Au sud de l’Espagne, des ouvriers agricoles occupent une ferme de 400 hectares, menacée par la spéculation.
Ils contestent une répartition féodale des terres, réservées aux grands
propriétaires. Et développent une agriculture biologique et paysanne,
qui nourrira bientôt des milliers de personnes. Reportage en Andalousie,
dans la ferme de Somonte, devenu le symbole d’une lutte populaire
contre les inégalités et pour la souveraineté alimentaire. « Land and
freedom », version 2013.
« Quand nous sommes arrivés à Somonte pour occuper les terres, c’était un matin très tôt, au lever du soleil, se souvient Javier Ballestero, ouvrier agricole andalou. J’ai été surpris par le silence. Il n’y avait pas d’oiseaux sur ces terres ! Pas de vie ! Rien ! »
C’était il y a presque un an, le 4 mars 2012. Cinq cents journaliers
agricoles, des habitants des villages voisins et des citoyens solidaires
venus de toute la région ont commencé à occuper la « finca » (ferme en
espagnol) de Somonte. Le lendemain, la propriété, qui appartient au
gouvernement autonome régional, devait être vendue aux enchères, très
certainement à l’un des puissants propriétaires terriens de la zone, qui
l’aurait achetée à un prix avantageux.
Le SOC-SAT [1], syndicat d’ouvriers agricoles qui a organisé
l’occupation, est habitué aux luttes foncières. C’est lui qui a mené
tous les combats historiques des journaliers andalous depuis les années
70. Mais les occupations de terre ne datent pas d’aujourd’hui. En 1936,
elles s’étaient multipliées. Javier évoque la répression féroce qui s’en
suivit lors de la victoire des franquistes. Un puissant propriétaire
terrien fit exécuter 350 journaliers à Palma del Rio, le village voisin
de Somonte. La plupart des terres qui jouxtent la « finca »
appartiennent aux descendants de cet homme.
« La terre est à vous. Reprenez-la ! »
En ce matin hivernal, une trentaine de personnes se pressent autour
d’un brasero, installé devant la petite cuisine de la « finca ». Deux
hommes réparent un vieux tracteur Fiat sur lequel est fiché un drapeau
andalou portant le sigle SOC-SAT. Quand le tracteur finit par démarrer,
des responsables du lieu répartissent les tâches entre les occupants et
les visiteurs solidaires, selon les décisions prises la veille au soir
en assemblée générale. Un groupe ira désherber le champ d’oignons dont
les plants viennent d’être mis en terre. Un autre ramassera les piments,
les Piquillo, la variété locale, rouge sang, qui seront ensuite
mis à sécher en grappes. Le troisième groupe préparera le repas
collectif de la mi-journée.
Une dizaine de militants portugais d’extrême gauche, en visite, et
quelques militants français et espagnols, de passage ou séjournant à
Somonte, se dirigent vers le hangar où est entreposé le matériel
agricole. Peint sur le bâtiment, un slogan rappelle les enjeux de
l’occupation : « Andalous, n’émigrez pas. Combattez ! La terre est à vous. Reprenez là ! » Au passage, les travailleurs matinaux croisent une patrouille de la Guardia civil,
qui vient relever, comme tous les jours, les numéros des plaques
d’immatriculation des voitures stationnées sur le parking de la ferme. A
voix basse, les moqueries fusent. Les guardias demeurent indifférents. Ils ne descendent jamais de leur véhicule. Ils notent et repartent.
Développer une agriculture biologique paysanne
Près du hangar, sous les regards complices de Malcolm-X, Zapata et
Geronimo, immortalisés par un artiste sur un mur, Javier et son collègue
Pepe distribuent sarcles et bêches, puis accompagnent les militants
jusqu’au champ d’oignons. Les allées sont interminables. Briefés par les
deux hommes, les militants se courbent et s’accroupissent. Les herbes
résistent, déchirent les doigts. Une main arrache par inadvertance un
plant d’oignon. Un pied en écrase un autre. Difficile de s’improviser
paysan. Ceux qui ont l’habitude avancent en ligne. Les autres tentent de
s’appliquer, s’assoient, redressent leur dos… Les conversations vont
bon train. Les chants révolutionnaires s’élèvent, repris en chœur.
Peu à peu, la brume se lève. Apparait en contre-bas la plaine du
fleuve Guadalquivir, qui s’étend à perte de vue dans cette partie de la
province de Cordoue. Une terre rase, ondulante, sans un arbre, sans une
haie. Cette même terre épuisée, sur laquelle poussera en été, sous la
chaleur ardente, blés ou tournesols. Les journaliers qui occupent les
quatre cents hectares de Somonte ont décidé d’abandonner ces pratiques
agricoles intensives. « Depuis que nous sommes ici, les oiseaux sont revenus et la vie aussi, confie Javier. L’homme
appartient à la terre. Nous devons la respecter et veiller sur elle.
