Safya Akkori, juriste et membre de Cap Démocratie Maroc, 23/9/2013
Entre la lutte anti-terroriste et le règne de la terreur :
Comment l’Etat marocain confond les degrés de répression
« Toute personne a droit à la liberté d’expression ; ce droit
comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des
informations et des idées de toute espèce, sans considération de
frontières, sous forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par
tout autre moyen de son choix. »
L’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et
politiques consacre en ces termes la liberté d’expression. L’article 25
de la Constitution marocaine précise que « sont garanties les libertés de pensée, d’opinion et d’expression sous toutes leurs formes. »
Parmi les droits fondamentaux internationalement reconnus et au
respect desquels le Royaume Marocain est tenu, certains peuvent faire
l’objet de restrictions. Si le droit à un procès équitable ne peut en
aucun cas souffrir de dérogation, la liberté d’expression peut être
soumise à des conditions d’exercice restrictives. Envisagées par le
Pacte, ces restrictions à la liberté d’expression ne sont admissibles
qu’à condition qu’elles soient expressément fixées par loi et qu’elles
soient nécessaires à « la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publique. »
L’incrimination de l’incitation : un degré sensible de la répression pénale
Les législations réprimant « l’incitation » sont l’apanage de
cette restriction à la liberté d’expression. Qu’il s’agisse de
l’incitation au crime, l’incitation à la discrimination, l’incitation au
terrorisme, l’apologie du génocide, de nombreux pays disposent
aujourd’hui d’une législation spécifique par laquelle le simple fait de
prononcer un discours peut être constitutif d’une infraction.
L’enjeu de ces législations est de dépasser la simple appréhension de
la complicité par instigation qui nécessite que l’infraction principale
soit consommée et que l’auteur principal fasse également l’objet de
poursuites. A travers la répression de l’incitation le discours peut
ainsi faire l’objet de poursuites bien qu’il n’ait pas eu de suite
concrète et alors même que la violence n’a pas été commise.
En effet, il est des problématiques pour lesquelles certaines
sociétés, aussi avancées soient-elles dans l’accomplissement
démocratique, conviennent d’engager une répression dans son plus haut
degré d’acceptation. S’il s’agit d’un pacte, dont acte.
Dans cet esprit, à l’heure où les mouvances terroristes engagent des
actions de plus en plus protéiformes, à l’heure où internet constitue
une tribune mondiale pour les discours idéologiques les plus radicaux,
les législations anti-terroristes cherchent toutes à s’adapter en
adoptant une approche préventive et en incluant un volet relatif à la
répression de l’incitation au terrorisme.
Nécessaire à la sauvegarde de la sécurité nationale, l’idée
sous-jacente de cette approche est comprise. En touchant à un équilibre
sensible entre restriction à un droit fondamental et proportionnalité de
la restriction, cette approche préventive nécessite cependant une
précaution toute particulière. Tout Etat de droit qui se respecte
reconnaîtra que le pouvoir répressif dont il use doit être encadré et
délimité. Pour exemple, dès 2008, les débats au Parlement Européen
rappelaient les risques liés à la répression de l’incitation au
terrorisme : « où s’arrête la liberté d’expression ? Il faut une
formulation claire, prévoir une clause de sauvegarde, et des
dispositions garantissant le respect des droits fondamentaux. »
La législation anti-terroriste marocaine au sommet de la pyramide répressive
Aujourd’hui, la législation marocaine, issue d’une réforme pénale qui
avait été engagée en 2003, fait partie des législations les plus
répressives qui soient en matière de lutte contre le terrorisme.
Pour ce qui est du contexte d’adoption de cette loi, il convient de
rappeler que le projet qui avait initialement été adopté par le Conseil
des ministres et déposé au Parlement le 23 janvier 2003 avait donné lieu
à de vives critiques de la part de la société civile. Au-delà de
l’incrimination spécifique de l’apologie du terrorisme, les associations
de défense des droits de l’homme et les syndicats soulignaient les
dangereuses lacunes du projet, notamment la définition imprécise du
terrorisme et le nombre excessif de dispositions exorbitantes de droit
commun.
Si le vote a été repoussé par le Parlement à ce moment là, les
attentats perpétrés à Casablanca le 16 mai 2003 ont remis le projet de
loi à l’ordre des débats et en l’espace de quelques jours le code pénal
marocain a intégré les dispositions aveuglément répressives que les
citoyens avaient dénoncées quatre mois auparavant (dahir n° 1-03-140 du
26 rebia I 1424 (28 mai 2003) portant promulgation de la loi n° 03-03
relative à la lutte contre le terrorisme).
