Ahmed Marzouki
ancien détenu de Tazmamart
“Benzekri nous a laissé tomber”
Smyet bak ?
Ali ben Abdessalam ben Abdellah.
Smyet mok ?
Rahma bent Omar.
Nimirou d’la carte ?
C 662747.
Ces dernières années, vous avez disparu de la circulation. Qu’est-ce que vous faisiez de beau ?
J’ai
traduit des ouvrages, participé à plusieurs conférences sur les droits
de l’homme. J’ai également publié le mois dernier un recueil de
nouvelles, intitulé Mihnat Al Faragh. Et depuis deux semaines, j’écris
une chronique dans le nouvel hebdomadaire arabophone Hespress.
Vous êtes donc devenu écrivain en fin de compte ?
Je
ne me considère pas comme tel, je n’ai pas cette prétention. Cellule
10, je l’ai écrit parce que je voulais absolument raconter aux Marocains
ce que mes camarades et moi avions vécu à Tazmamart. Mais mon dernier
ouvrage, je l’ai réalisé parce que j’ai été encouragé par Bichr Bennani,
le fondateur de Tarik Editions, qui a toujours trouvé que j’écrivais
bien et que j’avais le sens de l’humour.
Vous ne vous étiez pas lancé dans l’agriculture après avoir reçu une indemnité de l’Etat il y a une dizaine d’années ?
Oui,
mais l’expérience s’est soldée par un échec. Je n’ai pas été le seul
dans cette situation. La totalité des anciens de Tazmamart ont été
arnaqués. Nous pensions que les gens allaient être bienveillants et nous
aider, mais ils ont été nombreux au contraire à profiter de notre
naïveté et de notre manque d’expérience.
Vous revoyez souvent les autres anciens détenus de Tazmamart ?
Pas
vraiment. J’essaie de prendre des nouvelles régulièrement de tout le
monde, mais ce n’est pas évident. Cinq anciens sont décédés ces
dernières années. Nous avions une association, avec un siège où l’on se
retrouvait souvent. Malheureusement, nous avons été obligés de le
libérer, vu que nous n’avions plus les moyens de payer le loyer du
local.
Actuellement, vous vivez de quoi ?
De
mes traductions. J’ai un petit talent dans ce domaine, alors je
l’exploite. En 2001, nous avions reçu en moyenne 2,5 millions de dirhams
d’indemnité chacun. A peine de quoi acheter un toit, fonder une famille
et mettre un peu d’argent de côté. Mais sans travail, nous avons tous
vécus sur nos économies. Aujourd’hui, nous n’avons plus rien, nous ne
recevons aucune indemnité mensuelle. L’Etat nous a complètement oubliés.
Si un jour vous rencontrez Mohammed VI, qu’est-ce que vous lui diriez ?
Tout
d’abord, je le remercierais d’avoir pris en charge les deux opérations
de mon fils. Il a eu un grave traumatisme crânien lorsqu’il avait cinq
ans. Le roi a entendu parler de cela, et l’a envoyé à ses propres frais
se faire soigner en France. Je n’oublierais jamais son geste. Mais je
lui dirais aussi que nous attendons toujours que nos problèmes soient
réglés. Nous avons déjà beaucoup trop souffert.
Les gens vous reconnaissent parfois dans la rue ?
Oui,
surtout après mon passage sur Al Jazeera en 2009. Souvent, au
restaurant, on m’annonce au moment de régler que la facture a déjà été
payée ! Lors de mon pèlerinage à La Mecque, j’ai également été très
surpris de voir que des Egyptiens, des Iraniens ou même des Indonésiens
me reconnaissaient. Je dois
sûrement avoir une tête originale pour qu’ils s’en rappellent aussi bien (rires).
Ça ne vous dérange pas que tout le monde vous pose des questions sur votre expérience à Tazmamart ?
Non,
de cette manière je ne laisse pas l’amertume me ronger de l’intérieur.
Je dois continuer à en parler, pour que les gens n’oublient jamais. Ceci
dit, dernièrement, j’ai découvert qu’un type que je connaissais avait
enregistré mon numéro sur son téléphone en tant “qu’Ahmed Tazmamart” !
J’ai trouvé ça un peu exagéré (rires).
