Il est des vies qui méritent largement d’être vécues ! Celle de Stéphane Hessel en fut une, assurément. Quatre-vingt quinze ans bien remplies. L’homme en a tellement fait au service des pauvres, des sans papiers, des sans noms, des sans grades de France et leurs frères, les opprimés de la planète. Et lorsque je lis ou écoute certains de ses détracteurs lui reprocher la géométrie variable de son indignation, concernant Cuba, la Chine la Syrie ou l’Iran,  j’ai une irrépressible envie de les inviter à lui jeter la première pierre, si, une seule fois dans leur existence, ils avaient réussi cette indignation à 360° qu’ils lui reprochaient de ne pas avoir eue. Plusieurs vies n’y suffiraient pas. Étrangement, ce sont les mêmes qui lui reprochent l’étroitesse de son indignation qui défendent  la barbarie israélienne. Celle qui s’applique indistinctement aux femmes, aux enfants et aux vieillards, après qu’on les ait privés de leur terre et condamnés à une errance sans fin.
Je l’avais rencontré fortuitement au printemps 2009 ou 2010, à la cafétéria de la FNAC, à Genève. On ne parlait encore ni du Printemps des indignés, ni de son célèbre opuscule, « Indignez-vous ». Je ne le connaissais pas, n’en avais même, jamais entendu parler.
Un vieil homme, très digne, dans un costume tabac, compulsait son journal  en sirotant une infusion. L’exiguïté de la salle nous avait rapprochés physiquement. L’indignation commune qui allait suivre, avait fait le reste : la serveuse, une dame de couleur, se faisait houspiller par un client, sous prétexte que le café qu’elle lui avait servi n’était pas un décaféiné.
Parole contre parole, l’homme s’obstinait pour avoir le dernier mot,  jusqu’à ce que la dame exhibât la capsule encore fumante. Mais loin de désarçonner le client, la preuve décupla sa colère, fâché de voir sa malhonnêteté percée à jour. Alors que la sommelière, au bord des larmes, se retirait derrière son comptoir,  le vieil homme en costume tabac, se tourna vers lui et lui tint approximativement ces mots :

-«  Cher Monsieur, n’ajoutons pas à la peine qu’on inflige à cette dame, d’avoir à servir autrui, pour gagner sa vie, celle de devoir en plus, subir notre mauvaise humeur ! »

On aurait pu entendre voler une mouche, après cette charge subtile qui avait mis l’irascible face à ses propres errements. Vaincu, il paya sa consommation et disparut avalé par le flot des visiteurs, alors que le vieil homme, toujours aussi calme, avait repris le cours de sa lecture. Je me penchai vers lui pour le féliciter le pouce levé.

-« C’était proprement insupportable ! Il fallait faire quelque chose ! ».

Nous nous présentâmes et quarante minutes durant, nous échangeâmes nos impressions sur l’état du monde. Je m’en souviens encore, comme si c’était hier.
Sur son enfance, qui fonda sans doute son indignation, il eut cette phrase :

-«  Vous ne pouvez imaginer combien naître d’une origine juive, dans l’Allemagne de 1917, en pleine guerre mondiale, pouvait ressembler à une malédiction, car plus tard, en pleine jeunesse, vous rattraperait l’insupportable pourriture noire qui avait prospéré sur le terreau de la misère et la honte de l’armistice de 1918. »

Il m’expliqua comment le silence de la communauté internationale face à la boulimie territoriale de Hitler avaient scellé le destin de l’humanité, pour des décennies et forgé tant de tragédies qui allaient suivre. J’ai regretté de ne pas avoir eu de micro ce jour-là.
Sur Israël, il me dit qu’il s’agissait d’un Etat qui avait fait du racisme et du vol de territoires, son mode de gouvernance. Il fit la comparaison avec l’Afrique du Sud et son Apartheid, vaincus par la détermination de la communauté internationale et de quelques patriotes. Il se fit prophétique, voyant la résolution du conflit israelo-palestinien, dans la création d’une confédération des pays de la région. Un arc moyen-oriental, qui pourrait inclure la Turquie et l'egypte. Le pendant de l’Europe, qui pourrait au meilleur de sa forme, englober ceux des pays de la région qui seraient  rendus à la démocratie.
Une seule fois, nous nous sommes opposés, sur le dossier du Sahara, dont il pensait qu’il était affaire de décolonisation, et où je voyais plutôt l’opportunité d’y appliquer un fédéralisme à la marocaine avec des régions autonomes dans le Rif, l’Atlas, l’Oriental, le Souss, l’Oued dahab, la saquia El Hamra et les autres. Il m’a souri :

-«  J’espère pour vous, qu’il n’est pas trop tard ! »

Il était comme ça, Stéphane. Il n’avait pas l’indignation hargneuse ou belliqueuse, mais plutôt tranquille, sereine, presque bienveillante, comme lors de l’épisode de la serveuse.
Il a regardé sa montre, j’ai compris que l’entretien touchait à sa fin. Je l’ai raccompagné. Nous avons dévalé l’escalator, ensemble, silencieux. De son regard, il embrassait le décor qui scintillait plus bas ! J’avais l’impression de voir un gosse s’émerveiller, devant la vie qui grouillait ici.
Nous nous sommes dit au revoir et je l’ai regardé s’éloigner, dans la rue piétonne, les mains dans le dos, le pardessus sur l’épaule, d’une démarche approximative.
Ce fut à mon tour de m’émerveiller, quelques mois plus tard, lorsque je reconnus mon interlocuteur : il brillait de mille feux sous les projecteurs et aux micros des chaînes de télévision du monde entier. Je reconnus ces yeux, ces sourcils, cette bouche tordue si caractéristique qui me disaient, quelques mois auparavant,  à l’évocation de la situation politique dans les pays du Maghreb:

-" Ne cessez jamais de le dire aux tyrans, lorsque vous êtes indignés par leurs exactions et vous verrez, avec le temps, ils finiront par se lasser de leur propre tyrannie, par en être "insupportés" au point de s'auto-détester et s'en aller, avant que l'histoire les emporte dans ses tourbillons !"

Stéphane Hessel est mort, comme l’avait prédit le prénom que lui avaient choisi ses parents et qui allait comme un gant à cet homme épris de paix: « Le couronné ».  Couronné et enveloppé, de cette lumière qui guide l’humanité depuis la nuit des temps. La lumière des justes.