisation de l’école en Algérie et ailleurs. Entreprise délicate, certes! Ouvrant aux pires malentendus; mais analyse nécessaire. N’en doutez point! Si j’avais été ministre de l’Education en Algérie, à l’aube de son indépendance, j’aurais sans la moindre hésitation décidé que l’arabe deviendrait la langue d’enseignement de l’école algérienne. Mais, j’aurais choisi l’arabe dialectal et surtout pas l’arabe classique! Panarabisme et affichage religieux furent les ressorts d’une décision qui signa la faillite de l’école algérienne.
Elle eut deux conséquences désastreuses : la première fut de précipiter des élèves ne parlant que le dialectal ou le berbère dans une école qui leur parlait dans un arabe qu’aucun d’eux ne comprenait. La deuxième conséquence est qu’on a choisi une conception de la lecture qui déniait au lecteur la compréhension et l’interprétation. Lire le Coran et le savoir par cœur sont intimement liées à la foi.
En imposant cette langue à l’école publique algérienne, on dissuada les élèves de se faire leur propre idée de n’importe quel texte n’ayant rien à voir avec le Sacré.
La lecture n’est plus un effort personnel, encore moins l’instrument d’une liberté de pensée, mais le fruit d’une révélation. Se mêlent alors verbe et incantation, lecture et récitation, foi et endoctrinement. Le caractère sacré de l’écrit gêne la compréhension car la quête du sens peut paraître profanatrice et impie.
Le respect dû au texte se change en servilité craintive, au point que la compréhension même devint offense. S’ouvrit le risque de ne donner à ce texte qu’une existence sonore, de se contenter de l’apprendre par cœur, en se gardant d’en découvrir et d’en créer le sens. En bref, le choix de l’arabe classique induisit pour le plus grand malheur de l’école une démarche d’apprentissage qui interdit la juste lecture, la juste écriture en arabe comme en français.
Ce ne fut donc pas le choix d’une langue nationale que l’on offrit au peuple algérien, c’est un nouveau joug qu’on lui imposa: le religieux remplaça le colonisateur avec la même conséquence désastreuse pour la formation intellectuelle du petit Algérien. Telle est le vrai visage de l’arabisation en arabe classique; elle a privé le peuple de sa chance d’apprendre à lire et à écrire dans la langue de sa patrie et elle l’a empêché d’apprendre la langue française. Au lendemain d’une révolution si chèrement payée, on a empêché le peuple algérien d’exprimer librement dans sa langue ce qu’il voulait pour les enfants de son pays. L’analphabétisme qui en résulta engendra une vulnérabilité intellectuelle aux thèses intégristes.
La France a aujourd’hui le devoir de contribuer au combat contre l’analphabétisme au Maroc, en Algérie, au Sénégal et dans toute la «francophonie du sud». C’est là un devoir historique car il nous faut refuser que la langue française, que nous avons jadis imposée dans ces pays, devienne aujourd’hui complice de l’inégalité sociale et de l’échec scolaire.
Nous devons coopérer à la refondation d’une école d’ouverture et de tolérance dans laquelle les élèves auront une chance réelle de parler juste, et de lire juste en français comme dans leurs langues maternelles.
Nous contribuerons ainsi à les inciter à préférer les arguments aux fusils, la rigueur à l’obscurantisme, la tolérance à l’intégrisme. La dérive meurtrière de l’Algérie qui a dévasté nos cœurs et défié nos intelligences doit nous mobiliser ; car c’est bien en détruisant l’école algérienne que l’on a livré ce pays aux massacres gratuits et à la désespérance