Monarque absolu de droit divin,
homme d’affaires richissime, objet d’une adoration extravagante de ses
sujets… le roi du Maroc a tout du satrape oriental. Sauf, peut-être, la
personnalité cynique qui va avec.
S’agissant de Mohammed VI et surtout
depuis 2011, les médias internationaux crient facilement au génie.
Pensez donc : alors que ses pairs, despotes septuagénaires vermoulus,
faisaient tirer sur les foules impétueuses du Printemps arabe, le jeune
roi du Maroc, 48 ans, se comportait en calme visionnaire. Le 9 mars
2011, soit deux semaines à peine après le début des manifestations dans
son pays, Mohammed VI prononçait un discours historique, prenant de
court ses adversaires. Non seulement il allait satisfaire leurs
demandes, promettait-il, mais il irait bien au delà. Alors que la rue
réclamait moins de corruption, et l’abandon d’un article constitutionnel
(le 19) qui offrait des pouvoirs étendus au roi, ce dernier annonçait
une « réforme Constitutionnelle globale et complète », la « démocratie
représentative » et « l’Etat de droit ». Aucun autre leader arabe
n’était spontanément allé aussi loin.
Trois mois plus tard et sans qu’un seul
coup de feu ait été tiré, la nouvelle Constitution promise était
adoptée par référendum. Quant à l’opposition, elle s’était pour ainsi
dire volatilisée, terrassée par le savoir-faire royal. Des dizaines de
milliers de manifestants de février 2011, il ne restait plus en fin
d’année que quelques poignées d’irréductibles. Pas étonnant, dans ces
conditions, que l’action réformatrice de Mohammed VI ait été qualifiée
de « modèle pour les autres Etats de la région » par Hillary Clinton.
Les grands médias internationaux étaient à l’unisson. Le New York Times a même publié une tribune titrée « Gloire au roi démocrate » !
Référendum (à la) soviétique
Mais derrière la diplomatie et les
coups de com’ (discrètement pilotés par des cabinets de lobbying
américains payés rubis sur l’ongle), se cache une réalité moins
idyllique. Il faut d’abord noter que ce « processus de réforme
exemplaire », comme l’a qualifié Nicolas Sarkozy, s’est soldé par un
référendum constitutionnel au score soviétique : 98,5% en faveur du
« oui ». Révélateur de la fraude massive qui a entaché ce scrutin, ce
chiffre suffisait à lui seul à mettre à bas la fiction du « roi
démocrate ». Mais étrangement, peu de medias internationaux s’y sont
intéressés ou l’ont même cité. Plutôt que le résultat lui-même, la
plupart ont préféré évoquer un « plébiscite » ou encore un « vote
triomphal » — de subtils pléonasmes qui, tout en reflétant la franche
victoire du roi, escamotaient discrètement le parfum de dictature
associé au chiffre. Comme s’il ne fallait pas perturber la vérité
préétablie de « l’exception marocaine », contre-point médiatique
séduisant, simple et digeste aux « révolutions sanglantes » du Moyen
Orient. La police ne tire pas sur des manifestants désarmés ? Alors cela
doit être une démocratie…
En réalité, la campagne référendaire a
été outrageusement biaisée. Pendant deux semaines, les médias publics
ont chanté, exclusivement et ad nauseam, les vertus de la
nouvelle Constitution royale. Même les mosquées ont été mises à
contribution pour appeler les Marocains à voter « oui ». Le jour du
scrutin, les témoignages de fraude ont afflué des quatre coins du
royaume. Tandis que des vidéos sur Youtube montraient des officiels
farfouillant dans des urnes ouvertes, d’autres faisaient témoigner des
citoyens sur la non-vérification de leurs identités dans les bureaux de
vote, ce qui permettait le bourrage d’urnes à large échelle. D’où un
résultat digne de la Corée du Nord.
