Par Khalid Amine, 24/8/2009
Dans cette interview, le professeur Khalid Amine, président du Centre international pour les études du spectacle de Tanger, livre une lecture de l’histoire du théâtre au Maroc, de l’époque précoloniale jusqu’à aujourd’hui. Il revient sur l’héritage de la «Halqa» (attroupement autour d’un spectacle populaire), comme dramaturgie sociale et qui trouve ses racines dans la culture urbanistique maghrébine. De même, il évoque la problématique de la recherche théâtrale au Maroc et la critique qui, d’après lui, peine à accompagner le foisonnement théâtral récent. Propos.
Le théâtre marocain a-t-il une histoire ? Le théâtre marocain a démarré au début des années vingt du siècle précédent. Cette naissance a été, au début, accueillie par la fascination et l’étonnement face à la découverte de ce nouveau venu, avant qu’une dynamique d’imitation ne s’installe et se propage. Elle prendra, à l’aube de l’indépendance, la voie de la contemplation rationnelle, de questionnement des courants théâtraux occidentaux, d’études des mécanismes de création du spectacle en adoptant la «science du théâtre,» avant de parvenir à la phase de la tentative de concrétiser les spécificités locales. Tenant compte de ce parcours alambiqué, il est difficile de résumer l’expérience théâtrale du Maroc dans un classement préétabli. Du fait que le corps théâtral est mobile et en dynamique perpétuelle, on a l’impression qu’il se meut dans un circuit fermé. De même, une lecture de cette discipline, à partir d’un répertoire encore en construction sera préliminaire ou plutôt pleine de trous.Au cours du processus de recherche d’un théâtre à spécificité marocaine, ont émergé plusieurs théories et expériences oscillant entre deux discours apparemment différents mais fondamentalement les mêmes.Le premier, qu’on peut appeler fondamentaliste, hostile à tout changement, rejette en vrac le modèle occidental et est adepte du retour aux sources, c’est-à-dire aux traditions authentiques et originelles du spectacle, à l’époque du Maroc précolonial. Cette école a conduit certains à glorifier les signes et les formes de spectacles traditionnels dans une tentative de résister et de battre en brèche l’aliénation motivée par l’occidentalisation du spectacle théâtral arabe depuis Maroun Nakach et, de là, à la quête de la pureté qui, à son tour, mène vers la «la distinction sauvage».Le second discours, quant à lui, considère que le théâtre occidental est un modèle suprême par rapport à son opposant connu communément par le «pré-théâtre». Cette position, qu’on peut qualifier d’occidentaliste, considère que l’influence occidentale est fortement enracinée dans notre imaginaire théâtral et essaye de reproduire le modèle occidental moderne. Pis encore, elle reproduit l’exclusion des traditions non européennes en la matière. A partir de cette logique réductionniste basée sur l’exclusion, il n’y a pas de théâtre arabe mais plutôt un théâtre écrit en langue arabe. Bien entendu, une telle position est très répandue dans les milieux académiques occidentaux (Jacob Landau, James Hastin, John Casner…) Aux côtés de ces deux discours susmentionnés et extrémistes, il y a la situation de l’«entre deux », du milieu, qui constitue l’espace le plus convenable dans lequel on trouve le théâtre marocain. Celui-ci se situe à la croisée des chemins. Il ne peut exister autrement, car il fusionne plusieurs discours hétérogènes qui donnent naissance à un théâtre hybride entre le soi et les autres, Orient/Occident, tradition/modernité, mais aussi modernité/post modernité. Il est, somme toute, le produit d’un dialogue entre les traditions théâtrales occidentales et arabo-amazighes locales. Cette combinaison des genres a permis au théâtre marocain de se positionner dans un troisième espace. Il s’agit d’un espace épistémologique constituant un fossé spatio-temporel interculturel avec, bien entendu, la finalité d’arriver à créer la distinction à partir de l’accumulation des expériences et de pouvoir construire un répertoire théâtral national. Cette situation d’«entre deux » se manifeste par la corrélation entre les perspectives de conceptualisation du théâtre et son édification à partir du