Les Français s’éclairent et se chauffent grâce à leur travail : ces centaines de mineurs nigériens qui ont passé 20 ou 30 années de leur vie à extraire de l’uranium pour Areva. De l’uranium qui, importé en France, alimente ensuite nos 58 réacteurs nucléaires. Souvent victimes des effets des radiations, ils souffrent et meurent aujourd’hui dans l’indifférence. Pas question de reconnaître leurs maladies professionnelles. Combien de temps le leader français du nucléaire continuera-t-il à les mépriser ?
L’extraction
minière d’uranium au Niger serait-elle l’une des activités les plus
sûres au monde ? Areva y exploite deux mines depuis le début des années
1970 [1], et emploie aujourd’hui 2 600 personnes. Or, en un demi-siècle,
seuls sept dossiers de maladies professionnelles d’employés travaillant
dans les mines d’uranium d’Arlit et Akokan, dans le Nord-Niger [2], ont
été validés par la sécurité sociale nigérienne. Et sur les sept
travailleurs victimes de pathologies professionnelles, cinq sont des
expatriés français, indique Ousmane Zakary, du Centre de sécurité
sociale de Niamey. Seuls deux mineurs nigériens sont concernés, alors
que le personnel nigérien constitue 98% des employés d’Areva sur place.
Une performance sanitaire !
L’extraction
d’uranium ne serait-elle pas plus dangereuses pour la santé des
travailleurs que la culture d’oignon ou de mil ? Les Français, dont une
large part de l’électricité est produite grâce au minerai nigérien – qui
alimente un tiers des 58 réacteurs nucléaires – doivent-ils se réjouir
de l’attention portée par Areva à la santé de ses salariés ?« Les
mineurs d’uranium sont exposés à des radiations ionisantes tant par
irradiation externe qu’interne. Ils sont exposés dans les carrières
d’uranium, les mines souterraines, les usines d’extraction de l’uranium,
mais aussi à leur domicile et en ville », décrit pourtant Bruno
Chareyron, directeur du laboratoire de la Commission d’information et de
recherche indépendantes sur la radioactivité (Criirad). L’organisme a
réalisé de nombreuses analyses sur la présence de gaz radioactifs dans
l’air, l’eau et l’alimentation à Arlit. Dans cette zone, 35 millions de
tonnes de déchets radioactifs sont empilés à l’air libre depuis le début
de l’exploitation. Au gré du vent, du gaz radon et ses dérivés s’en
échappent. Des substances « classées cancérigènes pour l’homme par
l’IARC [Centre international de recherche sur le cancer] dès 1988 »,
précise l’ingénieur en physique nucléaire.
Pas de suivi médical pour les anciens mineurs
Pourquoi
n’y a-t-il pas plus de maladies professionnelles déclarées ? Soit Areva
est effectivement exemplaire, soit ces maladies professionnelles sont
dissimulées, écartées des études et des statistiques. Au Centre de
sécurité sociale de Niamey, la capitale nigérienne, Ousmane Zakary
esquisse une réponse. C’est le médecin des filiales d’Areva en charge de
l’extraction (la Somaïr et la Cominak) qui doit alerter la sécurité
sociale de l’existence d’une maladie professionnelle au sein de son
personnel. Puis un médecin du travail mène une contre-expertise. Or « de
nombreux ouvriers se plaignent que le médecin de la Cominak leur pose
des problèmes pour déclarer leur maladie professionnelle. On essaye de
leur cacher leur situation de santé », témoigne Ousmane.
Pire :
seuls les mineurs en activité peuvent recevoir une prise en charge
sanitaire de l’État nigérien. « Il n’y a pas de suivi médical pour les
anciens mineurs. Pourtant les maladies liées à la radiation se déclarent
souvent des années plus tard, décrit Ousmane. « Il y a quatre ans, le
directeur adjoint d’Areva au Niger et son DRH sont venus pour en savoir
plus sur la situation des anciens mineurs ». Cette visite n’a rien
changé : les anciens travailleurs des mines d’uranium du Niger ne sont
toujours pas couverts par leur ancienne entreprise ou par l’État.
