Les partisans de l’ordre établi et les
éléments conservateurs ont pris coutume de tout justifier par la
Tradition, comme si celle-ci nous avait permis de nous hisser au rang
des nations civilisées, avancées et donc prospères…
Quelle imposture,
quelle faute ! Interrogeons donc l’histoire, et alors nous comprendrons
que notre sous-développement et les affres de la colonisation que nous
avons eu à subir reviennent en grande partie à nos… traditions.
Le maréchal Lyautey, premier Résident
général au Maroc, avait judicieusement remarqué que la préservation des
anciennes coutumes et leur renforcement constituaient le meilleur moyen
de garantir une pérennité de la domination française au Maroc. Et ainsi,
au nom du respect de notre identité, Lyautey a œuvré à la protection,
puis à la consolidation des aspects les plus réactionnaires, les plus
arriérés de nos coutumes. N’était-ce donc pas lui qui avait conféré tout
son lustre et son aspect festif à l’allégeance des caïds et des pachas,
comme le Glaoui, el Goundafi, Baghdadi, Mtougui, Aïssa, Bouâmer et bien
d’autres encore ? Ces gens ont par la suite été instrumentalisés par le
colonisateur qui les a envoyés lutter contre ceux qui revendiquaient
l’indépendance, les mettant en avant dans les répressions les plus
abjectes du peuple marocain.
La bay’a a été mise à profit par les
Français pour contrer le mouvement national et barrer la route à tous
les modernistes et les progressistes. N’oublions pas que la bay’a
revêtait déjà du temps du Protectorat une forme féodale, la cérémonie
durant alors trois jours entiers après chaque fête religieuse : les
caïds et les pachas affluaient alors de tous les coins et recoins du
Maroc juste après les aïds et se prosternaient devant le sultan, lui
renouvelant leur allégeance. Et n’oublions pas non plus que la plupart
de ces caïds et pachas avaient épousé les thèses du colon, puis soutenu
ses plans visant à écarter Mohammed V du trône. De même que cette
institution de l’allégeance avait permis au pacha de funeste mémoire, le
Glaoui, d’appliquer sa stratégie.
Globalement, on peut dire que la bay’a a
été mise à profit par les ennemis du Maroc afin de renforcer les
positions des partisans de la soumission et de la tradition ; c’est pour
cette raison que le rejet de cette coutume de l’allégeance n’avait pas
été surprenant, sachant que le colonisateur l’avait employée pour la
préservation de la structure makhzénienne élaborée et reconçue selon un
schéma qui empêchait toute évolution vers des institutions
démocratiques, et qui maintenait la société dans un système particulier
arrivé en droite ligne des profondeurs de l’histoire et qui prolongeait
et renforçait la soumission et l’obéissance, à jamais… ce sont là des
vérités dures à entendre, mais néanmoins nécessaires pour ceux qui sont
aveuglés par leurs convictions religieuses et ceux dont l’ignorance a
entièrement annihilé la raison, et la pensée.
Il est clair que le concept de la bay’a,
à l’aube de l’islam, du temps des Califes, était une méthode
consensuelle et participative pour la gestion des affaires de la cité et
de la nation musulmane ; mais plus tard, Mouâouiya l’avait transformé
en institution héréditaire et autocratique. Et depuis, la bay’a a perdu
son caractère consensuel, et aucune dynastie arabe n’est plus parvenue à
arriver au pouvoir dans le cadre d’un consensus national… les tribus et
les familles s’imposaient alors à la force du sabre et prospéraient à
l’ombre de l’injustice. C’était le système en vigueur au sein du monde
arabe et dans l’Europe féodale, sauf que la différence est que le Vieux
Continent a su par la suite développer ce qui était nécessaire pour
installer le système de la démocratie et le respect des droits de
l’Homme, à un moment où les Arabes avaient tourné le dos à l’effort et à
la réflexion et s’étaient contentés de reproduire encore et toujours
leurs traditions, caractéristiques d’un monde aussi stagnant que
sous-développé.
Soyons clairs : la bay’a est considérée
comme une pratique qui met à mal la dignité de la personne, du fait
qu’elle contraint cette personne à s’incliner devant une autre, sachant
que l’islam ne recommande la prosternation que devant Dieu, et nul autre
que lui. La bay’a est également une pratique et une culture qui ignore
le sens de la dignité humaine et du respect du citoyen, et de la
citoyenneté.
La bay’a est, plus généralement,
l’expression d’un sous-développement historique patent car l’Histoire
établit que tous ceux qui ont rabaissé leurs peuples se sont exposés à
la colonisation, puis se sont résolument engagés dans le
sous-développement. Nous avons été colonisés car nous n’avons pas
compris le sens de la citoyenneté, ce principe qui confère aux gens la
faculté de choisir leurs gouvernants, d’affermir leur dignité et de
vivre la tête haute. Ecoutons Omar ibn el Khattab : « Comment avez-vous
pu asservir les gens alors que leurs mères les ont enfantés libres ? »…
Il est véritablement triste que le Maroc
du XXIe siècle, plus de 50 ans après son indépendance, persiste à
organiser cette cérémonie de la bay’a, en dépit du fait qu’elle
représente une certaine forme d’esclavagisme, et insiste pour justifier
cette pratique en lui trouvant des aspects positifs… Quelqu’un avait dit
: « Quel est cet homme qui accepte de se prosterner devant un autre
s’il n’y est pas obligé ou si ses convictions religieuses ne l’y
contraignent pas ? ».
Il faut admettre, une fois pour toutes,
que la bay’a a enfermé la classe politique marocaine dans une sorte de
carcan et a conduit à un système défectueux. La vie politique au Maroc
s’est figée dans un rituel aussi ancien qu’humiliant qui a montré la
face réelle de toutes ces personnes qui acceptent d’être ainsi
rabaissées et qui ne pensent qu’à une chose, bloquer le progrès et
condamner le peuple et le pays entier à la stagnation.