rapprochement entre le soi/l’autre et amateur/professionnel. Il convient de noter qu’à ce sujet, l’indice le plus significatif se trouve dans les déclarations et contre-déclarations de la part des partisans du « théâtre festif », le « troisième théâtre », «le théâtre de l’étape», «de la critique », « du témoignage », celui «complémentaire » et de la « réalisation dialectique»…. L’ensemble de ces expériences renferme les prémices d’une tentative de briser ce troisième espace et de bâtir la distinction théâtrale éventuelle. Peut-on considérer les apports divers depuis l’indépendance jusqu’à aujourd’hui comme la structuration d’une dramaturgie spécifique ?Il faut noter que le processus de transfert des techniques du spectacle populaire marocain de l’espace ouvert (place Jama El Fna) à un espace clôt constitue une révolution permanente des formes permettant d’écrire des textes dans le cadre de l’intersection de cultures différentes. De ce fait, à travers les techniques du conteur («Asameri», «Hakawati», «abidate Arma» et «Soultane Tolba», l’homme de théâtre marocain exprime son anxiété et son incertitude. Cette situation constitue une partie de la crise de l’identité. Laquelle s’est retrouvée bâtie à la frontière entre deux types de récits, en l’occurrence le style occidental et l’autre arabo-amazigh, islamique…L’implication consciencieuse de Tayeb Saddiki, figure emblématique du théâtre marocain, dans cette nouvelle dynamique à la fin des années soixante, est la preuve de l’intersection de la pratique théâtrale marocaine avec les structures de la pensée qui partage la culture arabe. Il a inauguré cette nouvelle phase théâtrale avec une série de pièces sublimes, devenues un noyau réel du répertoire théâtral marocain. C’est le cas, à titre d’exemple, du répertoire «Sidi Abderrahmane Al Majdoub», «Maqamat Badii Azzaman Al Hamadani» et «Abou Hayan Taouhidi». Il s’est lancé dans une perspective de réconciliation du théâtre avec l’imaginaire marocain en se concentrant sur la théâtralisation des textes narratifs et poétiques puisés dans le patrimoine et encadrés sous forme de Halqa. Toutefois, il reste que la pièce théâtrale «Al Majdoub» constitue un saut qualitatif qui reflète l’évolution du théâtre marocain. Elle est devenue un texte de référence qui continue à exercer un pouvoir symbolique sur la majorité des textes et créations postérieurs. L’expérience Saddiki a ouvert la voie, à la fin des années soixante, à la fondation de la distinction théâtrale à partir de l’intersection positive avec le patrimoine autochtone. La Halqa, comme expression théâtrale, est-elle en voie de disparition ? La Halqa dans l’espace culturel maghrébin est une forme permise d’identification de la frontière entre la culture officielle et populaire, le sacré et le profane. De ce fait, la Halqa occupe une place d’ »entre deux » (Liminaty).Cette forme d’expression a maintenu son statut libre et libéré de toute hiérarchie culturelle, avec tout ce que cette dernière impose, particulièrement sur la culture officielle. De même, les limites de la relation entre le sacré et le profane dans l’espace d’expression populaire, notamment le conteur (Maddah) et narrateur, sont tendues. Cette tension sera vite dénouée dans le spectacle. Dans ce sens, la Halqa se positionne à partir des normes académiques et tout autour d’autres cultures profanes. Elle se place, en tant que commentaire social ludique qui donne une teinte parodique à ce qui se passe dans la sphère académique. C’est un miroir carnavalesque qui reflète un processus de va-et-vient entre l’intérieur/l’extérieur (inside/out) et l’extérieur/intérieur (outside-in) dans l’ensemble des manifestations de la vie. Cela se manifeste dans l’ancienne cité à la forme circulaire et dans la vie des nomades qui caractérise le mode de vie des ruraux dans le «douar», qui signifie cercle. Il n’y a pas longtemps, le douar était constitué d’un ensemble de tentes de nomades qui rassemble le cheptel au milieu pour resserrer la garde. De là, la forme circulaire était fortement enracinée à la fois dans la morphologie et la culture urbanistique maghrébine et dans l’imaginaire collectif des peuples du Maghreb dans la même époque et dans le