La
publication en novembre dernier de la liste des détenteurs d'agréments de
carrière a mis à nu les dysfonctionnements d'un secteur économique soumis à
l'appareil d’État, où les privilèges et les fraudes massives font perdre chaque
année près de 3 milliards de DH de rentrées fiscales.
Au premier
abord, cette liste ne révélait pourtant rien de spécial, si ce ne sont les défaillances
de l'administration : les données fournies sur les 1885 exploitants de carrières
enregistrés, en majorité des personnes morales, sont souvent incomplètes.
C'est en
plongeant dans la liste, en étudiant la nature, l'évolution chronologique de l'actionnariat
et les bilans de ces sociétés que les choses deviennent intéressantes. Lakome
s'y est attelé. Les résultats de ses recherches ne sont certainement pas
exhaustifs, du fait de l'opacité du secteur et du non-respect par beaucoup
d'entreprises des obligations légales de dépôt au greffe du tribunal de commerce.
Ils révèlent
toutefois les dysfonctionnements du système, les privilèges dont continuent de bénéficier aujourd'hui certains élus, pour la plupart issus des partis de
l'administration, et le poids des lobbies opposés à toute remise en cause de
l'économie de rente.
L'enquête
que vous propose Lakome met également en lumière les activités d'un discret réseau
d'affaires gravitant autour de Mohamed Mounir Majidi, secrétaire particulier du
roi Mohammed VI et gérant de la holding royale Siger. Un réseau qui a profité
pendant plusieurs années de la richesse des sous-sols marocains. Bienvenue au
royaume de la rente.
Articles du dossier:
L'édito d'Aboubakr Jamai : Enquête
au royaume de la rente
Aboubakr Jamai
L'enquête
menée par l'équipe de Lakome sur la liste des bénéficiaires d'agréments
de carrières, publiée récemment par le gouvernement, montre d'abord une
évidence : les copains et les coquins du régime en profitent
allègrement. Pour ne rien arranger, la quasi-totalité des entreprises
dont Lakome a pu consulter les comptes ne déclarent pas de profits.
Elles ne paient donc pas d'impôt sur les bénéfices. Une étude attentive
de leurs comptes révèle le genre d'anomalies qui feraient le bonheur de
n'importe quel scrupuleux inspecteur des impôts. On découvre aussi la
présence parmi les détenteurs d'agréments, de sociétés domiciliées dans
des paradis fiscaux dont les actionnaires, forcément anonymes, échappent
de fait au fisc marocain. Pour compléter le tableau, il s'avère que
certaines de ces sociétés sont alliées à des proches du palais dont un
membre du secrétariat particulier du roi. Une révélation qui souligne
jusqu'à la caricature la corruption du système. En fait, l'enquête
recèle trois autres enseignements majeurs.
C'est une liste digne d'une « république » bananière, preuve
d'une administration publique scandaleusement défaillante. C'est une
liste tellement mal ficelée qu'on se demande si tout cela n'a pas été
orchestré de connivence avec le ministère de Rabbah pour rendre sa
publication inoffensive. Parmi ses innombrables anomalies, des sociétés
bénéficiaires d'agréments toujours en cours de constitution, d'autres
même pas inscrites au registre de commerce, des sociétés aux dirigeants
inconnus et on en passe et des meilleurs. Cette constatation n'est ni
anodine ni surprenante.
Elle n'est pas anodine car elle contredit dans les faits l'un des
arguments principaux des tenants de la constitution actuelle. Ceux-ci
justifient le maintien de l'autoritarisme sous la forme d'une
institution monarchique qui ne rend pas de comptes malgré ses larges
prérogatives, par la nécessité d'un État fort. Un État qui servirait
les intérêts suprêmes de la nation parce qu'immunisé des bassesses
politiciennes et des chicaneries partisanes, parce qu'hors de portée de
la volonté d'une populace encore trop immature pour choisir ses propres
dirigeants politiques. L'étude attentive de la liste montre pourtant que
cet État largement contrôlé par la monarchie et ses alliées, est
médiocre, incompétent.