En juillet 2003, le Roi du Maroc avait donné au Conseil National des
Droits de l’Homme (CNDH) la possibilité de renverser la vapeur. Dans son
discours du trône, il avait chargé l’instance de « préparer les
propositions nécessaires pour combler les lacunes juridiques dans le
domaine de la lutte contre toutes les formes de discrimination, de haine
et de violence. »
En juillet 2004, alors que l’ensemble des réformes avaient déjà été engagées et promulguées, l’avis consultatif[1]
produit par l’instance indépendante passait sous un silence
assourdissant les dangers qu’impliquent une législation susceptible de
restreindre la liberté d’expression et d’information.
Le CNDH se contentait alors de noter « que le code pénal marocain a
été récemment modifié et complété dans le sens de l’incrimination des
diverses formes de violence, de discrimination et de la haine qui y
conduit, ainsi que l’incitation à la violence et l’apologie des crimes
de terrorisme. » L’avis citait ensuite deux lois nouvelles (celle
relative à la lutte contre le terrorisme et celle modifiant la loi sur
la presse) sans alerter ni le Roi, ni les citoyens, sur les lacunes que
comportaient ces réformes : aucune garantie procédurale n’étaient
envisagée pour délimiter le champ des pouvoirs d’enquête de la police à
l’encontre des journalistes, aucune définition concrète de l’« incitation » n’était
proposée (art. 218-2 et 218-5 du code pénal). Des infractions nouvelles
étaient créées, mais la procédure pénale qui encadre la poursuite de
ces infractions restait figée dans un autre temps.
C’est ainsi que depuis dix ans, la législation anti-terroriste
marocaine, votée à la va vite, a entériné un système flou, incohérent et
attentatoire aux droits fondamentaux en général, aux droits des
journalistes en particulier. En outre, la loi marocaine sur la presse
permet aux forces de police d’enquêter et au ministère public de
poursuivre la complicité de crime ou délit par voie de presse (art. 38
de la loi sur la presse) ; la provocation par voie de presse aux crimes
et délits contre la sûreté extérieure de l’Etat (art.39 de la loi sur la
presse) ; l’incitation par voie de presse à la discrimination et aux
crimes de guerre (art.39 bis de la loi sur la presse). Face à cette
avalanche de dispositions, aucune garantie procédurale ne permet de
protéger les journalistes des abus potentiels.
Les politiques pénales répressives : un degré sensible de la démocratie
Depuis toujours, le droit pénal marocain est en souffrance et
l’avancée démocratique qu’a constitué la réforme constitutionnelle de
2011 n’a toujours pas réussi à l’atteindre : le droit pénal marocain
manque des garanties les plus élémentaires à l’attention des droits de
la défense. Or, les droits de la défense constituent un droit
fondamental que le CNDH n’a pas su appeler de ses vœux et qu’il doit
pourtant promouvoir avec autant de dévotion que celle qu’il met en œuvre
pour les droits des minorités que sont les femmes, les handicapés ou
les migrants.
Une politique pénale ultra répressive, lorsqu’elle est entérinée par
la loi et inscrite dans un code pénal, prend le risque d’entretenir un
déséquilibre insurmontable entre les droits de la défense et ceux du
ministère public. D’où l’importance d’une procédure pénale rigoureuse.
Assez simplement, si la répression s’élargit pour définir toujours
plus d’infractions et appréhender toujours plus de phénomènes, l’action
publique voit de plus en plus de moyens offerts à elle pour engager les
poursuites alors même qu’elle ne bénéficie pas des garde-fous
nécessaires.
Le 13 septembre 2013, la presse espagnole a diffusé une information
relative à l’existence d’une menace concrète et physique, proférée à
l’encontre du Royaume marocain, par un groupe terroriste actif
(information qui a été reprise depuis par d’autres journaux étrangers,
comme Le Monde par exemple).
Le 14 septembre, Ali Anouzla, dans le cadre de sa mission de
journaliste, a relayé cette information, il a permis aux citoyens
marocains de prendre connaissance d’une propagande islamiste véhiculée
par l’organisation terroriste armée AQMI.
Le 17 Septembre, les locaux du site d’information Lakome étaient
perquisitionnés, Ali Anouzla était placé en garde à vue et le Ministère
de la Justice annonçait vouloir poursuivre également le quotidien
espagnol pour incitation à perpétrer des actes terroristes sur le
territoire marocain. La confusion des genres étaient alors consommée :
liberté d’information, liberté d’expression, discours apologisant,
aucune distinction raisonnable n’était envisagée.