Machrek arabe à travers le système du «Tawaf» et le mouvement des saisons. L’expérience arabe du sacré est fondée sur le principe la circumambulation. On note également la forme géométrique circulaire qui caractérise l’habitation maghrébine, ouverte au ciel afin de clarifier le sacré, et fermée sur l’entourage extérieur en conformité avec le système de voile dans la culture islamique. La tradition de la Halqa se considère comme une dramaturgie sociale qui institutionnalise un comportement culturel et incite les locuteurs à mieux assimiler leur identité et leurs univers à travers leur comportement par rapport au spectacle et à la culture immanente. Le comportement lié au spectacle est à considérer comme relevant de facto du spectacle avec des répercussions subjectives et exprime une narration acquise dont le but est de déboucher sur la réconciliation avec l’être. La halqa paraît, quelquefois, comme étant plus globale que le théâtre et que le rituel. Elle comprend en son essence un évènement rituel qui l’amène à s’associer au théâtre à travers la «performativité» et la théâtralité. Ce caractère spécifique qui définit la halqa par rapport aux autres expressions dans l’espace maghrébin a poussé le chercheur Azzeddine Bounit à considérer la Halqa comme une passerelle par laquelle transitent d’autres modes de création et une forme extérieure de l’organisation du spectacle plus que d’un phénomène ludique autonome. Le transfert de la Halqa à l’univers littéraire et au monde de la pratique dramaturgique a été effectué après une courte phase d’adoption négative des modèles théâtraux occidentaux. Après, les acteurs du théâtre maghrébin ont instauré, pour la période postcoloniale, un dialogue avec la Halqa dans le cadre d’autres formes faisant partie du patrimoine culturel maghrébin et l’entraînent vers l’espace de l’institution théâtrale. Tayeb Saddiki a inauguré cette nouvelle dynamique avec une nouvelle pièce théâtrale intitulé «Diwan Sidi Abderrahmane Majdoub». La pièce «Le juge dans la Halqa» d’Ahmed Tayeb Laâlaj a entrepris une phase du dialogue culturel avec les autres formes traditionnelles et orales du spectacle. En effet, Tayeb Saddiki est considéré comme le premier dramaturge maghrébin à se révolter contre l’imitation de l’Occident et a construit l’édifice théâtral. Saddiki a bénéficié d’une formation au Centre de la Maâmora. Puis, il s’est installé en France en 1959 afin d’approfondir ses recherches, lesquelles lui ont permis d’acquérir les techniques de professeurs de renommée : Hubert Gignous et Jean Villar, fondateur du Théâtre national populaire en France et directeur du célèbre Festival d’Avignon. Après son retour au Maroc, il a créé sa première troupe théâtrale, «Le théâtre ouvrier». L’objectif étant d’embrasser la souffrance quotidienne de la classe ouvrière. Une mission condamnée à l’échec en raison de l’influence du stock occidental, et en particulier le théâtre de l’absurde. Le résultat aurait été contraire s’il s’est ouvert au théâtre «leherstük Alberstei». Saddiki a compris que la série de pièces qu’il a adaptées ne traduisait pas ses préférences du spectacle enraciné dans sa mémoire enfantine imbibée de «Jamaâ Al Fna». C’était donc le retour à l’héritage marocain. Ainsi, il a commencé une nouvelle expérience avec son environnement et son imaginaire collectif. Il a renoué avec les contes et les mythes populaires. Dans ce contexte,il découvre le poète du seizième siècle Abderrahmane Al Majdoub dont les textes n’étaient pas écrits mais transmis par voie orale. Il a commencé également à collectionner les poèmes et à les réécrire sous forme dramaturgique. Ce travail a donné naissance à la pièce «Sidi Abderrahmane Al Majdoub», qui avait obtenu un succès exceptionnel dans l’ensemble du Maghreb.Le théâtre Tayeb Saddiki constitue le meilleur modèle de l’hybridation et ce jusqu’à ses dernières créations de «Bssat» (Eléphants et pantalons, Jananne chiba, Abu Hayan Taouhidi, suhur,…)Après la consommation de plusieurs adaptations puisées dans le théâtre occidental, Saddiki a inauguré une nouvelle approche de la pratique du théâtre au Maroc. La pièce «Sidi Abderrahmane Al Majdoub» témoigne de l’émergence du projet du théâtre narré