Pouvoir absolu
Un texte aussi mal voté pouvait
difficilement contenir des réformes démocratiques sincères. De fait, la
nouvelle Constitution marocaine reconduit largement l’absolutisme royal,
avec tout au plus quelques innovations techniques. Certes, Mohammed VI
est désormais contraint de nommer le Premier ministre « au sein du parti
politique arrivé en tête des élections ». Mais le code
électoral—inchangé, lui—ne permet toujours pas au parti « en tête » de
gouverner sans l’appui (en fait le contrôle) d’une majorité aux ordres
du Palais royal. De plus, le monarque conserve la haute main sur le
gouvernement, nommant et démettant les ministres à sa guise. Le chef du
gouvernement dispose bien de quelques pouvoirs—ceux nécessaires, en
fait, pour assurer l’intendance et endosser la responsabilité des
décisions impopulaires (comme par exemple augmenter le prix du carburant
quand les finances de l’Etat, exsangues, ne permettent plus de le
subventionner). Mais toutes les décisions stratégiques ayant trait au
contrôle de l’appareil d’Etat – et donc au maintien de la suprématie
royale – restent du ressort exclusif du roi.
Sur le plan législatif, le parlement
marocain est certes élu au suffrage universel afin de produire les lois
du royaume, mais Mohammed VI conserve le pouvoir de promulguer ses
propres lois sous forme de décrets royaux… et de bloquer à l’envi toute
loi non produite par lui. Aucun texte, en effet, ne peut entrer dans le
circuit législatif marocain sans être validé en amont par le roi (via le
conseil des ministres qu’il préside), et en aval par le secrétariat
général du gouvernement (SGG, dirigé par un homme du roi sur lequel le
premier ministre n’a pour ainsi dire aucun contrôle). On ne compte plus
les lois dûment votées par le Parlement, mais qui sont ensuite entrées
dans les arcanes du SGG pour ne plus jamais en ressortir…
Le pouvoir judiciaire n’échappe pas non
plus à la suprématie royale. Outre le fait qu’il bénéficie à vie de
l’immunité judiciaire—ce qui le place, tout simplement, au dessus des
lois—, que la justice soit rendue en son nom, et qu’il ait le pouvoir
d’annuler toute décision judiciaire par un usage souverain (et non
soumis à justification) du droit de grâce, Mohammed VI est le supérieur
hiérarchique direct des magistrats du royaume. Via le Conseil Supérieur
du Pouvoir Judiciaire, une instance qu’il dirige et dont il nomme la
moitié des membres, le roi contrôle étroitement les nominations,
avancements, promotions et mutations des juges, et se réserve le droit
de les traduire en conseil disciplinaire ou de les révoquer à sa guise.
Autant dire qu’aucun juge ne serait assez fou pour prendre une décision
qui pourrait déplaire au souverain ou à son entourage.
« Représentant de Dieu… »
Au
delà des textes, le pouvoir du roi du Maroc procède du droit divin.
Jusqu’en 2011, le monarque était un personnage « sacré », statutairement à mi-chemin entre l’humain et la divinité. Depuis, cette disposition constitutionnelle a été abandonnée—un « gage de démocratisation » dont les thuriféraires du régime ont fait grand cas. Sauf qu’à y voir de plus près, la version originale de la nouvelle constitution stipule que le peuple doit toujours au roi respect et “tawqir”, terme arabe évoquant une attitude à mi-chemin entre la révérence et l’adoration—et surtout, expression historiquement utilisée pour distinguer le lignage prophétique dont se réclament les rois du Maroc depuis des siècles. Autrement dit, Mohammed VI n’est peut-être plus « sacré », mais on lui doit toujours la révérence due aux descendants du prophète de l’islam. Une révérence dont la cérémonie annuelle de « reconduction de l’allégeance » donne un aperçu très tangible.