Le 21 septembre 2013, après 96 heures de garde à vue, la mesure
restrictive de liberté qui a été prise à l’encontre d’Ali Anouzla a été
renouvelée une première fois pour 96 heures.
Une garde à vue constitue une zone de non droit au sein de laquelle
le mis en cause est placé à la disposition des autorités enquêtrices en
ne disposant que d’un accès parcellaire à ses avocats. Durant la garde à
vue, la défense n’existe pas. Or, si la garde à vue de droit commun ne
peut excéder 48heures (renouvelable une fois), la loi du 28 mai 2003
autorise une durée dérogatoire pour la garde à vue « terroriste »
pouvant atteindre un maximum de trois fois 96heures, soit 12 jours :
voilà le sommet de la répression, sans distinction graduée.
L’esprit des lois est ici dévoyé, et l’usage d’une législation
anti-terroriste à l’encontre d’un journaliste relève de l’abus de droit.
L’engrenage répressif dans lequel se sont enfermés les forces de
police, le ministère public et le Ministère de la Justice est effrayant
pour les citoyens qui suivent cette affaire et révoltant pour les
avocats soucieux des droits de la défense. Le pire étant que cet usage
exorbitant était pourtant prévisible et évitable.
Le respect des droits de la défense et la liberté de la presse : des indicateurs inévitables de l’avancée démocratique
L’Etat marocain, à travers une législation pénale ultra répressive et
un manque de garanties procédurales, a choisi de laisser un trou béant
dans lequel s’infiltre le règne de la peur collective concrétisé par
l’action du ministère public.
L’état actuel des droits de la défense au Maroc est l’indicateur
législatif de trop qui révèle à quel point l’avancée démocratique
nécessite encore de nombreux accomplissements institutionnels.
Oui, depuis que le Maroc entame son long et lent cheminement vers la
démocratisation, il a découvert le revers de la médaille (même s’il le
connaissait déjà depuis déjà bien longtemps) : avec l’ouverture
politique, un phénomène intégriste et conservateur peut sortir de
l’ombre.
Oui, les idéologies politiques et/ou religieuses sont multiples et
s’affrontent au sein de la société marocaine. Comme partout ailleurs.
Les occidentaux apprennent à gérer avec les ultranationalistes, les pays
arabes avec les mouvances salafistes : toute société est confrontée aux
idéologies extrémistes et aux dangers qu’elles impliquent.
Dans ces conditions, le choix de l’information, de l’éclairage, de la
transparence n’est pas infaillible, mais il a l’avantage de laisser aux
citoyens la possibilité de choisir leur camp et il a surtout le mérite
d’avoir fait ses preuves. « A toute diminution de la liberté de la presse correspond une diminution de civilisation » disait Victor Hugo. La liberté de la presse est depuis toujours un enjeu fondamental d’une société démocratique.
Si le gouvernement marocain actuel ne fait pas le choix sincère de la
modernité et de la démocratie, si l’Etat marocain ne protège pas ses
journalistes, ses penseurs, ses insolents, le danger le plus grand et le
plus effrayant qui guette le pays est celui de l’obscurantisme. La
protection dont les citoyens marocains ont besoin c’est, entre autres,
celle du droit à se défendre équitablement lorsque le Procureur engage
des poursuites infondées.
Abdelatif Laâbi appelle les marocains a cultiver une « pensée vivante, libre, plurielle, critique, insoumise ». Lakome appelle les citoyens à s’informer, à comprendre les tenants et les aboutissants de l’action du gouvernement actuel.
Les justiciables appellent le Ministre de la justice à respecter le
projet démocratique qui a été défini par la Constitution de 2011 en
procédant à une réforme du code de procédure pénale afin de figer dans
le marbre les garanties d’un procès équitable, afin de limiter les
pouvoirs exorbitant dont bénéficie systématiquement le ministère
publique.
Et s’il est besoin de répéter une fois de plus les prises de position
qui pleuvent depuis le 17 septembre, le bon sens appelle le Procureur à
prononcer la fin de la garde à vue d’Ali Anouzla et à classer sans
suite l’enquête préliminaire menée par la police judiciaire à son
encontre.
[1] Disponible at http://www.ccdh.org.ma/spip.php?article5835
Safya Akkori, juriste et membre de Cap Démocratie Maroc.
Safya Akkori, juriste et membre de Cap Démocratie Maroc.
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