« Ils sont tous morts ! »
Pourtant,
les témoignages de malades ou de familles d’anciens mineurs décédés
affluent.« Mon mari faisait partie des premiers agents de la Somaïr.
Tous ses collègues sont morts, de cancers, de problèmes de reins, de
foie… Parmi ceux qui sont restés, beaucoup sont malades ou paralysés.
Mais
on ne peut pas dire que c’est lié directement à l’irradiation, il
aurait fallu faire des études ! », se désole Hamsatou Adamou,
sage-femme, responsable de la maternité du centre médical d’Arlit, puis
de la Cominak.
Elle
participe chaque semaine à la réunion de l’Association des anciens
travailleurs du secteur minier et leur famille (ATMSF), créée en 2009
par Boureima Hamidou. Cet ancien échantillonneur de la Cominak, victime
de ce qu’il considère comme un licenciement abusif, cinq ans avant sa
retraite, a décidé de se mobiliser pour les mineurs. Dans le local
exiguë de l’association, des sexagénaires patientent, tous atteints de
paralysie, souffrant d’insuffisance rénale ou de troubles pulmonaires.
Des survivants. La plupart des mineurs d’Arlit et Akokan qui ont
travaillé entre les années 1970 et 1990 pour le compte d’Areva ne sont
plus là pour témoigner. « Ceux qui ont pris leur retraite début 1990
n’ont pas tenu deux ans. Ils sont tous morts ! C’était comme une
épidémie ! », décrit Cissé Amadou, qui a travaillé vingt ans comme cadre
pour la Somaïr à Arlit.
De l’uranium à pleines mains
Ancien
ouvrier de la Cominak, Mamane Sani fait partie de ces chanceux qui ont
survécu. Mais à quel prix… C’est l’heure de la prière. Le frêle homme
vêtu de son boubou ne parvient pas à laver son pied gauche, selon le
rituel musulman des ablutions. Depuis 1992, il est paralysé du côté
gauche. Une maladie qui s’est déclarée « trop tard » pour être reconnue.
La Cominak n’a pris en charge aucun frais de santé, malgré 25 ans
passés à travailler pour la société minière. Dans son travail, Mamane
était au contact direct avec le « yellowcake », un concentré d’uranium
qui, une fois enrichi, permet de produire de l’énergie nucléaire.
Plusieurs
anciens mineurs pointent l’absence de protection : « Je maniais
directement l’uranium. Au début, les gants, on ne savait même pas ce que
c’était. Il n’y avait pas non plus de masques. Tout ça est venu
après », raconte Islam Mounkaïla, président de l’ATMSF, et opérateur de
fabrication dans l’usine de transformation de la Cominak pendant 20 ans.
Des témoignages assez éloignés des déclarations d’Areva, premier
employeur privé du pays, qui affirme avoir « intégré la sécurité comme
une composante de son métier et [mettre] en place une politique de
prévention depuis le début de son implantation au Niger. »
Areva condamnée pour « faute inexcusable »
Areva
a bien créé un comité de santé et sécurité au travail… En 1999, 45 ans
après l’ouverture de sa première mine. Le port de gants et de masques de
protection est aujourd’hui obligatoire pour tous les travailleurs
miniers, souligne Boureima Hamidou, qui dénonce cependant le manque de
formation chez les employés. Un progrès bien tardif. « Pour une maladie
professionnelle reconnue chez un salarié français ayant travaillé au
Niger, combien de morts et de malades dus à la radioactivité – rendus
invisibles par les choix d’organisation du travail – chez les
travailleurs du Niger et dans la population riveraine des mines et des
usines d’uranium dans ce pays ? » s’interroge Philippe Billard, de
l’association Santé sous-traitance du nucléaire-chimie. L’ancien
« nomade du nucléaire » réagissait à la mise en accusation d’Areva,
devant le tribunal des Affaires sociales de Melun, concernant le décès
de Serge Venel, cadre de la Cominak de 1978 à 1985, mort d’un cancer.