À chaque fête du trône, les Marocains assistent encore à ce spectacle pharaonique : le souverain tout de blanc vêtu, fendant à cheval une foule d’adorateurs qui se courbent en cadence à son passage, tandis que les serviteurs du Palais, vêtus de la coiffe rouge des esclaves d’antan, leur hurlent les messages de bénédiction du maître… Fait remarquable : parmi les milliers de personnes qui forment cette « chorégraphie », comme l’avait qualifiée le grand intellectuel marocain Abdellah Laroui, le roi, juché pendant toute la cérémonie sur son pur-sang, est le seul à ne pas toucher terre. Normal : il est « khalifat Allah fi ardih » (le représentant de Dieu sur sa terre), c’est inscrit noir sur blanc dans le texte d’allégeance!
Jusqu’en 2011, le monarque était un personnage « sacré », statutairement à mi-chemin entre l’humain et la divinité. Depuis, cette disposition constitutionnelle a été abandonnée—un « gage de démocratisation » dont les thuriféraires du régime ont fait grand cas. Sauf qu’à y voir de plus près, la version originale de la nouvelle constitution stipule que le peuple doit toujours au roi respect et “tawqir”, terme arabe évoquant une attitude à mi-chemin entre la révérence et l’adoration—et surtout, expression historiquement utilisée pour distinguer le lignage prophétique dont se réclament les rois du Maroc depuis des siècles. Autrement dit, Mohammed VI n’est peut-être plus « sacré », mais on lui doit toujours la révérence due aux descendants du prophète de l’islam. Une révérence dont la cérémonie annuelle de « reconduction de l’allégeance » donne un aperçu très tangible.
À chaque fête du trône, les Marocains assistent encore à ce spectacle pharaonique : le souverain tout de blanc vêtu, fendant à cheval une foule d’adorateurs qui se courbent en cadence à son passage, tandis que les serviteurs du Palais, vêtus de la coiffe rouge des esclaves d’antan, leur hurlent les messages de bénédiction du maître… Fait remarquable : parmi les milliers de personnes qui forment cette « chorégraphie », comme l’avait qualifiée le grand intellectuel marocain Abdellah Laroui, le roi, juché pendant toute la cérémonie sur son pur-sang, est le seul à ne pas toucher terre. Normal : il est « khalifat Allah fi ardih » (le représentant de Dieu sur sa terre), c’est inscrit noir sur blanc dans le texte d’allégeance!
Richissime businessman
Tout élu de Dieu soit-il, Mohammed VI
ne dédaigne pas les bienfaits terrestres. Avec une fortune personnelle
estimée à 2 milliards de dollars (la reine Elisabeth, en comparaison, ne
pèse « que » 600 millions), il est l’homme le plus riche du Maroc et, à
en croire le magazine Forbes, le 7ème monarque le plus riche du monde.
Mohammed VI est ainsi, à titre privé, le plus gros banquier,
propriétaire terrien et producteur agricole du royaume. Il détient aussi
le monopole du sucre et, jusqu’à dernièrement, dominait la production
nationale de laitages et d’huiles ménagères. Il possède aussi la plus
grande chaine de distribution alimentaire du pays, et de solides
intérêts dans les secteurs des mines, du ciment, de l’acier, de la
téléphonie, de l’assurance, de l’immobilier et de la distribution
automobile. A travers Copropar, un fonds d’investissement qui regroupe 9
sociétés écrans (la plus célèbre étant Siger—anagramme de « regis », le
mot latin pour roi), Mohammed VI ainsi que ses frères et sœurs
détiennent le groupe SNI (Société Nationale d’Investissement), dont le
chiffre d’affaires global a, un temps, atteint 8% du PIB marocain. La
SNI (ex ONA-SNI) a certes été acquise du temps de Hassan II. Mais alors
que le père s’en servait comme d’une caisse noire pour rétribuer ses
clients politiques, le fils s’est découvert une réelle fibre d’homme
d’affaires. Sous la férule de Mounir Majidi, homme d’affaires et
secrétaire particulier de Mohammed VI, le business royal s’est
spectaculairement développé. Entre 1999 et 2009, le montant des
dividendes distribués à la famille royale a été multiplié par 7.