C’est pour cela que nous allons faire ici de l’agriculture biologique
paysanne. » Pour développer une agriculture en rupture avec le
modèle dominant, les journaliers andalous font appel à leur sensibilité
et à leur mémoire, ravivée par leurs parents ou leurs grands-parents.
Contre une répartition « féodale » des terres
Comme la plupart des 25 occupants permanents de la finca, Lola
Alvarez se définit comme « journalière agricole, depuis toujours », et
fière de l’être. Elle rappelle que les premiers pieds de tomates plantés
dans le jardin de Somonte proviennent de semences très anciennes
apportées par son père de 84 ans. « Dès que nous avons occupé
Somonte, beaucoup de personnes âgées sont venues nous apporter des
semences de piments, d’oignons, de laitues… Toutes les semences
traditionnelles qu’elles avaient héritées de leurs parents et qu’elle
avaient conservées et protégées précieusement année après année. »
Les occupants ont aussi reçu des graines du réseau andalou Semences et
de la coopérative française Longo Maï. Somonte sera libre de semences
transgéniques et de pesticides. « Nous sommes fatigués de voir ceux
qui spéculent avec la terre spéculer aussi avec les produits chimiques,
avec les semences et avec l’eau. Il va être difficile de mettre les 400
hectares en agriculture biologique mais nous allons le faire », explique simplement Lola.
Les occupants ont aussi décidé d’en finir avec l’injuste et
scandaleuse répartition féodale des terres en Espagne qui fait que la
duchesse d’Alba possède encore 30 000 hectares de terres et le duc del
Infantado, 17 000. Plus de 60 % des terres les plus riches du pays sont
entre les mains d’une poignée de puissantes familles, qui spéculent avec
elles et perçoivent la majorité des aides agricoles [2]. « La terre n’appartient à personne. Elle n’est pas une marchandise, s’insurge Lola. Elle
doit être entre les mains de celles et de ceux qui la travaillent. Nous
l’occupons pour nourrir nos familles et vivre dignement. »
Javier Ballestero, né dans une famille paysanne anarchiste, se réclame encore de cette tradition. « Les
moyens de production doivent être au service du peuple. Pour cultiver
sainement, nous n’avons pas besoin d’un patron qui nous exploite et nous
vole. Nous voulons décider nous-mêmes de notre avenir. » Dans les
années 80, pour initier une réforme agraire, le gouvernement autonome
andalou (dirigé par le Parti socialiste ouvrier espagnol, PSOE) avait
acheté plusieurs dizaines de milliers d’hectares aux grands
propriétaires terriens. Il les avait grassement payés, pour qu’il n’y
ait pas trop de mécontents. Mais n’avait pas redistribué les terres.
L’objectif étant surtout de désamorcer un vaste mouvement d’occupations
de terres organisé par le SOC qui réclamait alors des expropriations
sans indemnisation.
Droit d’usage
Une partie de ces terres sont alors louées à des coopératives de
petits paysans. Mais la grande majorité d’entre elles demeurent sous la
responsabilité de l’Institut andalou de la Réforme agraire (IARA), et
sont consacrées soit à des cultures intensives, soit à de vagues projets
destinés à la recherche, pourvoyeurs d’importantes subventions
européennes. Quelques hectares de la finca Somonte servaient ainsi de
champs d’expérimentation à des cultures destinées à la production
d’agro-carburants. Aujourd’hui, les socialistes dirigent toujours le
gouvernement autonome. Comme les caisses sont vides, 22 000 hectares de
terres appartenant à l’IARA ont été mis en vente aux enchères en 2011.
Plus de la moitié ont été vendus.
« Le SOC a mené des occupations très dures dans les années 80.
Elles ont notamment abouti à la création de la coopérative El Humoso,
dans le village de Marinaleda, sur 1 200 hectares expropriés à la
duchesse d’Alba », commente Lola Alvarez. « Depuis des années, nous ne menions plus que des occupations symboliques pour tenter d’infléchir la politique
du gouvernement. Mais quand nous avons vu que les terres gérées par le
gouvernement andalou allaient revenir entre les mains des spéculateurs,
nous avons décidé de reprendre les occupations effectives. » Depuis
l’occupation, la vente des terres a été suspendue. Mais les occupants ne
souhaitent pas devenir propriétaires de Somonte. Il réclament un simple
droit d’usage. Rappelant que depuis 20 ans, ces 400 hectares n’ont
nourri personne.
