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vendredi 28 février 2014

La justice française est-elle indépendante (incident diplomatique avec le Maroc) ?

La réponse est oui si l’on examine ce qui s’est passé ce jeudi 20 février, lorsque 7 policiers sont venus à Neuilly-sur-Seine à la Résidence de l’ambassadeur du Maroc en France pour notifier à Monsieur Abdellatif Hammouchi, Directeur général de la Surveillance du territoire marocain (contre-espionnage) alors de passage à Paris, une convocation émanant d’un juge d’instruction français.

 Des faits de torture attestés par de nombreuses victimes
Ce courageux juge le convoquait pour une audition dans le cadre d’une plainte pour faits de torture, plainte déposée par l’ONG française Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT), en défense du Franco-marocain Adil Lamtalsi, torturé dans le centre de détention secret de Temara, QG de la DGST au Maroc justement, dont les autorités marocaines nient l’existence. Pourtant, des dizaines de témoignages de torturés attestent du contraire, y compris ceux de détenus étrangers qui y ont été interrogés et torturés à la demande des États-Unis de George Bush. Voir ci-dessous l’article de Slate Afrique :

La légalité de la démarche entreprise par le juge
Le Maroc en a fait une crise de nerfs, exigeant « avec insistance que des explications urgentes et précises soient données à cette démarche inadmissible et que les responsabilités soient identifiées ».
Rien que de tout-à-fait légal pourtant : les policiers sont seulement venus notifier à Abdellatif Hammouchi une convocation à une audition, dans le cadre d’une plainte pénale déposée au nom d’une victime française, ils ne se sont pas emparés de l’accusé ! Et l’ on imagine bien que le Ministère des Affaires étrangères français, qui s’est confondu en excuses, a permis à A. Hammouchi de faire valoir une immunité diplomatique pour échapper à l’audition réclamée par le juge…

 Une mascarade diplomatique efficace ?
Personne n’est dupe. Si ce sont 7 policiers qui ont apporté la notification à A. Hammouchi, alors que le ministre de l’Intérieur du Maroc était en réunion à la résidence de l’ambassadeur avec plusieurs journalistes, ce n’est certainement pas pour passer inaperçus ! Une telle action avait besoin d’une grande visibilité.
L’impunité d’A. Hammouchi n’est pas entamée, malheureusement. Mais son nom a couru dans tous les médias. Il ne pourra pas revenir si tranquillement en France, ni peut-être ailleurs, dans d’autres pays qui pratiquent la compétence universelle dont on va parler plus loin. La justice a bien fait son travail.

 La torture aussi contre les militants sahraouis
D’autres plaintes ont d’ailleurs été déposées dans le même sens, dont une ce jeudi 20 février (pure coïncidence !) auprès du doyen des juges d’instruction de Paris par le militant sahraoui Naama Asfari et son épouse Claude Mangin, de nationalité française, pour les sévices que Naama a subis en détention préventive au Maroc, au cours des 27 mois qui ont précédé son procès. Depuis, le militant sahraoui a été condamné par un tribunal militaire à 30 ans de prison en février 2013, alors qu’il avait été arrêté la veille des faits qui lui sont reprochés… 21 autres activistes sahraouis militant pour le droit de leur peuple à l’autodétermination ont été condamnés par ce tribunal militaire à des peines allant de 20 ans à perpétuité, après les mêmes 27 mois de préventive, avec pour seule preuve des aveux extorqués sous la torture....
Pour Maître Joseph Breham, avocat de Naama Asfari et de sa femme, « la plainte déposée en France doit amener la justice française à identifier les auteurs et donneurs d’ordre des tortures fréquemment infligées aux militants sahraouis. Actuellement, l’État de droit est tel au Maroc qu’une telle enquête n’y est pas possible. »
En dépit de ses protestations de vertu offensée, l’État marocain n’a en effet « jamais enquêté sérieusement sur les graves violations des droits de l’homme perpétrées à l’encontre des militants sahraouis » au long du règne de Mohammed VI, et ce « malgré les dénonciations réitérées et documentées tant de la société civile que de la communauté internationale » (citation de l’ACAT).
Plus, le dernier rapport de Human Rights Watch sur Maroc/Sahara Occidental, en date du 21 janvier 2014, précise : « Au cours des deux ans et demi qui se sont écoulés depuis que le Maroc a approuvé une nouvelle Constitution, le gouvernement n’a adopté aucune législation pour donner force de loi aux fortes protections des droits humains de la Constitution. » Et Sarah Leah Whitson, directrice de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord de HRW, ajoute : « Quand il s’agit des droits humains, le Maroc ressemble à un vaste chantier où les autorités annoncent à grand bruit de vastes projets, mais retardent ensuite la finition des fondations… »