Ces chiffres sont connus parce que les
entreprises royales étaient tenues de publier leurs résultats, comme
l’exigent les règles de la bourse de Casablanca, où elles étaient
cotées. Mais tel n’est plus le cas depuis qu’en 2010, le groupe royal a
dépensé près de 800 millions d’Euros pour racheter ses propres actions
et ainsi quitter la bourse, mettant fin à toute transparence. Depuis, le
roi a vendu quelques unes de ses compagnies les plus voyantes, celles
opérant dans le secteur agro-alimentaire. Pour le reste, on baigne
désormais dans l’opacité. La SNI est l’un des rares—peut-être même le
seul—méga-conglomérat au monde à… ne pas avoir de site web ! A noter
que, pour tentaculaire qu’elle soit, la SNI ne regroupe pas toutes les
propriétés de Mohammed VI. Régulièrement, le public découvre que telle
entreprise, tel projet immobilier arbore la sceau royal. Ainsi de
l’hôtel Royal Mansour à Marrakech, une folie architecturale dont le roi,
dit-on, a personnellement supervisé la construction. Coût de la suite :
jusqu’à 36.000 Euros la nuit…
Indispensable monarchie
Avec une telle accumulation de pouvoir
et de richesses, comment expliquer que le peuple marocain n’en veuille
pas plus à son roi, et que le vent de ferveur du printemps arabe n’ait
pas dégénéré en fièvre révolutionnaire ? En effet, alors que les
Tunisiens criaient « Ben Ali dégage » et que les Egyptiens scandaient
« A bas Hosni Moubarak », seuls quelques rares têtes brûlées, au Maroc,
appelaient à la chute de Mohammed VI et l’instauration de la république.
L’écrasante majorité se contentait de dénoncer la « corruption
de l’entourage royal » (comme si Mohammed VI était un membre extérieur à
sa propre Cour) et « l’absolutisme » (comme s’il s’agissait d’un
concept abstrait, détaché de la personne du roi). Pourquoi une telle
prudence sémantique, alors que le vent de révolte venu de l’Est avait
emporté toutes les inhibitions ?
Trois explications peuvent être
avancées. Primo, la monarchie marocaine a 1200 ans d’histoire—et la
dynastie Alaouite, dont Mohammed VI est le 23ème représentant, règne sur
le pays depuis plus de 350 ans. Autant dire que la légitimité de la
royauté est profondément ancrée dans l’inconscient collectif des
Marocains. Secundo, aussi autocratique puisse-t-il être, le roi actuel
n’a pas étouffé ou tyrannisé son peuple au point de faire naitre un
sentiment révolutionnaire général chez ses sujets. Aussi dégradé soit
l’état des libertés publiques sous Mohammed VI, il n’a jamais été
comparable à la chape de plomb dictatoriale de la Tunisie sous Ben Ali
ou de l’Egypte sous Moubarak. Enfin, entre les rudes montagnards
rifains, l’élite commerçante fassie, les casablancais modernes et
souvent violents, les berbères industrieux du Sous, les Sahraouis
indépendantistes, etc., le Maroc est une mosaïque ethnico-géographique
aussi complexe que délicate. L’idée que « sans la monarchie et son rôle
unificateur, le Maroc exploserait en mille morceaux » est largement
partagée. Le roi est donc un personnage intouchable car il trône au
dessus d’une institution que les Marocains considèrent, à tort ou à
raison, comme indispensable à la survie de leur pays. Mais il n’y a pas
que cela. Force est de constater que Mohammed VI est, à titre personnel,
extrêmement populaire.
