Les islamistes ont fait de la lutte anticorruption le thème principal de leur campagne électorale. Désormais au pouvoir, ont-ils vraiment les moyens d'agir contre ce fléau?
RABAT (Maroc)- Des centaines de magistrats manifestent, devant
le siège de la Cour de cassation, contre la corruption dans le système
judiciaire, le 6 octobre 2012.
AFP/Abdelhak Senna
A la terrasse d'un café, près du boulevard Mohammed-V, à Rabat au Maroc, Jawad sirote son jus d'orange. La quarantaine
débonnaire, ce dirigeant d'entreprise est un homme pressé. Assis à ses côtés,
Hamid a des allures de jeune premier ; il n'a pas son pareil à Rabat en matière
de débrouillardise: vous avez eu un accident de la route? Un litige vous oppose
à votre assureur? Vous êtes en procès et souhaitez que le juge tranche en votre
faveur? Vous voulez alléger votre peine de prison? Hamid est votre homme.
Aujourd'hui, sa mission est justement de fournir rapidement à Jawad, qui n'a
pas de temps à perdre dans les méandres de l'administration marocaine, une carte
nationale d'identité. Une vieille voiture branlante ne tarde pas à s'arrêter
devant le café. Jawad et Hamid s'y engouffrent, accueillis par le sourire barbu
de Simo, un intermittent de la fonction publique. Quelques minutes plus tard, un
pâté de maisons plus loin, le trio déboule dans un modeste appartement. C'est
une femme qui ouvre. L'hôtesse des lieux vient de rentrer du travail, avec le
tampon d'encre sur lequel Jawad doit apposer l'empreinte de ses dix doigts.
Madame est dans la police et son travail consiste justement à délivrer des
cartes nationales. Après quelques amabilités, Jawad se prête à l'exercice des
empreintes. L'affaire est pliée en dix minutes. Trois jours plus tard, il
recevra sa nouvelle pièce d'identité. L'opération aura coûté 400 dirhams (36
euros).
Le profil de Hamid mérite qu'on s'y attarde. Issu d'un milieu modeste,
l'homme est désormais son propre patron, à la tête d'une petite société de
transport. Il est l'exemple parfait du citoyen ordinaire qui parvient à tirer
profit du système opaque de l'administration marocaine. Le secret de ses
contacts dans la fonction publique ? "J'ai tout simplement fréquenté les mêmes
endroits qu'eux, pris des pots avec eux, le reste est venu naturellement",
confie-t-il du bout des lèvres. Il est plus prolixe quand il s'agit d'évoquer la
voracité de certains magistrats : "Un juge m'a demandé 15 000 dirhams (1350
euros) pour faire sortir quelqu'un de prison. En échange de la libération
conditionnelle accordée à mon ami, le magistrat m'a demandé de m'occuper des
finitions d'une des pièces de la villa qu'il était en train de construire. J'ai
fait appel à une petite société, qui m'a facturé ça 15 000 dirhams. Le jour J,
tout s'est passé comme prévu."
Pour Hamid, la corruption est un concept très lointain, inventé par des
intellectuels aux mains blanches et sans doute propres, mais aux poches trop
pleines pour être honnêtes. "Personne n'est plus fort que le système, dit-il.
Sois tu surfes sur la vague et elle te rend plus fort, soit tu la prends de face
et elle te brise." A l'entendre, la corruption, a encore de beaux jours devant
elle au Maroc...
Fatalisme et défiance de la population
Et ce ne sont pas les chiffres qui feront mentir Hamid. Chaque année, en
décembre, l'association Transparency International rend public son indice de
perception de la corruption (IPC). Une fois de plus, 2012 n'était pas un bon
millésime pour le Maroc, classé 88e sur 176 pays avec un IPC de 37 sur 100. En
2011, le Maroc était 80e sur 183 avec un IPC de 34. Pas vraiment de quoi
pavoiser.
Certes, l'IPC n'est pas un outil de mesure très précis de la
corruption d'un pays. Mais les autres indicateurs sont à l'unisson. L'indice
global de compétitivité défini par le Forum économique mondial classe le Maroc
en 70e position sur 142 pays en 2012-2013 ; en matière d'indépendance du système
judiciaire, le royaume est encore moins bien loti, puisque, toujours selon le
Forum économique mondial, il se classait 80e sur 142 en 2011-2012. Les sondages
sur le Maroc publiés par Transparency International sont également riches
d'enseignements. Plus de 65 % des personnes interrogées estiment que l'action du
gouvernement en matière de corruption n'est ni efficace ni inefficace. 18 %
estiment qu'elle est efficace, 17 % inefficace. 77 % ont le sentiment que, de
2007 à 2010, la corruption n'a ni régressé ni progressé, 11 % pensent qu'elle a
diminué et 13 % qu'elle a augmenté.
Ces chiffres mettent en évidence le fatalisme de la population vis-à-vis du
phénomène de corruption et une défiance à l'égard des institutions. En tête de
liste des milieux les plus corrompus selon les personnes sondées, les
administrations publiques, exaequo avec le système judiciaire, puis la police.
Autant d'institutions régaliennes, fondatrices de l'autorité de l'Etat et de ses
rapports avec le citoyen. La corruption serait-elle donc impossible à éradiquer
dans le royaume chérifien ? Rien n'est-il fait pour réparer ses méfaits ? Ce
serait faux de l'affirmer.