 De la compétence universelle…
La loi française (articles 689-1 et 689-2 du code de procédure pénale) prévoit, en application des conventions internationales, que toute personne qui s’est rendue coupable hors du territoire de la République de faits de « torture ou autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants » « peut être poursuivie et jugée par les juridictions françaises, si elle se trouve* en France » (* : « si elle se trouve » ne signifiant pas si elle y habite, mais si elle y est de passage).
On parle ici de « compétence universelle », qui permet à la justice d’un État, telle la France, de poursuivre les auteurs de certains crimes, quel que soit le lieu où le crime a été commis, et sans égard à la nationalité des auteurs.
Le but d’une pareille disposition est d’empêcher l’impunité des crimes les plus graves. Robert Badinter le développait lors de débats au Sénat en juin 2008 : « Pour certains crimes qualifiés d’‟internationaux” dont la gravité est si évidente qu’elle alerte les consciences et mobilise la communauté internationale, la position du législateur français a toujours été constante […] : si l’auteur présumé se trouve sur le territoire français, alors il y a compétence de la justice française. »
Tel était le cas de M. Abellatif Hammouchi, responsable de la DSGT dont les agents avaient été vus à plusieurs reprises lors des séances de torture des militants sahraouis.
Quand ils ont appris que le directeur de la DSGT était sur le territoire français, ce jeudi matin 20 février, le défenseur de Naama Asfari et l’ACAT ont immédiatement déposé une nouvelle plainte sur le fondement de la compétence universelle auprès du Pôle spécialisé dans les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et la torture du tribunal de Paris.
 Revenons à l’incident diplomatique Maroc-France…
Vu le contexte du passage des policiers à la résidence de l’ambassadeur du Maroc, ce fut l’emballement médiatique autour de cette nouvelle plainte (une troisième plainte a d’ailleurs été déposée dimanche 23 février contre le patron du contre-espionnage marocain par l’avocat de Zakaria Moumni, un ancien sportif qui lui aussi est passé par le centre de Temara où il affirme avoir subi des sévices, dont une séance en présence d’A. Hammouchi lui-même).
Au-delà des gesticulations marocaines – dont le « report » d’une visite de Nicolas Hulot, « envoyé spécial du président français pour la planète », qui était prévue pour lundi 24 et mardi 25 au Maroc –, le problème est bien celui des relations franco-marocaines. Maître Breham l’exprimait lors du dépôt de plainte contre A. Hammouchi au nom de Naama Asfari : « Nous espérons que le parquet ne sacrifiera pas la nécessité de lutter contre la torture sur l’autel des bonnes relations avec le Maroc ».
 …et à l’indépendance de la justice française
Car, malheureusement, le sauvetage des « bonnes relations avec le Maroc » a déjà eu des effets pervers sur l’exercice de la justice dans notre pays. Un exemple récent en est ce qui s’est passé en France autour de l’affaire Ben Barka. Voir l’article de Michel Deléan publié le 16 février 2014 sur Mediapart :
En résumé, Me Maurice Buttin, qui défend la famille de Mehdi Ben Barka depuis 1966, soit depuis près de 50 ans, est passé devant la justice mardi 18 février 2014 à Lille pour violation du secret professionnel… sur plainte de l’un des suspects de l’enlèvement du célèbre opposant marocain justement, un homme toujours recherché et réfugié au Maroc. Cette « violation du secret professionnel » concerne la diffusion d’un reportage de France 3 annonçant, le 22 octobre 2007, l’émission par un juge français de plusieurs mandats d’arrêt internationaux contre des ressortissants marocains impliqués dans la disparition de M. Ben Barka (juste au moment, il est vrai, où Nicolas Sarkozy et Rachida Dati arrivaient pour une visite officielle de trois jours au Maroc…). En janvier 2009, Me Buttin reconnaissait sans difficulté devant le tribunal de grande instance de Lille avoir donné des informations sur l’émission des mandats d’arrêt internationaux aux journalistes de France 3. Le parquet de Lille avait requis le non-lieu, mais le juge d’instruction a renvoyé Me Buttin devant le tribunal correctionnel pour le même motif de violation du secret professionnel par une ordonnance du 5 juillet 2013. Pourquoi pas : il n’y a pas plus indépendant qu’un juge d’instruction. Le verdict est attendu pour le 15 avril.
Mais, tandis que la justice s’exerce jusqu’au bout pour répondre à un dépôt de plainte venant du Maroc contre un avocat français à la probité reconnue, elle est remarquablement empêchée de poursuivre des Marocains inculpés dans l’enlèvement en France et la disparition (pour ne pas dire l’assassinat) de Mehdi Ben Barka.
En effet, les mandats d’arrêt internationaux émis en 2007 par le juge d’instruction Ramaël dans le cadre de cette affaire l’ont été contre 5 personnes, dont le général Hosni Benslimane, 78 ans, actuel chef de la gendarmerie royale marocaine. Or ces mandats d’arrêts internationaux n’ont toujours pas été diffusés !! En octobre 2009, après plusieurs interventions auprès du ministère de la justice, quatre de ces mandats étaient sur le point d’être lancés… mais ils furent aussitôt gelés car Interpol et le parquet de Paris demandaient plus de précisions. Absolument rien depuis.
On sait que le général Benslimane a dû quitter précipitamment Londres où il était pour assister aux Jeux Olympiques en 2012, suite à une réquisition du juge Ramaël. Scotland Yard a préféré le faire partir plutôt que de l’arrêter… Il arrive aussi à H. Benslimane de se promener en Espagne, où il tombe pourtant là aussi sous le coup d’une inculpation pour la disparition forcée (crime contre l’humanité) de plusieurs dizaines de Sahraouis de nationalité espagnole, en 1976, lorsque l’armée marocaine a envahi le Sahara Occidental. 

