Propos recueillis par Jules Crétois, TelQuel, 4/10/2013
Aboubakr Jamaï (Aicpress) |
L’arrestation du
directeur de Lakome a remis sur les devants de la scène Aboubakr Jamaï,
le fondateur du défunt Journal Hebdomadaire et actuel directeur de la
version francophone du site. Depuis l’Espagne, où il vit depuis
plusieurs années, il multiplie les contacts à l’international pour
plaider la cause de son collègue. Entretien.
Comment avez-vous appris l’arrestation de Ali Anouzla ?
Étant en contact constant avec la rédaction de Lakome, j’ai reçu un coup de
fil d’un des journalistes qui m’a dit “Ils ont arrêté Ali, ils sont dans
la rédaction…“ Cela m’a rappelé des épisodes douloureux du Journal
Hebdomadaire.
Quelle a été votre réaction ?
L’indignation.
Ali est une personne honnête et courageuse. Je suis un privilégié de
travailler avec lui. Le fait qu’une personne aussi droite se retrouve
aujourd’hui en prison en dit long sur la nature du régime…
Quelle lecture faites-vous de cette arrestation ?
La
question est très compliquée. Il y a certainement une logique derrière
cette arrestation, peut-être plusieurs. On peut spéculer sur la ou les
personnes qui ont pris cette décision. Le ministre de la Justice,
Mustafa Ramid, a beau affirmer que cette arrestation est de son ressort,
je n’en suis pas totalement convaincu. Il faut rappeler que le simple
retour du mot “terrorisme” dans le champ médiatique est le bienvenu pour
certains sécuritaires, de nouveau légitimés. Dans l’état des choses, il
est difficile de dire qui est derrière cette décision. Une chose est
sûre : c’est un test pour la société civile et la presse indépendante,
la mobilisation est donc importante.
Êtes-vous déçu par l’attitude du ministre de la Justice du PJD ?
Le
PJD est un parti qui vit une sorte de complexe vis-à-vis de tout ce qui
est lié au terrorisme. Il ne veut pas apparaître comme “soft” ou
laxiste sur la question. Il faut se souvenir qu’en 2003, il a failli
être interdit au lendemain des attentats de Casablanca. J’ai aussi
l’impression que le PJD répète l’erreur de l’USFP à l’époque où il était
au gouvernement : tonner contre la presse pour prouver son envergure de
parti dirigeant.
Que pensez-vous du motif de l’arrestation de Ali Anouzla ?
Lakome
et Ali paient pour l’enquête sur les carrières de sable, pour le
Danielgate… Souvent, les motifs de poursuite officiels ne sont pas les
vraies raisons. Les journalistes sont souvent punis pour une
accumulation d’articles qui ont déplu mais qui ne justifieraient pas, ou
du moins difficilement, une arrestation ou des poursuites.
Mais vous ne vous doutiez pas que publier une vidéo d’AQMI pourrait justement légitimer une arrestation ?
Je
l’avoue, j’ai peut-être péché par naïveté : je ne m’y attendais pas. A
l’international, tout le monde le dit : selon les standards du
journalisme, nous avons juste fait notre travail. Des associations
américaines qu’on ne saurait soupçonner de laxisme envers le terrorisme
soutiennent Anouzla. Et puis, Lakome est absolument insoupçonnable de ce
côté : comment croire que nous pourrions encourager le terrorisme quand
on lit le site régulièrement ? Comment croire que Anouzla – qui est à
mon sens un progressiste, attaché aux libertés individuelles, laïque –
puisse soutenir le jihadisme ?
Quel est votre statut à Lakome ?
Je
suis cofondateur du groupe et, comme c’est inscrit sur le site,
directeur de publication de la version francophone. Je donne le feu vert
pour les publications. Je suis donc celui qui a publié la vidéo, alors
que Ali n’a publié qu’un lien. Aujourd’hui, au vu de la situation, je
gère pratiquement la totalité du site.
Donc vous pourriez aussi être attaqué en justice ?
Je l’ai déjà dit et je vous le répète : je suis à la disposition de la justice. Un appel et je me présente.
Le
ton de Lakome est très libre. Liez-vous cela à la “libération de la
parole” qu’aurait engendrée le Mouvement du 20 février ou à l’outil
Internet ?
Effectivement,
le 20-Février a changé bien des choses sur ce plan-là. Quant à la presse
en ligne, il faut faire attention. Les gens qui pensent que la presse
papier indépendante peut mourir et que la presse en ligne prendra le
relais se trompent. Il ne faut pas se faire d’illusions : Lakome survit.
Grâce à des ONG internationales, entre autres, et parce que nous sommes
tous mal payés ou pas payés du tout. Mais il est essentiel que la
presse indépendante continue à vivre.
L’existence de Lakome est-elle compromise ?
Nous tiendrons. Encore une fois, nous avons des coûts tellement bas que nous pouvons continuer à vivoter.
Qu’en est-il de la rumeur reliant Lakome à Moulay Hicham ?
Le site n’a aucune relation directe ou indirecte avec le prince et personne ne reçoit un centime de sa part.
Qu’attendez-vous du Code de la presse numérique ?
Honnêtement,
je n’en attends rien. Mon travail, aujourd’hui, c’est de toujours
penser à comment être le plus indépendant possible de tout cela, tout en
prouvant mon sens de l’éthique et ma crédibilité. De nombreux journaux
touchent de l’argent public et publient n’importe quoi. Moi, je ne
touche rien des Marocains, mais je me dois d’adopter un comportement
exemplaire.
Certains vous reprochent, à vous comme à Lakome, d’être dans l’opposition de principe.
Je
ne suis pas d’accord, mais je comprends ce point de vue. Je ne prétends
pas à l’objectivité. Je la cherche, mais je ne dis pas que je la
trouve. En revanche, je suis dans l’honnêteté et je ne transige pas
avec. Là, je défie quiconque de prouver le contraire. Il reste que nous
avons une ligne éditoriale. Nous pensons par exemple que le référendum
pour la Constitution de juillet 2011 ne représente pas un véritable
effort de démocratisation.
La presse est-elle à vos yeux un contre-pouvoir ?
De
tout temps et en tout lieux, le sujet le plus important dans la presse a
été cette question : qui a le pouvoir et comment il le gère ? Le
problème que nous vivons au Maroc, c’est le conformisme de la presse
malgré l’illusion de pluralisme quantitatif. Il nous faut un vrai
pluralisme qualitatif, un pluralisme de points de vue.
Pensez-vous rentrer au Maroc pour suivre la mobilisation ?
Pour
être honnête, c’est un dilemme : rentrer ou pas ? Pour le moment, j’ai
pris le parti de rester à l’étranger, de gérer la rédaction de Lakome à
distance. Je m’occupe aussi de mobiliser à l’international. Dans une
quinzaine de jours, je suis invité aux Etats-Unis et je compte bien en
profiter pour communiquer à propos de l’affaire. Je continue aussi à
travailler en tant que journaliste sur le sujet. J’étais justement en
train d’éplucher des documents de l’ONU et du CCDH, critiques vis-à-vis
de la loi antiterroriste et du danger qu’elle représente pour la presse.
Libérez Ali Anouzla !
Poursuites. Une loi qui terrorise
Médias & Pouvoirs. La chasse aux sorcières
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