Abdelilah Benkirane (Photo El Pais)
Tanger.-
Lors de sa visite « privée » en Espagne, le chef du gouvernement marocain, Abdelilah Benkirane, a donné une longue interview au quotidien espagnol El Pais. Plus que par ses idées politiques ou par sa vision du futur, éléments essentiels pour comprendre un homme d’Etat, Benkirane donne l’impression, comme le signale à juste titre El Pais, d’un homme qui cherche avant tout à défendre « sans fissures le particulier modèle autocratique du royaume alaouite ».
Au Maroc, on a connu des premiers ministres serviles et malléables à profusion, mais ils gardaient certaines formes, disons une certaine dignité. Celui-là a l’air d’apprécier la laisse avec laquelle il est tenu …
Jamais un premier ministre marocain, et dieu seul sait qu’ils ont tous été des marionnettes consentantes, ne s’est montré aussi lèche-bottes envers le pouvoir royal que Benkirane. Pour lui, le roi est non seulement le chef de l’Etat, le patron de « l’église » marocaine et le maître du palais, mais aussi et surtout le « propriétaire suprême du pouvoir », dixit Benkirane. Même du sien, c’est-à-dire de la petite parcelle que lui octroyée le « propriétaire ».
Pour éviter les malentendus et les interprétations intéressées, nous avons décidé de traduire intégralement et soigneusement cette interview qui est un régal et un chef-d’œuvre d’hypocrisie et de soumission.
«Le jour où l’Algérie le voudra, la question du Sahara se résoudra »
Question : Quel est le bilan de vos premiers six mois à la tête du gouvernement ?
Réponse : Le Maroc a vécu, comme tous les pays de la région, le printemps arabe. Heureusement, les Marocains ont demandé des réformes mais sans rupture ; dans la stabilité. Et dire stabilité au Maroc c’est dire monarchie, la pièce maîtresse avec laquelle on ne peut pas plaisanter. Notre parti politique n’a pas participé aux marches du 20 février parce que nous considérions que c’était trop dangereux au moment où les régimes tombaient autour de nous. Sa Majesté a été très courageuse, le 19 mars il a annoncé une nouvelle constitution et de nouvelles élections. Grâce à cet exercice de transparence, notre parti, qui était dans l’opposition et était maltraité par une équipe hégémonique qui voulait conserver le pouvoir entre ses mains à n’importe quel prix, a gagné les élections.
Q : Et maintenant vous êtes au pouvoir.
R : Disons au gouvernement.
Q : C’est pas la même chose ?
R. Ce n’est pas la même chose. Nous avons une partie du pouvoir, mais au Maroc il n’existe pas de cohabitation comme en France. Sa Majesté est le chef de l’Etat et nous travaillons avec lui, selon qu’établit la Constitution.
Q : Peu après votre nomination le roi a nommé conseiller à Fouad Ali El Himma avec lequel vous n’êtes pas en bonne syntonie.
R : Au Maroc le chef du gouvernement a un pouvoir, mais Sa Majesté est le propriétaire suprême de ce pouvoir. Le roi intervient dans les décisions du chef du gouvernement et peut choisir le conseiller qu’il veut. Moi et M. El Himma nous ne sommes pas des ennemis, nous avons des rivalités et nous essayons de maintenir de bonnes relations. Des fois ça marche, des fois non. Ma relation avec le roi va bien ; il est très aimable avec moi et je jouis de sa confiance. Nous ne sommes pas une monarchie parlementaire et les Marocains ne veulent pas changer ça. C’est la même chose avec la religion. C’est une prérogative qu’a Sa Majesté, qui est le commandeur des croyants depuis des siècles. C’est l’une des essences du Maroc, un pays où il y a des Sahraouis, des Berbères, des Amazighs, des Arabes… qui ont un pacte religieux avec un chef. Dans notre pays il n’y a pas de différence entre l’église et le palais, les deux institutions sont réunies en une seule personne : le roi. Les Européens doivent cesser de nous comparer avec eux.
Q : En quoi s’est concentré votre gouvernement ?
1 R : A essayer d’installer un climat de confiance sur le plan économique. Vous ne trouverez plus de gens qui occupent des administrations ou qui s’approchent du parlement pour demander des prébendes. Tout ceci est entrain de finir. J’ai été sincère avec eux ; je leur ai dit que s’ils voulaient occuper un poste dans la fonction publique ils devaient approuver des concours, comme tout le monde. Nous avons aussi revu le droit de grève pour éviter les arrêts sauvages et faciliter le travail des entrepreneurs. Malheureusement, dans le passé l’administration pensait avoir le droit de tirer des bénéfices des affaires privées. Nous allons combattre la corruption. Il y a encore du chemin à faire mais nous y sommes.
Q : Comment se porte l’économie ?
R : Nous évoluons de façon positive. Nous avons besoin que les entrepreneurs espagnols se rendent compte qu’ils peuvent trouver un ballon d’oxygène au Maroc. Il y a une bonne présence espagnole, non seulement des entreprises mais aussi des citoyens espagnols qui, par exemple, travaillent dans la construction et apportent leurs connaissances. Nous pensons que sur le plan de la coopération il y a beaucoup à faire, il faudrait revoir les taux pour les étudiants marocains en Espagne et revitaliser l’étude de l’espagnol dans notre pays.
Q : Dans la région, beaucoup de choses ont changé depuis le printemps arabe. Il y a des partis politiques d’orientation similaire à la votre qui ou bien ils sont au pouvoir comme en Tunisie ou bien ils peuvent l’être comme en Algérie. Quels effets cela peut-il avoir dans le futur ?
R : Sincèrement, nous ne savons pas comment vont évoluer les choses entre nous et l’Algérie. J’espère que les choses vont s’améliorer pour que s’ouvre une nouvelle étape et qu’Alger prenne la décision d’ouvrir les frontières qui continuent d’être fermées. Avec la Tunisie, les relations ont toujours été bonnes et le sont encore plus maintenant. C’est un pays qui évolue dans le sens démocratique. C’est vrai qu’aujourd’hui le gouvernement est présidé par les islamistes, mais les islamistes de Tunisie sont très évolués, même plus que nous. Ils ont une vision très claire de la démocratie et ça c’est positif pour toute la région. D’autre part, il y a ce mouvement de gens vers le sud, certains originaires des anciens régimes, qui ont trouvé une zone dans laquelle il y avait des mouvements indépendantistes et cela perturbe la zone du Mali et des environs. Les Européens doivent prendre en considération la stabilité du Maroc et entendre l’importance que cela a dans la région.
Q : Où en est-il de la question du Sahara ?
R : Sincèrement, le jour où l’Algérie voudra résoudre la question du Sahara, elle se résoudra. Je suis convaincu que si l’Algérie le veut, le problème se résoudra en quelques jours ou semaines, mais pas tant qu’elle maintiendra cette position que moi fraternellement je l’invite à revoir. Je ne comprends pas comment on peut avoir avec un pays frère ce problème qui dure depuis des années et qui suppose une perte d’énergie et d’énormes moyens de part et d’autre.
Q : Les gens qui vivent au Sahara pensent différemment…
R : Oui, chacun pense différemment et on ne peut pas dire que tous les Sahraouis sont du
même côté.
Q : Et Sebta et Melilla ?
R : Sur cette affaire il faut réfléchir. Ce n’est pas un problème que nous allons résoudre d’un jour à l’autre.
Marti Pont, Barcelone (El Pais)
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