Impunité totale.
 Un scandale qui concerne les responsables politiques français
Devant les rodomontades du pouvoir marocain – et tandis que celui qui devait être auditionné est tranquillement retourné au Maroc –, on peut espérer que les responsables politiques français, qui ont hérité de cette situation de la période Sarkozy et antérieure, sauront discriminer, c’est-à-dire permettre à la justice de faire son travail, et faire valoir auprès du Maroc que l’impunité est inacceptable.
 Pour finir en élevant le débat, je citerai Hélène Legeay, la responsable Maghreb-Moyen Orient de l’ACAT, ONG qui a aussi déposé une plainte auprès du Comité contre la torture de l’ONU pour les sévices subis par Naama Asfari, le militant sahraoui condamné à 30 ans de prison en février 2013 : « À travers le cas de Naama Asfari, nous appelons le CAT et les Nations Unies à condamner le phénomène tortionnaire et l’impunité au Maroc. Le royaume, soucieux de son image sur la scène internationale, sera amené à rendre des comptes s’il est condamné. Une condamnation par le Comité contre la torture serait un premier pas significatif dans la lutte contre l’impunité et encouragerait les autres victimes sahraouies et marocaines à porter plainte devant l’ONU, jusqu’à ce que la justice marocaine décide de rendre justice elle-même. »

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