Culte de la personnalité
Exemple frappant : un jour de novembre
2012, le roi est apparu en public appuyé sur une canne (photo
ci-dessus). Une affection temporaire et visiblement mineure — il
claudiquait à peine — qui ne l’a pas empêché de procéder à son activité
officielle du jour. Plus tard dans la soirée, le site d’information
Hespress.com a publié une photo de l’activité royale. Très vite, il a
été submergé par une avalanche de commentaires spontanés. En quelques
heures et sans que personne ne les y oblige, près de 700 internautes
marocains se sont déclarés « émus à pleurer », « le cœur brisé » par la
photo de la béquille royale, adressant à Dieu d’ardentes prières pour la
prompte guérison de Sa Majesté.
La propagande dont les Marocains sont
constamment matraqués depuis un demi-siècle n’est pas étrangère à cette
adoration qui confine à l’irrationnel. Les portraits du roi sont sur les
billets de banque et les pièces de monnaie, dans chaque administration,
chaque magasin, chaque échoppe, à la une de quasiment chaque journal,
chaque jour. En période de fête nationale, pas un lampadaire, pas un
panneau d’affichage n’échappe à la photo du souverain. La télévision (le
Maroc compte 7 chaines, toutes publiques) est bien entendu le vecteur
n°1 du culte de la personnalité royale. Un culte dont le protocole avait
été fixé du temps de Hassan II, mais dont les mécanismes ont été
largement reconduits par son fils. La seule manifestation d’idolâtrie à
laquelle Mohammed VI a opposé un veto formel, à son accession au trône, a
été la diffusion de chansons à sa gloire. « Too much », sans doute.
Pour le reste, rien n’a changé. La moindre activité royale, aussi
insignifiante ou routinière soit-elle, fait l’ouverture de tous les
journaux télévisés. Pas un jour ou presque sans que la télévision montre
le roi présidant une réunion ministérielle, recevant un haut dignitaire
étranger et surtout—le « must »—inaugurant un projet social ça ou là
dans le royaume.
Populisme et ubiquité
Qu’il s’agisse d’une crèche, d’une
piscine municipale ou d’une portion d’autoroute, que le projet coûte un
milliard ou un million, le roi est là, partout en même temps, inaugurant
tout ce qui se construit dans le pays. L’objectif est de renvoyer une
image de monarque hyperactif, entièrement tourné vers la satisfaction
des besoins matériels de son peuple. Sauf que l’image est largement
trompeuse. Si quelques grands chantiers sont directement supervisés par
le cabinet royal et ses affluents, la plus grande partie de ce que le
roi inaugure est l’œuvre de responsables locaux ou d’organisations de la
société civile. Mais quand l’inauguration survient, les projecteurs
sont exclusivement braqués sur Mohammed VI, reléguant les vraies
chevilles ouvrières au rang de figurants indignes d’intérêt. Nul autre
que Sa Majesté ne saurait être un vecteur de mouvement, tel est le
message des médias officiels, en application d’un cahier de charges
scrupuleusement fixé par le Palais royal. Du coup, le peuple ne connaît
que « Sidna » (« notre seigneur »), n’idolâtre que lui, et voue aux
gémonies tous les autres—d’autant que l’image d’hyper-efficience royale
contraste avec le chaos qui caractérise souvent la gestion des élus
locaux. Un contraste accentué par les fréquentes et désormais mythiques
« colères » de Mohammed VI qui lui font limoger, brutalement et sans
autre forme de procès, des responsables locaux accusés de malversations.
Ce faisant, le roi viole d’un même mouvement la présomption
d’innocence, la hiérarchie administrative, l’État de droit et la
suprématie des institutions. Mais qu’importe car l’effet
recherché—l’acclamation des foules—est pleinement atteint.
Ce populisme d’État a un dangereux
effet secondaire : il délégitime toutes les institutions et vide de son
sens le principe de délégation du pouvoir, qui est le socle de la
démocratie. Mieux (ou pire) : il donne à croire aux Marocains que la
démocratie est un mécanisme nuisible car le pouvoir, s’il est délégué,
le sera forcément à des gens incompétents et malhonnêtes. Un sondage sur
le bilan du roi, le seul qui ait été conduit au Maroc à ce jour[1],
démontrait que pour les 38% des Marocains qui considèrent leur pays
comme une « monarchie autoritaire », il s’agissait là… d’un compliment !
