- Écrit par Driss Ksikes24/9/2013
La mise en examen du directeur du site d'information
marocain, Lakome, Ali Anouzla, pour avoir relayé le lien menant, via un
article paru dans El Pais, vers une vidéo signée du
groupe terroriste AQMI, est annonciateur d'une relance de
la harka judiciaire contre la presse, dorénavant largement plus
influente en ligne.
L'affaire nous révèle, en elle-même, en comparaison avec des actes
comparables dans le passé et au vu des discours et actes qui l'ont
accompagnés, plusieurs manifestations d'un autoritarisme, teinté de
nationalisme exacerbé, qui plane à nouveau et refaçonne l'air du temps.
Deux pistes d'interprétation
Regardons
ce qui s'est passé depuis plus d'une décennie. A chaque fois qu'un
jugement est commandité par l'Etat contre la presse créée par des
"journalistes-entrepreneurs" (Le Journal, Assahifa, Al Ayyam de
l'époque, Telquel, Nichane, AlJarida Al Oula, Akhbar Al Yaoum,
etc.), sur lesquels l'establishment, politique, économique et
sécuritaire, n'avait pas ou plus de prise, ni directe ni par serviteurs
interposés, la même antienne semble être reproduite à l'identique : "On
savait qu'un jour il irait trop loin". Où ? Là où un jour les chiens de
garde considèrent arbitrairement, à la tête du client, que la limite de
l'indicible a été franchie. C'est comme si pendait au-dessus de la tête
de certains journalistes irrévérencieux, refusant la laisse de
l'autocensure, une épée de Damoclès qui finirait fatalement par
s'abattre sur eux. Les prétextes varient (Sahara, islam,
monarchie, stabilité, sécurité, etc.) mais le but n'a jamais changé :
faire taire, par la dissuasion policière et judiciaire, les voix les
plus crédibles et les plus audibles, qui s'autorisent d'eux-mêmes et ne
se soumettent pas au diktat du consensus voulu d'en haut.
Al Anouzla est le premier professionnel marocain, reconnu pour son
intransigeance sur le devoir d'informer, directeur de site d'information
en ligne, non simple bloggueur ou journaliste amateur publiant des avis
sur réseaux sociaux, à être mis en cause. Mais alors pourquoi lui,
maintenant ? Faut-il croire que c'est réellement pour le renvoi au lien
de l'AQMI qu'il est attaqué ou, comme souvent nous l'avons appris, en
off, dans chaque poursuite tonitruante, pour "torts accumulés" ? La
règle, nous apprennent les architectes de la machine antijournalistique
marocaine, est que lorsqu'un journaliste dérange, il faut attendre la
"grossière bévue", celle qui aurait le moins de coût aux yeux
du public, pour assommer le joueur "indésirable". Difficile de
trancher en faveur d'une des deux interprétations. Alors, suivons les
deux pistes pour épuiser toutes les éventualités.
Deux logiques à superposer
Si l'on considère qu'Anouzla est malmené et maintenu en
interrogatoire pendant plus de 96 heures, tel un terroriste présumé,
pour le délit ostensiblement déclaré par le procureur du roi, il y a
lieu de se demander s'il n'y a pas anachronisme et manipulation des
faits. En effet, poursuivre un directeur de journal électronique qui n'a
même pas posté une vidéo, juste indiqué son existence en soulignant sa
nature propagandiste, c'est nier sa bonne foi manifeste et ignorer la
règle clairement établie par l'ONG faisant autorité dans le domaine
"Article XXI", qui estime le renvoi à un lien dans l'espace cybernétique
comme un devoir neutre d'information n'engageant aucune responsabilité
éditoriale.
Sur ce point précis, les pourfendeurs de cet acte, principalement des
acteurs politiques, mettent en avant le caractère belliqueux et hostile
au régime de la vidéo relayée.Ils n'ont certainement pas tort mais leur
logique, tout aussi cohérente soit-elle, ne saurait se substituer ni
s'imposer à celle d'un journaliste qui prend le parti de
souligner l'existence du document sans pour autant l'adopter. Lui
en vouloir de le signaler à ses visiteurs part du principe qu'il
pourrait créer par cet acte "irresponsable" des adeptes du discours
menaçant qu'elle diffuse. Mais cela présupposerait que les visiteurs du
site Lakome sont manipulables à souhait, incapables de discerner les
choses par eux-mêmes.
