Par Luk
Vervaet – 9/1/2015
Pendant
les informations sur le massacre chez Charlie Hebdo, la presse a tenu
à mettre aussi les événements en perspective. A dès lors
défilé
la liste des attentats terroristes en Europe les 10, 20 dernières
années. Je ne pouvais qu’assister consterné : dans cette
mise en perspective, aucune trace ou presque du terrorisme raciste et
fasciste.
Il
ne s’agit pas ici de comparer les attentats les uns aux autres, ni
de prétendre que la cruauté des uns justifierait celle des autres.
Il
n’y a pas d’excuse.
Il
n’y a pas de justification.
Ce
qui m’inquiète, c’est que le terrorisme soit assimilé à la
terreur de l’islam. Et que se crée dans ce cadre une fausse unité
nationale de l’état et du peuple. Ce qui m’inquiète, c’est la
partialité de notre indignation et de notre humanité, lorsqu’il
s’agit de la violence terroriste contre « les autres »,
contre les minorités.
C’est
précisément cette partialité qui emporte l’opinion publique,
consciemment ou inconsciemment, vers encore plus de peur et de haine,
vers plus de racisme et d’islamophobie.
Le
massacre chez Charlie Hebdo, suivi des deux autres tueries et prises
d’otage à Paris, donne l’impression que nous avons été ou que
nous sommes assaillis de toutes parts par des djihadistes d’Al
Qaeda. Après Charlie Hebdo, l’usage des mots a radicalement
changé. Il y a quinze ans, seul Bush parlait en termes de « nous
ou eux »
et de « qui
n’est pas avec nous est contre nous ».
Aujourd’hui, les responsables politiques parlent sans vergogne
d’une « guerre
entre la barbarie et la civilisation ».
La question à se poser est dans quelle mesure non seulement la
barbarie, mais la civilisation elle-même n’est pas contaminée par
le terrorisme
Breivik
et Zschäpe ?
Lors
des énumérations des massacres terroristes, celui de Breivik n’a
pratiquement pas été mentionné. Breivik est blanc. Inspiré par la
défense des valeurs européennes contre l’islamisation grimpante.
Le 22 juillet 2011, il a d’abord fait exploser une bombe devant le
Regjeringskvartalet, le parlement norvégien à Oslo, ce qui a coûté
la vie à huit personnes. Deux heures plus tard, il abattait de
sang-froid 69 personnes, surtout des jeunes, de sa propre main, un
par un, dans le camp de vacances sur l’île d’Utoya. J’y ai
consacré un petit essai, The making of Anders B. Breivik,
impressionné par le silence assourdissant qui a régné en Europe
après cet attentat. Non, il n’y a pas eu de manifestations
monstres dans des dizaines de villes en Europe et dans le monde, pas
de T-shirts, pas de tag « Je suis Utoya », pas de marches
républicaines, chefs d’État du monde entier en tête. Les partis
politiques d’extrême droite ont fait profil bas ou ont déclaré
que leur propagande raciste et islamophobe n’avait rien à voir
avec ce massacre.
Dans
la rétrospective des attentats terroristes, pas de trace non plus
des assassinats de la NSU en Allemagne, dont furent victime des Turcs
et des Grecs ainsi qu’une policière. Le procès de la NSU et de
Beate Zschäpe est en cours actuellement : elle est inculpée
pour 10 meurtres racistes, 25 tentatives de meurtre, 10 braquages,
extorsion et, oui, d’appartenance à une organisation terroriste.
Pas
de trace non plus des attentats terroristes contre les migrants, les
tziganes, les musulmans ou les chercheurs d’asile. Comme la
démolition en 2008 et 2009, de seize maisons de Roms en Hongrie,
État-membre de l’Union européenne. Ou les 47 attentats entre 2008
et 2012 contre les mêmes Roms en République Tchèque, qui coûtèrent
la vie à au moins cinq d’entre eux.
Pas
de mention non plus du fait que les attentats terroristes en Europe
du fait de fondamentalistes musulmans, selon les rapports européens
officiels sur le terrorisme, sont minoritaires par rapport à toutes
les autres tendances politiques confondues.
La
« limite
est atteinte »,
une « frontière
est franchie »,
répète-t-on en boucle sur tous les médias. Et chacun devient
brusquement Charlie. Mais pourquoi la limite n’était-elle pas déjà
atteinte avec les attentats de Breivik et Cie. ?
La
terreur inégalée de la guerre
Dans
la “mise en perspective” du massacre à Charlie Hebdo, aucune
mention de la guerre et de la terreur que font régner nos états
civilisés. La guerre mondiale contre le terrorisme, the global war
on terror, a été lancée après le 11 septembre 2001. Ce n’était
ni plus ni moins que le déclenchement d’une guerre sans fin, et
non pas une question de justice, de protection des populations ou de
plus grande recherche de paix.
Pratiquement
tous les pays européens libéraux, libres et civilisés se sont
lancés dans cette guerre les dernières années, la France,
l’Allemagne et la Belgique après quelques réticences il est vrai.
Ils savaient sans doute que cela déboucherait sur une catastrophe.
Mais ces réticences n’ont pas résisté longtemps aux pressions
américaines.
Dès
le début de cette guerre, Michael Ratner, du Centre (américain) for
Constitutional Rights, dénonçait cette guerre comme une guerre, non
contre le terrorisme, mais contre les musulmans. En quinze ans, cette
guerre a transformé le monde en un gigantesque champ de bataille,
une jungle sur laquelle poussent maintenant les champignons que nous
avons semés, de Breivik à Isis, il n’y a pas de différence. Et
tous deux veulent importer cette guerre sur le continent.
Le
climat raciste et islamophobe en Europe est clairement lié à cette
guerre, dans laquelle la communauté musulmane est considérée comme
une sorte de cinquième colonne. L’islam doit s’adapter, les
musulmans sont sommés de se distancier, de s’excuser, de
condamner… Les imams et les musulmans prêts à le faire sont
activement recherchés par les médias. Nous a-t-on invités à faire
de même lors des attentats de Breivik ou de Zschäpe ? Nous
a-t-on dit que nous étions pratiquement obligés de descendre dans
la rue ?
C’est
dans ce climat que Charlie Hebdo a vendu ces dernières années son
« humour » sordide contre l’Islam et son prophète, sur
les femmes musulmanes voilées, toutes esclaves du sexe, et j’en
passe.Sur
l’attentat lui-même contre Charlie Hebdo : toute ma
compassion pour toutes les victimes qui ne méritaient en rien de
mourir de cette manière et pour leurs familles durement et
injustement éprouvées.
Mais
« Je suis Charlie » ? No way
.