Justification : « Il vaut mieux que le pouvoir soit entre les mains
du roi qu’entre celles des élus corrompus qui ne pensent qu’à leur
intérêt. » Dans le même sondage, réalisé en 2009, 91% des Marocains
estimaient « positif » ou « très positif » le bilan de 10 ans de règne
de Mohammed VI, tandis que 25% seulement estimaient que la classe
politique était « à la hauteur des attentes du nouveau règne »—contre
57% qui pensaient qu’elle ne l’était pas.
Improbable charisme
L’ubiquité et l’omnipotence symboliques
de Mohammed VI, ainsi que son hyper-représentation dans les
medias—voire l’inconscient populaire—marocains a été théorisée par
l’anthropologue américaine Chloe Mulderig. Dans un article publié en
novembre 2012[2], elle écrit : « Le
pouvoir de la présence, consubstantiel à la nature de l’allégeance
royale, est devenu la pierre d’angle de la stabilité politique au Maroc
(…) » Puis elle ajoute : « En comprenant le sens particulier que
l’histoire et la culture marocaine donnent aux notions d’autorité et à
de légitimité, le roi a su mettre le peuple de son côté en jouant de sa
plus grande force : son charisme personnel ». Autrement dit : les
Marocains ont l’autocratie dans le sang, il suffit que leur roi ait du
charisme pour que le peuple accepte sans sourciller sa férule d’airain.
Passons sur la condescendance toute
« ethnologique » de cet argument, et intéressons-nous à sa conclusion :
Mohammed VI est-il vraiment charismatique ? Voilà qui expliquerait tout,
et notamment l’étonnante adoration que le peuple semble lui vouer en
dépit de tous ses abus. Mais il suffit de regarder le roi lire un
discours pour comprendre que le charisme n’est pas son atout principal :
les yeux rivés sur ses feuilles de papier, il lit avec difficulté des
phrases interminables sur un ton monocorde, soufflant et trébuchant sur
les mots… Même pendant ses visites de terrain, fondement de son supposé
« pouvoir de la présence », le roi semble toujours souffrir mille morts.
Engoncé dans des costumes trop ajustés, il marche d’un pas raide et
adresse à la foule qui l’acclame des saluts furtifs. Le baisemain au
roi, geste symbolique imposé sous Hassan II pour illustrer la soumission
des Marocains à la royauté, semble pour Mohammed VI une corvée—il n’y a
qu’à le voir se raidir quand les officiels se penchent pour lui
embrasser la main. Mais puisqu’il est le roi, qu’est-ce qui l’empêche de
réformer ce protocole qui le met visiblement mal à l’aise ?
Au fond, que pense réellement cet homme
du pouvoir et de son exercice ? Difficile de le dire, car depuis 13 ans
qu’il est sur le trône, ses interviews se comptent sur les doigts d’une
seule main. Et toutes, lénifiantes à force d’être aseptisées, ont été
réservées à la presse écrite, format qui permet de réviser (et
éventuellement « toiletter ») un entretien avant publication. Jamais, y
compris du temps où il était prince héritier, Mohammed VI n’a parlé en
direct devant un micro ou une caméra autrement qu’en lisant un texte
impersonnel écrit par d’autres. Pendant les retransmissions de ses
activités officielles, le protocole commande de couvrir le son de sa
voix par celui des commentaires laudateurs des journalistes de la
télévision publique. Tout se passe en fait comme si l’objectif était de
gommer toute trace de spontanéité de crainte qu’elle ne révèle l’homme
privé, fragile et faillible, derrière le monarque absolu, nécessairement
dur et autoritaire…
Par quel étrange mécanisme Mohammed VI
s’est-il retrouvé, sans en avoir le goût, à la tête d’un système
autocratique extrêmement personnalisé et au cœur d’un culte de la
personnalité exubérant ?