En somme, la logique sécuritaire, préventive, de rétention, que
défend une partie de l'élite dirigeante et ses obligés, part du principe
qu'il faut protéger le système semi-autocratique en place, qui peut
être à tout moment fragilisé. Or, la logique d'un journaliste qui opte
pour l'accès aux informations les plus dérangeantes est celle d'un
libertaire qui s'interdit d'infantiliser ses lecteurs et croient en leur
émancipation, voire leur supposée indignation ou mise en alerte, face à
une telle publication.
Faux débat et obsessions
Il est possible que, sur cette option éditoriale, il y ait débat ou
controverse. Mais, contrairement à ce que prétend le Syndicat de la
presse marocaine, plutôt partisan et assez peu représentatif des
professionnels affranchis de toute tutelle politique, le moment est mal
choisi. S'il y a dérive éthique, aux yeux de quelques-uns, elle ne peut
avoir lieu dans un tribunal ni dans un climat de persécution, mais
sereinement entre professionnels ayant suffisamment de probité et
d'autonomie. Catégorie qui ne court pas les rues, d'ailleurs. En tout
cas, brandir la dérive éthique pour justifier une répression judiciaire
ne fait que pervertir les rôles pour justifier une politique
liberticide.
Par ailleurs, il convient de souligner que la poursuite d'Ali Anouzla
est le point culminant d'une obsession qui est allée crescendo depuis
trois ans au moins. Que ce soit dans les arcanes du pouvoir central,
dans les services de sécurité de l'Etat profond, au sein du
gouvernement, dans des associations satellites, ou dans le projet de
révision du code de la presse, le leitmotiv est le même : contrôler et
enrayer la machine médiatique qui grandit de jour en jour en ligne. Les
demandes de halte prennent plusieurs formes : "régulation du journalisme
en ligne","création de bases de données centralisées et
contrôlées", "intégration des e-journalistes dans le circuit
institutionnel", et mieux encore "la soumission des documents
audiovisuels à l'avis de l'autorité compétente".
Enjeux mondiaux et nationalisme anachronique
Le Maroc officiel donne parfois l'impression d'être hors temps, comme
un îlot, à part. Or, que nous dit le dernier rapport de la CIA sur
2030 ? Il nous prévient que l'une des premières menaces des États, du
Nord comme du Sud, dorénavant, est la montée de plus en plus
exponentielle d'acteurs non étatiques qui maîtrisent les outils de la
violence. Et l'une des plus grandes tendances est la montée de plus en
plus marquante de sociétés sur-informées, vigilantes, intelligentes par
l'accès à l'information. Nous sommes face à ce dilemme. Croire que les
services secret et de sécurité d'un État aux moyens limités comme le
Maroc peut veiller sur une population maintenue dans l'ignorance
ou co-construire la société de demain avec de l'intelligence partagée ?
Visiblement, cette option respectueuse de notre modernité naissante
est écartée. Du coup, ce qui dérange davantage dans l'affaire Anouzla,
c'est le discours haineux, inquisitorial qui l'accompagne, le désignant
tantôt de "cinquième colonne", tantôt de "traître de la nation". Il est
évident que les partis politiques qui le traitent ainsi, même ceux issus
du Mouvement national, n'ont pas toujours été de vrais défenseurs de la
liberté de la presse. Ce slogan, ils l'ont brandi à un moment comme
arme de négociation politique avec le régime de Hassan II, jamais
comme un sacerdoce ou acte de foi pour développer la profession, loin de
leur contrôle et leurs intérêts. Donc, ce n'est pas tant l'origine des
calomnies qui mérite qu'on s'y attarde que ce dont elles sont
révélatrices.
Conformisme en privé et étouffement de l'espace public
C'est cela précisément qui nous met sur la deuxième piste. Car à lire
les différentes déclarations vénéneuses proférées à
l'encontre d'un simple journaliste accusé par le mastodonte de l’État,
on est en droit de se demander, sans qu'il y ait de preuve tangible
là-dessus, s'il n'est pas attaqué pour tous ces "antécédents". La liste
serait ainsi longue et les supputations infinies. Serait-il poursuivi
pour être un défenseur acharné d'une autonomie réelle, non de façade, au
Sahara occidental ? Serait-il attaqué pour avoir plusieurs fois osé
critiquer les vacances prolongées du roi qui tient à rester maître à
bord ? Serait-il mal aimé pour avoir révélé, le premier, la grossière
erreur royale concernant la grâce de Daniel Galvan [pédophile espagnol
qui a bénéficié d'une grâce royale cet été avant que Mohammed VI ne
revienne sur sa décision]. Aurait-il subi, par ricochet, l'effet de la
colère de l'Arabie saoudite, objet d'un édito lumineux – son dernier –
où il démontre que le régime wahhabite est le financier en chef des
contre-révolutions dans le monde arabe ?
