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mercredi 16 juin 2010

Beau texte, triste réalité : Le vieil enfant de Gaza et la mer

(JPG)Par Ramzy Baroud, 11/6/201


Rien ne pouvait expliquer à un enfant de Gaza de six ans pourquoi ses héros avaient été assassinés ou kidnappés, simplement pour avoir essayé de traverser la ligne d’horizon.
J’ai grandi au bord de la mer de Gaza. Quand j’étais enfant, je ne comprenais pas vraiment pourquoi cette immense étendue d’eau qui promettait une liberté infinie, était aussi la frontière d’un territoire minuscule et surpeuplé, un territoire perpétuellement détenu comme otage malgré le caractère irréductible de ses habitants.
Tout petit, je faisais avec ma famille le court trajet qui menait de notre camp de réfugiés à la plage. Nous avions une charrette branlante tirée par un âne tout aussi mal en point. Quand nos pieds touchaient le sable nous nous mettions à pousser des cris étourdissants. Avec nos petits pieds nous courions plus vite que des champions olympiques et pendant quelques heures tous nos soucis s’évanouissaient. Ici il n’y avait plus d’occupation, plus de prison, plus de réfugiés. Tout sentait le sel et la pastèque, tout en avait le goût. Ma mère s’asseyait sur une couverture à carreaux toute déchirée pour qu’elle ne soit pas emportée par les vents violents et elle riait en voyant mon père appeler frénétiquement ses fils pour qu’ils n’aillent pas dans l’eau trop profonde.
Je mettais la tête sous l’eau et j’écoutais le murmure envoûtant de la mer. Puis je sortais de l’eau, et je restais là à contempler l’horizon.
Quand j’avais cinq ou six ans, je croyais que juste derrière l’horizon il y avait un pays qui s’appelait l’Australie. Les gens là-bas étaient libres et allaient où ils voulaient. Il n’y avait ni soldats, ni tireurs d’élite, ni armes à feu. Les Australiens, je ne sais pourquoi, nous aimaient beaucoup et un jour ils viendraient nous voir. Quand j’en parlais à mes frères ils n’étaient pas convaincus. Malgré cela mon fantasme se développa et la liste des pays qui se trouvaient juste derrière l’horizon s’allongea. L’un d’entre eux était l’Amérique où les gens parlent une drôle de langue, un autre la France où on ne mange que du fromage.
Je fouillais les débris sur la plage pour trouver des "preuves" du monde qui existait derrière l’horizon. Je cherchais des bouteilles avec des inscriptions étrangères, des boites de conserve, des plastiques sales provenant des bateaux lointains et que la mer avait déposés sur le rivage. J’étais enchanté quand les inscriptions étaient en arabique. Je tenais à les lire moi-même. On me parla de l’Arabie Saoudite, de l’Algérie, du Maroc. Les gens qui y habitaient étaient arabes aussi et musulmans et priaient cinq fois par jour. Je n’en revenais pas. La mer était apparemment plus mystérieuse que je ne l’avais jamais imaginé.
Avant le premier soulèvement de 1987, la plage de Gaza fut déclarée hors limites et fut transformée en zone militaire fermée. Les pêcheurs pouvaient encore pêcher mais seulement à quelques milles nautiques. Nous avions le droit de pique-niquer et de nager mais pas après 18 h. Puis un jour les jeeps de l’armée israélienne dévalèrent la route pavée en soulevant des gerbes d’eau et séparèrent le camps de réfugiés de la plage. Ils exigèrent l’évacuation immédiate en nous menaçant de leurs armes. Mes parents hurlant de peur nous rassemblèrent en toute hâte et nous ramenèrent au camp dans nos maillots de bain.
Un jour, aux informations de la télévision israélienne, ils annoncèrent que la marine israélienne avait intercepté des terroristes palestiniens sur des canots pneumatiques qui faisaient route vers Israël. Ils furent tous tués et capturés, sauf une embarcation qui s’était probablement dirigée vers Gaza. Cela me bouleversa terriblement, surtout quand je vis des images des Palestiniens capturés à la TV israélienne. Ils tiraient les corps de leur camarades palestiniens morts entourés de triomphantes troupes israéliennes en armes.
J’essayais de convaincre mon père d’aller à la plage pour y attendre les autres Palestiniens. Il sourit avec compassion et ne dit rien. Aux nouvelles on annonça plus tard que le bateau s’était peut-être perdu en mer ou avait coulé. Je ne perdais pourtant pas espoir. Je suppliais ma mère de préparer son thé spécial à la sauge et de garder quelques toasts au fromage. J’attendis jusqu’au soir, dans notre camp de réfugiés, les "terroristes" perdus en mer. S’ils réussissaient à s’échapper je voulais qu’ils trouvent quelque chose à manger en arrivant, mais ils n’arrivèrent jamais.
Après cet incident, des bateaux commencèrent à apparaître à l’horizon. C’était la marine israélienne. La pauvre mer de Gaza était devenue une zone dangereuse où tout pouvait arriver. J’allais donc plus souvent à la plage. Même en grandissant et même pendant les couvre-feux décrétés par les Israéliens, je montais sur le toit de notre maison et je regardais l’horizon. Il y avait sûrement quelque part des bateaux qui faisaient route sur Gaza. Plus la vie devenait dure, plus ma foi grandissait.
Aujourd’hui, des dizaines d’années plus tard, je me trouve devant une mer étrangère, bien loin de chez moi, bien loin de Gaza. Je suis ici et je pense à tous ceux là-bas qui attendent l’arrivée des bateaux. Cette fois-ci c’est vrai. J’écoute les nouvelles avec tout à la fois la conscience circonspecte d’un adulte et l’excitation et la légèreté de mes six ans. J’imagine la Flottille de la Liberté chargée de nourriture, de médicaments et de jouets, juste derrière l’horizon, qui est en train de changer mon rêve en réalité. ce rêve que tous les pays dont mes frères ne croyaient pas à l’existence, existaient en fait, et que les 700 militants et les cinq navires les représentaient. Ils symbolisaient l’humanité et se souciaient de nous. Je m’imaginais les petits enfants préparant un festin de thé à la sauge, de toasts et de fromage pour accueillir leurs sauveurs.
Quand, aux informations, on annonça que les bateaux avaient été attaqués juste avant de traverser la ligne d’horizon de Gaza, et que beaucoup de militants avaient été tués ou blessés, le petit garçon de six ans en moi fut anéanti. Je pleurais. Je perdis l’usage de la parole. Aucune analyse politique ne suffisait. Aucun communiqué des informations ne pouvait expliquer à un enfant de Gaza de six ans pourquoi ses héros furent assassinés ou kidnappés, simplement pour avoir essayé de traverser la ligne d’horizon.
Mais malgré la douleur qui est trop profonde en ce moment, malgré les vies si injustement anéanties, malgré les larmes versées dans le monde entier pour la Flottille, je sais que mon rêve n’était pas seulement un fantasme enfantin et que des gens d’Australie, de France, de Turquie, du Maroc, d’Algérie, des USA, et de beaucoup d’autres pays, sont venus sur des bateaux chargés de cadeaux offerts par des personnes qui, je ne sais pourquoi, nous aiment.
J’ai hâte d’aller en bateau à Gaza pour dire à mes frères : "je vous l’avais bien dit".

Ramzy Baroud (http://www.ramzybaroud.net) est un journaliste international syndiqué et le directeur du site PalestineChronicle.com. Son dernier livre, Mon père était un combattant de la liberté : L’histoire vraie de Gaza (Pluto Press, London), peut être acheté sur Amazon.com.

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