Areva a été jugée coupable de « faute inexcusable » par la justice
française. L’entreprise s’est empressée de faire appel.
Vers une action juridique d’envergure ?
Islam
Mounkaïla, le président de l’ATSMF, se souvient bien de Serge Venel :
« C’était mon chef opérateur. Nous étions beaucoup plus exposés que
lui : en tant que mécanicien, il n’intervenait qu’en cas de panne ou
d’incident, tandis que nous étions en permanence en contact avec le
minerai », explique-t-il, entre deux crises de toux.
Si
les anciens mineurs nigériens ont souffert des mêmes pathologies que
celle qui a emporté Serge Venel, une action juridique d’envergure serait
envisageable pour obtenir réparation.
« S’ils
dédommagent la veuve de Serge Venel, nous sommes des milliers de
personnes au Niger à partager son sort, en pire », avertit Boureima, qui
attend avec impatience le résultat du procès en appel, qui aura lieu le
4 Juillet 2013 à la Cour d’appel de Paris.
Ce
procès servira-t-il la cause des travailleurs nigériens ? « La
jurisprudence du Tribunal des Affaires de sécurité sociale de Melun
pourrait parfaitement être transposée (…). Dans ce cas, la juridiction
compétente serait le Conseil de Prud’hommes, en considérant, comme l’a
fait le tribunal de Melun, que la société Areva était leur co-employeur.
Cette demande pourrait être présentée par les travailleurs eux-mêmes ou
par leur famille en cas de décès », explique l’avocat Jean-Paul
Teissonnière, spécialisé sur ces questions.
Toujours aucune trace de maladie liée à l’uranium
Une
véritable bombe à retardement qu’Areva s’est empressé de désamorcer en
créant en décembre 2010 l’Observatoire de Santé de la région d’Agadez
(OSRA), en réponse aux revendications croissantes de la société civile
d’Arlit, de Médecins du Monde et de l’association Sherpa. Ces ONG
dénoncent depuis 2003 les atteintes à l’environnement et à la santé des
travailleurs des mines d’Areva au Gabon et au Niger. L’objectif : offrir
« un suivi post-professionnel des anciens collaborateurs exposés à
l’uranium », décrit Areva sur son site internet. Avec une consultation
médicale – examen clinique, radiographie pulmonaire pour ceux exposés au
minerai, analyse sanguine – tous les 2 ans. L’OSRA doit également
assurer un suivi sanitaire des populations de la zone minière, avec une
analyse des données indépendantes et scientifiques (registres médicaux
des maladies constatées, rapports des hôpitaux, études de cas…)
disponibles. Et doit conduire « une étude sur la mortalité des mineurs
de 1968 à 2005 afin d’assurer une totale transparence sur l’impact
sanitaire de l’activité minière actuelle et passée ».
Transparence,
donc. Mais après un an de consultations médicales, toujours aucune
trace de maladie liée à l’uranium ! « Nous avons relevé quatre dossiers
problématiques, dont deux révélant des anomalies. Après analyse, le
comité médical de l’OSRA a indiqué qu’il n’y avait pas de lien avec
l’exposition à l’uranium, mais nous avons souhaité les prendre en charge
tout de même. Et là, on entre dans l’action de santé publique, car on
leur un offre un suivi médical, même s’il s’avère qu’ils n’ont pas de
maladie professionnelle », se félicite Alain Acker, directeur médical
d’Areva.
Le sable, plus dangereux que l’uranium...
Dans
un rapport [3], Greenpeace met pourtant en évidence une pollution
radioactive dans l’air, dans l’eau et dans les nappes phréatiques, et un
manque de sensibilisation de la population à Arlit, où « le taux de
mortalité des maladies respiratoires (16%) est deux fois plus élevé que
la moyenne nationale (8,5%) ». Areva réagit en publiant son propre
rapport, Areva et le Niger, un partenariat durable. On y apprend que
« la communication de Greenpeace repose essentiellement sur les peurs du
public et la désinformation », tandis que les affections allergiques
sont dues « aux actions agressives du sable pour les yeux et les poumons
et non à l’activité minière comme le laisse supposer Greenpeace » !