Rien ne permet officiellement de confirmer ou d'infirmer ces
hypothèses, sauf le fait qu'elles alimentent les discussions de salon et
sont reprises par plusieurs journaux suite à des discussions en off
avec les protagonistes de l'affaire. Et c'est là où le bât blesse. Que
ceux qui croient à l'une de ces hypothèses la défendent publiquement et
ouvrent le débat, et non alimentent, grâce à une simple opinion
ou un jugement hâtif, des positions politiques qui se traduisent par de
la diabolisation et de l'invective. C'est en cela que nous vivons une
deuxième dérive au Maroc, celle de l'affaiblissement de la sphère
publique comme lieu de construction du vivre ensemble, au profit de
sphères privées ou se fabriquent les bases du consensus, du
conformisme et du discours dominant, qui se
transforment subrepticement en armes de dissuasion massive.
Que faire alors d'un bon journaliste ?
C'est à se demander, dans ce climat-là, à quoi sert un bon
journaliste au Maroc. Enquêter sur le business florissant des
courtisans ? Trop risqué. Faire découvrir les voix alternatives au
Sahara ? Téméraire. Mettre à nu le discours des islamistes
radicaux ? Dangereux. Faire parler la mémoire des proches du
sultan ? Irrespectueux. Sonder les avis des gouvernés sur le roi qui
gouverne ? Sacrilège. A chaque fois qu'une de ces pistes,
professionnellement plausibles, a été abordée, le couperet est tombé. Le
chemin est à chaque fois le même : des bruissements, des experts de
l'appareil sécuritaire les corroborent, des gardiens du temple se
mobilisent, le bon journaliste, intenable, est attaqué. Et, in fine, il
atterrit en prison, s'exile, se tait ou quitte le métier.
Maintenant que le régime a franchi le Rubicon sur Internet, la
tendance se confirme. Ce bon journaliste, qui dérange, tant qu'il ne
marche pas dans les tactiques de connivence ou refuse de jouer au faux
diplomate, doit savoir que son rêve de contribuer à l'émergence d'une
cité plurielle, adulte et responsable, dérange en haut lieu. Mais ceux
qui lui en veulent autant refusent d'admettre, de leur côté, qu'un bon
journaliste peut faire mal, sans être mal intentionné. C'est visiblement
le cas d'Ali Anouzla, et pour cela, il ne mérite pas le traitement
infâme dont il est l'objet.
En tout cas, l'acharnement contre lui, par une horde déchaînée, est
symptomatique d'un phénomène incroyable, qui se répète à chaque fois
qu'un bon journaliste, loué pour sa maîtrise et craint pour sa liberté
de ton, est mis en cause publiquement. C'est toujours les mêmes réflexes
qui reviennent : la peur de la désintégration, de la perte de l'union,
d'une divergence d'opinion contagieuse. Comme si un bon journaliste
menaçait, par sa manie de pointer des coins sombres, un consensus
fragile que les privilégiés et protégés du système s'ingénient à
maintenir sous couvert.
Si par malheur...
Aujourd'hui, si, par malheur, Ali Anouzla n'est pas libéré, il y a
lieu de se demander si le Maroc officiel, que gère une poignée de
rentiers du système, ne cherche pas à le pousser à la sortie, comme cela
a déjà été le cas avec ses prédécesseurs, qui ont vainement tenté le
coup du libre exercice de leur métier, avec ce que cela suppose comme
aléas. Si, par malheur, Ali Anouzla devient l'énième bon journaliste à
être contraint au mutisme ou à l'exil, alors l'entre-soi rassurant,
aseptisé, que plusieurs politiques et dirigeants s'ingénient à préserver
de l'ingérence journalistique, deviendra grossier, intenable, étouffant
à la longue. Il va falloir le répéter, inlassablement : sans bons
journalistes, une société ressent plus fortement l'arrogance des
puissants et le dédain des dirigeants. Nos dirigeants auront-ils
l'humilité de le comprendre, un jour ?
Driss Ksikes
Texte original (ici) publié sur le blog de la journaliste du Monde Isabelle Mandraud : "Le Maghreb dans tous ses Etats"
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