Somonte, symbole d’une lutte populaire
L’Andalousie connaît actuellement un taux de chômage record de 34 %
pouvant aller jusqu’à 63 % chez les jeunes de moins de 25 ans [3]. De
nombreux Andalous, partis travailler comme ouvriers du bâtiment dans
d’autres régions d’Espagne, reviennent aujourd’hui chez eux et proposent
leur force de travail sur un marché agricole andalou déjà saturé et en
crise. Avec la mécanisation à outrance et les mauvaises récoltes des
oranges et des olives, il est désormais impossible aux 400 000 ouvriers
agricoles de la région de réunir les 35 journées de travail annuelles
nécessaires pour bénéficier d’une allocation mensuelle de 400 euros.
Fin 2012, le parlement andalou a demandé que le nombre de journées de
travail exigé soit diminué. En vain. Cette crise sociale n’alarme pas
les grands propriétaires terriens qui profitent de la situation pour
mettre en concurrence les journaliers andalous avec la main d’œuvre
immigrée, bien moins payée. Le SOC-SAT réunit des ouvriers agricoles de
tous les horizons et organise régulièrement des grèves pour défendre
leurs droits. Il dénonce aussi les injustices sociales, en organisant
dans des supermarchés des opérations de récupération de produits
alimentaires de base, distribués ensuite à des cantines de quartiers
pauvres.
Durant l’été 2012, des marches ouvrières ont parcouru toutes les
provinces andalouses pour dénoncer les mesures d’austérité. Une grande
ferme appartenant à l’armée, laissée à l’abandon, a été brièvement
occupée. Ce contexte social et politique
tendu, et toutes ces luttes, font aujourd’hui de Somonte un symbole
très populaire de la capacité des ouvriers à prendre en main leur
destin. L’alimentation est au cœur des luttes.
Nourrir des milliers de familles de la région
Peu à peu, avec le soutien des anciens, d’ingénieurs agronomes,
d’organisations locales et de réseaux de solidarité internationaux, le
projet agricole de Somonte prend corps. Trois hectares de légumes ont
déjà été mis en culture pour l’autoconsommation, la vente sur les
marchés locaux ou dans une coopérative de consommateurs de Cordoue.
Plusieurs dizaines d’hectares vont être consacrés à des cultures
maraîchères. Quarante hectares seront réservés à de grandes cultures en
rotation avec notamment du blé biologique. Les occupants de Somonte
envisagent de planter près de 1 500 arbres de variétés locales, de
développer des vergers d’abricotiers, de cerisiers, d’amandiers, de
créer une oliveraie, d’entretenir des haies.
En décembre 2012, près de 700 arbres sont plantés le long du domaine.
Une eau saine sera récupérée grâce à des retenues, des puits et à une
protection des petits cours d’eau existants. Les occupants veulent
réunir rapidement un troupeau d’au moins 300 brebis. Une grande partie
de la production agricole de la finca sera transformée sur place dans
des ateliers. Le projet agro-écologique et social de Somonte, organisé
sous forme de coopérative de travailleurs, pourra donner du travail à
plusieurs centaines de personnes et permettre à des milliers de familles
de la région de se nourrir.
Occuper les terres, les logements et les banques
La situation de Somonte est aujourd’hui suspendue à la situation politique
en Andalousie. Le nouveau parlement autonome élu début 2012 est
majoritairement à gauche. Cela n’a pas empêché le Parti socialiste de
faire expulser les occupants de Somonte, le 26 avril 2012, le jour même
où il signait un accord avec la Gauche Unie. Le 27 avril au matin, la
finca était de nouveau occupée. Aucune menace d’expulsion n’a été
formulée depuis, mais les négociations sont au point mort.
« S’ils nous expulsent 20 fois, nous occuperons 21 fois ! », ironise Lola. « Nous
n’avons pas le choix. Le gouvernement ne sait pas comment réagir. Et
nous, pendant ce temps, nous montrons qu’une autre voie est possible.
Nous disons qu’il faut occuper les terres pour avoir un travail et pour
vivre. Mais il faut aussi occuper les logements pour donner un toit aux
familles. Et il faut occuper les banques pour dénoncer les aides
financières que nos gouvernements leur apportent tout en faisant payer
les plus pauvres. Il faut occuper ! Voilà la solution. »
Texte et photos : Philippe Baqué
Notes
[1] Le SOC-SAT est l’ancien Syndicat des ouvriers agricoles (SOC). En 2007, il a été rebaptisé, syndicat des travailleurs andalous (SAT).[2] Voir « Andalousie : la terre contre la crise », Jean Duflot, Archipel, journal du Forum civique européen de juin 2012.
[3] Voir « Un Robin des bois en Andalousie », Sandrine Morel, Le Monde, le 29 août 2012.
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