Quand
le journaliste Dominique Hennequin revient du Niger et du Gabon avec un
reportage à charge, Uranium, l’héritage empoisonné, diffusé sur la
chaîne Public Sénat, il est rappelé à l’ordre par le porte-parole
d’Areva pour avoir osé affirmer que l’accueil organisé par la société
minière lui rappelait la Corée du Nord… Mais comment parler de
transparence, quand l’OSRA est financé à 100 % par Areva ? « Moins d’un
tiers des anciens travailleurs des mines a été recensé : 472 à Arlit et
39 à Agadez. Sur ce tiers, seule une centaine a reçu une visite
médicale, décrit Cissé Amadou, l’ancien cadre de la Somaïr.
Opération de communication
« Le pire, c’est que les visites ont été supervisées par le docteur Barazé, médecin de la Cominak pendant des années.
Comment
un docteur qui n’a jamais relevé de pathologie liée à l’irradiation
chez des ouvriers, qui ont tous trépassé deux ans après leur départ de
la mine, pourrait revenir sur son diagnostic aujourd’hui ? », poursuit
Cissé Amadou. Après trois ans de partenariat avec l’OSRA, l’association
Sherpa a annoncé le 18 décembre 2012 son retrait.
Pour
l’ONG, la nouvelle direction d’Areva a « réduit pour l’essentiel
l’exécution des accords à une opération de communication, sinon
d’affichage. ». L’avenir de ce « dialogue exemplaire et sans précédent
entre des Autorités nationales, les organisations non gouvernementales
(ONG) et un partenaire industriel responsable », selon les mots d’Alain
Acker, directeur médical d’Areva, semble bien compromis.
Pour
Bruno Chareyron, de la Criirad, le suivi post-professionnel de
l’Observatoire de santé est de toute manière biaisé, Areva ne prenant en
compte qu’une « liste périmée et incomplète » de maladies
professionnelles induites par la radioactivité, estime l’ingénieur.
« Les connaissances actuelles sur les effets des expositions chroniques à
de faibles doses de rayonnement montrent que les atteintes à la santé
concernent de nombreux types de cancers et l’ensemble des fonctions
vitales. Il peut s’agir d’atteintes cardiovasculaires, de maladies
rénales ou d’affections neurologiques, et pas seulement de cancer
broncho-pulmonaire, de sarcome osseux ou de leucémie. » Autant de mots
posés sur les maux d’Islam, qui souffre de « lourdeur dans la joue, la
main et le genou droit », de Mamane, à moitié paralysé, d’Aboubacar
Ilitimine, foreur à la Somaïr depuis 1976, qui souffre d’insuffisance
rénale… Comme de nombreux anciens travailleurs miniers nigériens.
Ces
anciens travailleurs pourraient aussi faire jouer leur « préjudice
d’anxiété », pour obtenir des dommages et intérêts, comme ceux reconnus
[4] pour les salariés non malades exposés à l’inhalation de poussières
d’amiante. « Dans l’hypothèse où le lien de causalité serait trop
difficile à établir, nous pourrions envisager devant le Conseil de
Prud’hommes des demandes au titre du préjudice d’anxiété lié à une
exposition fautive à la radioactivité, dans des conditions de danger que
l’employeur, en l’occurrence Areva, ne pouvait ignorer », expose
Jean-Paul Teissonnière. L’avocat, spécialisé sur les questions
sanitaires vient d’obtenir entre 5.000 et 30.000 euros de dommages et
intérêts pour les salariés de la société Eternit non malades exposés à
l’amiante. Qu’elle soit juridique ou politique, la solution qui
permettra aux anciens travailleurs miniers nigériens d’obtenir une prise
en charge médicale doit être trouvée au plus vite.
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