Le rapport au père
La réponse à cette question recèle une
part d’intime, que le public ne connaitra sans doute jamais pleinement.
Il n’est pas très risqué, cependant, d’affirmer que la personnalité
complexe de Mohammed VI tient pour beaucoup de son rapport à son père,
Hassan II. Tous ceux qui ont approché le prince héritier décrivent un
adolescent tendre et introverti, terrorisé par un père charmeur et
charismatique en public, mais dur et implacable en privé. Le jeune
Mohammed a vécu une enfance puis une adolescence terribles, corseté par
un père cruel et adepte des humiliations corporelles comme mentales en
guise de méthode d’éducation. Mais le prince haïssait son père aussi
intensément qu’il l’admirait… tout en étant convaincu qu’il ne
l’égalerait jamais. C’est du moins ce que rapporte Ali Bongo, fils du
dictateur gabonais et ami de Hassan II. Omar Bongo, dans une surprenante
confidence au magazine Jeune Afrique : « Nous en parlions souvent
avec le prince héritier du Maroc, à l’époque où il n’était pas encore
Mohammed VI : partant du principe que la comparaison avec nos pères
respectifs serait toujours à notre désavantage, nous avions décidé,
comme on dit, de ne pas ‘nous prendre la tête’.»[3]
Mais quand il accède au trône à 36 ans, le jeune Mohammed VI continue à se « prendre la tête ». À Jean Daniel, directeur du Nouvel Observateur qui le rencontre un mois après la mort de Hassan II, il dit : « si vous pouviez m’épargner les évocations de mon père pour savoir ce que je pense, je vous en serais reconnaissant »[4]. Mais son premier entretien de roi, qu’il accorde quelques mois plus tard à Scott McLeod, envoyé spécial de Time, est truffé de références à son père—tellement qu’il faut lourdement expurger l’interview[5].
L’ambivalence du rapport au père est au
cœur de la « rupture dans la continuité », politique annoncée par
Mohammed VI dès son accession au trône. Le paradoxe va parfois très
loin. Ainsi, dès le début de son règne, le jeune roi crée un organe
chargé d’indemniser les victimes d’atteintes aux droits de l’Homme sous
Hassan II. Mais le jour où il reçoit lesdites victimes au palais royal,
non seulement Mohammed VI ne leur fait pas les excuses promises au nom
de l’Etat, mais au contraire, il évoque dans son discours « l’âme
immaculée de (son) vénéré père »!
Zone de confort
Le protocole pharaonique, le culte de
la personnalité délirant, jusqu’à la Constitution qui fait le roi du
Maroc maître suprême des trois pouvoirs… cette cotte de mailles du
pouvoir absolu a été taillée par et pour Hassan II. À sa mort, son fils a
bien cherché timidement à s’en émanciper. Mais le jeune roi
« modeste », attentif au sort des démunis et « qui s’arrête aux feux
rouges » n’a pas fait long feu. Le Makhzen, caste de courtisans dédiés à
la perpétuation de l’absolutisme royal, avait trop à y perdre.
Transformer la structure de pouvoir sur laquelle s’appuyait Hassan II
mettait en jeu trop de puissants intérêts, de la préservation desquels
semblait dépendre la stabilité du trône. Déconstruire la pelote-Makhzen
aurait demandé énormément de courage et de savoir-faire au nouveau roi,
mais aussi une certaine dose d’aventurisme dont il était manifestement
dépourvu. Assez vite, Mohammed VI a cédé sous la pression d’une
« exigence d’autorité » difficilement soutenable. Seule « zone de
confort » du jeune monarque : ses anciens camarades du collège royal,
qui ont partagé ses secrets de jeunesse et sa terreur du père-tyran.