Voilà plus de quatre ans que l'Instance centrale de prévention de la
corruption (ICPC) a été créée, avec à sa tête un président réputé pour sa
compétence et son intégrité, Abdeslam Aboudrar. "Beaucoup de nos difficultés sont liées à
nos ressources limitées, explique-t-il. Notre budget, étriqué, n'excède pas 15
millions de dirhams. A cela s'ajoute un droit d'accès à l'information qui n'est
pas appliqué et aucune visibilité sur la prise en compte de nos recommandations
par le gouvernement." L'ICPC a néanmoins quelques victoires à son actif. La
Constitution adoptée en 2011 en fait aussi un organisme de lutte contre la
corruption, et plus seulement de prévention. Concrètement : l'ICPC a
théoriquement la possibilité de se saisir elle-même des affaires à traiter ; de
même, elle dispose d'un pouvoir d'investigation. Reste à préciser les modalités
de ces nouvelles prérogatives dans le texte de loi qui régira la future Instance
nationale de prévention et de lutte contre la corruption (INPLC), héritière de
l'ICPC. Un projet de loi est actuellement en discussion. Il devrait accorder à
la future instance des "pouvoirs pré-judiciaires", car, précise Aboudrar, "nous
ne voulons pas nous substituer à la justice. Seuls des agents habilités peuvent
prononcer des sanctions, nous pourrons par contre fournir une expertise ou des
preuves."
Une priorité du "printemps marocain"
Autre aspect positif : l'insistance mise par les islamistes au pouvoir et le
Premier ministre, Abdelilah Benkirane, à dénoncer la corruption. Certes, dans
leur bouche, elle prend souvent le nom de fassad, un terme également synonyme de
débauche et de corruption des moeurs. "Mais au moins, depuis qu'ils sont au
gouvernement, on parle de corruption !" se réjouit Mostafa, un professeur
passionné de politique, ancien gauchiste. Le fait est que, depuis leur prise de
fonction, en janvier 2012, les ministres islamistes ont beaucoup communiqué sur
le sujet. Publication des listes de titulaires d'agréments par le ministre des
Transports, discours va-t-en-guerre du ministre de l'Enseignement supérieur
contre les enseignants cumulards, dénonciation par Benkirane d'un député
corrompu... Cette croisade tous azimuts n'a cependant pas toujours les effets
escomptés. En décembre dernier, le gouvernement avait par exemple annoncé le
lancement d'une campagne de communication sur la corruption par le biais de
clips TV, spots radio et affichage. Une expérience très critiquée qui a fait
long feu. "C'était une initiative solitaire et non coordonnée, se plaint un
membre de Transparency Maroc. Communiquer quand on n'a pas encore de stratégie
peut être contre-productif." "Le timing était mauvais, mais le contenu,
intéressant, nuance Aboudrar. On n'est plus dans l'esprit des clips des années
1990, accusateurs et culpabilisants pour le citoyen lambda."
Même si la stratégie reste à élaborer pour lutter avec efficacité contre ce
fléau, les choses bougent. L'impunité n'est plus aujourd'hui de mise. Le mérite
en revient certainement au Mouvement du 20 Février. Fer de lance du "printemps
marocain", en 2011, il avait fait de la lutte contre la corruption l'une de ses
principales revendications. Depuis, plusieurs figures importantes de la scène
publique marocaine ont répondu de graves accusations. Khalid
Alioua, ancienne étoile montante de la gauche marocaine et protégé de Abderrahmane Youssoufi, reconverti en patron d'une banque
étatique, le Crédit immobilier et hôtelier (CIH), est en prison, dans l'attente
de son procès. Abdelhanine Benallou, ex-directeur de l'Office national des
aéroports, est incarcéré dans le cadre de la même affaire. Taoufiq Ibrahimi,
ex-patron de la Comanav, principale société de transport maritime marocaine,
est, lui, inculpé d'atteinte à la sûreté de l'Etat. Les trois hommes ont en
commun d'avoir vu leur gestion épinglée par des rapports de la Cour des comptes... comme des dizaines d'autres qui n'ont
pourtant pas vu le glaive de la justice s'abattre sur eux, et surtout pas avec
une telle célérité. Ces trois suspects au CV de gendre idéal, livrés en pâture à
l'opinion publique, sont-ils les victimes d'un système qui a besoin de faire des
exemples ? Sont-ils les arbres censés masquer la forêt ou tout simplement le
signe que le temps de l'impunité est révolu ?
Pour une fois que l'opinion publique tient des inculpés qui furent puissants,
elle ne veut pas bouder son plaisir. Les Marocains sont-ils pour autant prêts à
prendre le problème de la corruption à bras-le-corps ? Dans une société de
privilèges, où beaucoup ne voient pas en quoi il serait répréhensible de donner
de l'argent pour obtenir un service, fût-il illégal, la transaction monétaire
que constitue l'acte de corruption est parfois perçue comme une "juste"
redistribution sociale. C'est dire l'ampleur de la révolution mentale qui reste
à opérer.
Les étrangers aussi
Procès qui traînent en longueur, décisions biaisées de juges achetés : les
étrangers installés au Maroc pâtissent aussi bien souvent des dysfonctionnements
de la justice, qu'il s'agisse d'investisseurs ou de retraités, nombreux à venir
s'installer dans le royaume. Escroqué par une entreprise de Fès qui, moyennant
une somme importante, a réalisé dans sa villa des travaux qui ne sont pas aux
normes, M. T. a attendu deux ans que le tribunal se saisisse de sa plainte. Pour
apprendre, il y a quelques semaines, que le juge avait refusé, malgré
l'évidence, de sanctionner l'entrepreneur véreux. Un cas parmi bien d'autres...
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