Cette constatation n'est pas surprenante non plus car
l'autoritarisme ne peut s'accommoder de l'application scrupuleuse des
règles de droit qui gouvernent le fonctionnement d'un État réellement
fort. Le droit, en l'occurrence, n'est pas ce que le texte écrit et voté
dit, c'est ce que le gouvernant et ses affidés décrètent sur le moment.
C'est cette vérité que l'on énonce chez nous en ânonnant le
sempiternel : « la loi est bonne mais elle est mal ou pas appliquée ».
C'est une situation inscrite dans l'ADN du système. Elle n'est pas le
résultat de l'incompétence de quelques fonctionnaires. Ces derniers mois
ont d'ailleurs démontré qu'il existait au sein de l'appareil de l 'État
des fonctionnaires à la fois compétents et honnêtes.
Les juges de la Cour des comptes ont produit ces deux dernières
années des rapports qui honorent leur mission. Ce n'est pas leur faute
si, par exemple, rien n'a été fait contre ce chouchou du régime qu'est
Anas Sefrioui, PDG d'Addoha, alors qu'ils avaient souligné les
passes-droits dont lui a fait bénéficier le gendarme de la bourse, le
CDVM. Ce n'est pas non plus leur faute si l'agence de presse de l’État,
la MAP, continue à insulter l'intelligence des marocains en produisant
de l'information «nord-coréenne» alors que les juges de la Cour des
comptes en ont courageusement dénoncé la gouvernance. Autre exemple, ce
sont des cadres et ex-cadres du ministère des finances qui ont sorti
l'affaire Bensouda/Mezouar et leurs primes indues, qui ont exposé le
système des « caisses noires ». Ce sont là des cas qui montrent bien
que le problème ne réside pas dans la technicité ni l'honnêteté des
agents de l’État. Le problème réside dans un système qui pour se
perpétuer a besoin de générer de la mauvaise gouvernance.
Le deuxième enseignement de cette enquête a trait à l'affaire du
Sahara. L'une des accusations éculées mais toujours abondamment
utilisées par le régime pour discréditer ses opposants est de les
accuser de trahir la « cause nationale », d'affaiblir la patrie dans sa
lutte pour parachever son intégrité territoriale. Notre enquête permet
de lui retourner la politesse. Les sociétés bénéficiaires d'agréments
domiciliées au Sahara sont soit les moins transparentes de la liste
publiée par le ministère de l'équipement, soit appartiennent à des
potentats locaux alliés du Makhzen. Les indépendantistes ne pouvaient
espérer mieux pour renforcer leur argument de nation spoliée par un État
colonial, et mafieux qui plus est.
Le dernier enseignement majeur de cette enquête porte le nom
d'une commune : Ain Tizgha. A l'image du pays, c'est une commune riche
en ressources mais pauvres en services communaux pour cause de
corruption et de prébendes. Un rapport récent estime que la commune ne
perçoit que 30% du montant des recettes de la taxe sur l'exploitation
des carrières qu'elle aurait dû percevoir s'il n'y avait pas fraude. Car
les détenteurs d'agréments pistonnés fraudent. Et c'est bien parce
qu'ils sont pistonnés qu'ils peuvent aisément frauder. Ces 30 % perçus
correspondent à 5 Mdh. Le montant additionnel auquel peut prétendre la
commune s'il n'y avait fraude serait donc de 11,7 Mdh. Sachant que son
budget annuel total est de 16 Mdh, une gouvernance saine libérée des
scories de l'économie de rente lui permettrait d'augmenter ses recettes
de plus de 70%. Voilà une petite commune qui sans être des plus démunies
du pays est loin d'être des plus riches. Une commune dont une grande
partie des habitants vivent encore d'agriculture vivrière, et qui voit
ses ressources pillées dans des proportions faramineuses.
Voilà un régime qui multiplie les opérations ostentatoires de
charité, à travers notamment les actions de la fondation Mohammed V et
son grand show de la campagne de solidarité nationale, alors qu'il
perpétue un mode de gouvernance qui dépouille les Marocains de
ressources qui leur reviennent de droit.
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