C’est au sein de ce groupe fermé qu’on trouve, aujourd’hui, les
personnages les plus puissants et les plus craints du royaume. Des
« vice-rois » tels que le conseiller politique Fouad Ali El Himma ou le
gérant de la fortune royale Mounir Majidi. Mille fois, leurs méfaits ont
été exposés par la presse. Depuis 2011, leur départ est même réclamé
dans des manifestations de rue. Mais le roi s’accroche à eux, comme si
son équilibre personnel dépendait de leur maintien…
Faute d’une personnalité qui lui aurait
permis de braver le Makhzen, Mohammed VI ne s’est jamais pleinement
dissocié de la « fabrique » autocratique de Hassan II. Certes, l’époque a
changé et avec elle, les modalités de la répression, de la cooptation
et du clientélisme. Mais dans l’ensemble, le jeune roi a fini par se
fondre dans le moule despotique créé par son père—même si cela ne cadre
pas forcément avec son caractère personnel. Ce déphasage entre l’homme
et la fonction, les Marocains le perçoivent d’instinct, au delà de toute
propagande. La panoplie du despote implacable, celle dont ils ont tâté
pendant 38 ans de « hassanisme », est toujours là, plus active et solide
que jamais. Mais depuis 13 ans, son titulaire est un roi timide et
d’apparence humaine—ce qui suscite chez les Marocains un élan de
sympathie aussi palpable qu’irrationnel. Un élan comparable, en quelque
sorte, au syndrome de Stockholm…
[1] Commandé par les hebdomadaires marocains TelQuel et Nichane et le quotidien français Le Monde,
ce sondage avait justifié, aux yeux des autorités, la saisie et la
destruction de plus de 100.000 exemplaires de ces 3 journaux, au motif
que « la personne du roi est sacrée et ne saurait faire l’objet de sondages d’opinion ». Pourtant, aucune loi n’interdisait les sondages au Maroc.
[2] Chloe Mulderig, « Reach Out and Touch Someone: Moroccan Monarchical Stability and the Power of Presence », in Anthropology News, novembre 2012, pp. 3-4
[3] “Ali Bongo: le Gabon, mon père et moi”, Jeune Afrique nº 2536-2537, 14 août 2009
[4] “Jean Daniel: Le Grand Témoin”, TelQuel nº 223, 29 avril 2006
[5]
La version brute, confiée au correspondant de Reuters au Maroc Steve
Hughes, a été consultée par l’auteur de cet article. Elle a ensuite été
publiée dans le numéro d’aout 2006 de l’hebdomadaire marocain Al Jarida Al Oukhra
Cet article est paru dans le n°145 (mars 2013) de la revue française “Pouvoirs”, ed. du Seuil.
Dans le cas qui nous préoccupe, j’entends cette forclusion comme un mécanisme de défense qui s’inscrit dans un processus psychotique. Contrairement au refoulement qui implique une élaboration symbolique minimum de l’objet, la forclusion est plus de l’ordre du rejet. Dans le cas d’un retour du refoulé à travers un lapsus par exemple, le sujet sait que c’est lui qui parle, que c’est lui le sujet de l’énonciation du lapsus qu’il fait et que ce retour du refoulé s’effectue du dedans. Cela mérite un débat d’une autre nature et d’une autre profondeur. Votre papier, permettez-moi de le redire, apporte beaucoup sur le “despote malgré lui”, mais je crains qu’il ne s’arrête là où les choses sérieuses devraient être exposées. Hicham Ben Abdallah el Alaoui me disait à Cordoue en mai 2000, parlant de son cousin, “He doesn’t like the job”. En creux de votre papier, je crois lire toutefois que vous passez sur les 53 ans de règne conjugué (Hassan II-Mohammed VI) faits de tensions politiques très fortes, et que vous condamnez les Marocains au développement d’une culture politique du compromis. L’Histoire tranchera. Cordialement,
Ahmed Benani, politologue et anthropologue, Lausanne, le 28 décembre 2013