Vous avez passé 18 ans coupé du monde extérieur. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué lors de votre libération ?
J’ai
été surtout marqué par le désespoir des jeunes, et le manque de
solidarité entre les gens. J’avais le souvenir d’une société marocaine
où les gens se serraient les coudes, et je me suis retrouvé face à une
société individualiste, où le concept de “rahma” est devenu rare. On ne
le voit plus qu’à la télévision, dans des feuilletons bas de gamme qui
passent sur les chaînes nationales.
Vous n’avez pas l’air d’être très fan des chaînes télévisées marocaines…
Sincèrement,
je ne supporte pas tout ce déferlement de feuilletons et séries turcs
comme le fameux “Hareem Soltane” sur nos écrans... Je ne regarde jamais
la télévision, à part quand il y a du foot ! Je ne rate jamais les
matchs de l’équipe nationale, et les matchs de la Botola. Sinon, je
regarde beaucoup les chaînes françaises Histoire et Historia et, bien
sûr, tous les matchs et les émissions sur le FC Barcelone. Je suis un
grand supporter de cette équipe !
Vous êtes un peu branché nouvelles technologies ou pas du tout ?
Demandez
à mes deux fils de 12 et 14 ans, ils sont toujours morts de rire quand
ils me voient en train d’essayer de surfer sur Internet (rires). Plus
sérieusement, je ne me sers de mon ordinateur que pour écrire des
textes, les enregistrer et les envoyer.
Avec du recul, que pensez-vous de l’Instance équité et réconciliation (IER) ?
Cette
instance a fait beaucoup de choses, mais ce n’était pas suffisant. Il y
a eu beaucoup de paroles en l’air. En ce qui nous concerne, on nous
avait promis que Tazmamart ne serait pas rasé, qu’il y aurait un musée
et que les tombes seraient identifiées et auraient des épitaphes. C’est
tout le contraire qui est arrivé. Driss Benzekri nous a laissé tomber.
Quel regard portez-vous sur l’évolution des droits de l’homme au Maroc ?
Fort
heureusement, nous sommes aujourd’hui très loin de la période Hassan II
et de son grand vizir Driss Basri. Mais il y a encore beaucoup de
choses à faire. Le problème, c’est que l’Etat a opté pour des
demi-solutions. Pourquoi ne pas dire enfin toute la vérité sur les
affaires Ben Barka, Manouzi et Rouissi ? Je ne comprends vraiment pas.
Antécédents 1947. Naissance à Ghafsay, dans le Rif 1971. Emprisonné suite au coup d’Etat de Skhirat 1991. Libéré du bagne de Tazmamart | 1998. Se marie 2000. Publie Cellule 10 chez Tarik Editions / Paris Méditerranée 2012. Sort un recueil de nouvelles, Mihnat Al Faragh (Tarik Editions) |
Croyez-le ou non, Ahmed Marzouki est un homme très jovial, même
s’il a vécu l’enfer pendant 18 ans à Tazmamart. Arrivé avec 30 minutes
de retard, l’ancien détenu politique s’excuse, en expliquant avec le
sourire qu’il n’a jamais eu le sens de la ponctualité, “à part, ironie
du sort, le jour du coup d’Etat de Skhirat en 1971”. Un jour qui a
changé sa vie, et qui a fait de cet ancien militaire le détenu le plus
connu des années de plomb. Attablé à un café du centre-ville de Rabat,
Marzouki parle de ses années d’incarcération comme s’il racontait de
banals souvenirs de jeunesse. “Vous savez, avec le temps, cela ne me
fait plus ni chaud ni froid de parler des horreurs que nous avons
vécues”, explique-t-il calmement. Mais lorsqu’il est question de parler
des responsables censés défendre les victimes des atteintes aux droits
de l’homme, il s’énerve : “Ils nous ont tous oubliés, alors que nous
avions confiance en eux. Sebbar, Herzenni, El Yazami ou encore Ramid,
ils ont tous érigé un mur entre eux et les victimes des années de plomb.
Ils considèrent que ce n’est plus leur problème”. Sauf qu’ils sont
toujours là. Et Marzouki aussi, déterminé plus que jamais à ne pas
baisser les bras.
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