au Maroc dans la période post-coloniale.Ainsi, pour la première fois dans la courte histoire de la scène marocaine, Saddiki a transféré la «Halqa» comme un espace géographique, culturel et esthétique à la construction de l’édifice théâtral en tant qu’espace pour l’autre, où il est une institution coloniale parallèle. Ainsi, la pièce «Sidi Abderrahmane Al Majdoub» est ouverte à toutes les hypothèses et à tous les mécanismes de fonctionnement du spectacle populaire. Dans la même veine, quand on évoque l’expérience théâtrale du Maroc, on note que la génération des pionniers, comme Ahmed Tayeb Laâlaj, Tayeb Saddiki, Abdeslam Chraïbi, s’est imprégnée de la mémoire de Jamaa Al Fna, Bab Boujloud,Kreia en tant qu’espaces de spectacle traditionnel et oral. Le transfert des techniques de la «Halqa» à une véritable structure théâtrale en tant que nouveau venu a permis la création et l’innovation de modèles théâtraux dans des contextes différents.La nécessité d’évoquer la tradition du récit dans notre patrimoine découle de la volonté de réinventer cette tradition dans le théâtre narratif et non pas en termes de reproduction en tant que modèles stables, figés.Cela a conduit à la production de l’hybridation théâtrale. Toutefois, l’expérience de Mohammed Baris - l’un des grands conteurs marocains engagés dans la Halqa jusqu’à aujourd’hui et qui tirent la sonnette d’alarme pour sauver ce patrimoine de l’extinction - a dépassé l’acculturation théâtrale qui donne accès aux autres traditions afin de résoudre les problèmes subjectifs. L’homme a fait irruption dans la culture littéraire et savante et a réinventé le spectacle basé sur le récit. Le transfert de l’un des plus beaux textes de Borges,intitulé «Recherche d’Ibn Rushd» - un texte fort évoquant l’expérience de la souffrance d’Ibn Rushd - en 1998, au bord de l’oral à Jamaâ Al Fna, puis à l’Université de Toulouse, est l’exemple optimal et unique de cette expérience. Celle-ci, qui a marqué la rupture de la dualité culture savante/ culture populaire, littéraire/orale ..., a été suivie par d’autres expériences qui ont converti les textes de Abdelfattah Kilito, Juan Goytisolo et Mohamed Faiz en spectacles où se croisent le récit et la scénographie et s’entremêlent d’autres cultures. Comment se porte le théâtre en général et le théâtre scolaire et universitaire en particulier ? En l’absence d’un observatoire national de la recherche sur le théâtre marocain ou d’un centre national de recherches théâtrales, voire d’une chaire à l’université marocaine, il est difficile de faire le diagnostic. Mais, soulignons que la faculté des lettres Dar Lmehraz, constitue l’espace idéal pour sauvegarder la mémoire théâtrale marocaine… Il est nécessaire de comprendre que l’avenir du théâtre au Maroc dépend de l’interaction positive entre la recherche scientifique, la formation appliquée et la pratique sur le terrain. Cette intersection est la seule voie vers la réconciliation avec le corps théâtral et son évolution. Malgré cela, nous nous disons inquiets à propos de la situation du théâtre universitaire, au Maroc. Nous espérons qu’il prenne sa place aussi bien dans les facultés des lettres et sciences humaines ou dans les facultés polyvalentes par le biais de son intégration dans le système de l’enseignement supérieur en tant que branche du théâtre et de la scénographie, ou l’intégrer dans la section de la communication et des études théâtrales parallèle à la pratique de l’éducation/apprentissage, et non seulement en tant que chapitres d’un cours de littérature ou matière de loisir. Il est temps de réfléchir à la création d’une branche du théâtre, au moins dans une institution d’enseignement supérieur, qui enseigne l’art du spectacle en tant que littérature et pratique qui requiert la formation de compétences en matière de critique, du comédien professionnel, metteur en scène, scénographe, dramaturge et même le spectateur. Il n’est pas raisonnable que l’université marocaine ne dispose pas d’un espace théâtral, à l’exception bien sûr de certains établissements universitaires où existent quelques espaces ludiques qui sont en vérité des amphis polyvalents. Propos recueillis et traduits de l’arabe par Soumia Yahia