Par François Bonnet, Mediapart, 28/8/2013
Les Etats-Unis,
France et Royaume-Uni vont intervenir militairement en Syrie. S'il est
urgent d'aider à la chute de Bachar al-Assad, la campagne de frappes
aériennes annoncée apparaît comme une fuite en avant, sans base légale,
tout à la fois opération de camouflage des erreurs passées, gestion
opportuniste des opinions, déclencheur possible d'un cataclysme régional
alors que des alternatives existent. Parti pris.
Disons-le tout net. Tout démocrate sincère doit aujourd'hui
souhaiter la chute du régime d'al-Assad et aider à sa perte. Démocrate
sincère, c'est-à-dire citoyen libre, refusant de considérer le monde au
travers de visions complotistes, qui ne feraient des pays occidentaux
que les laquais dociles d'un Grand Satan impérialiste américain. Citoyen
libre, c'est-à-dire considérant que des valeurs universelles doivent
être en toute place défendues et que la promotion et la défense de ces
valeurs sont l'unique moyen d'asseoir la légitimité d'un droit
international -et de ses organisations, ONU en tête.
C'est
pourquoi nous ne pouvons que souhaiter la chute du régime syrien. Qu'un
point final soit enfin mis à plus de quarante années d'un régime
dictatorial caché sous les oripeaux d'un pseudo socialisme dit laïc à la
sauce baassiste, acteur sinistre de tueries, du désastre de quinze
années de guerres libanaises, responsable de l'assassinat de
l'ambassadeur de France Louis Delamare et de tant d'autres attentats.
Un crime défiant toutes les lois de la guerre vient d’être commis:
l'utilisation d'armes de destruction massive (car les armes chimiques
font bien partie de cette catégorie) contre une population civile,
utilisation évidemment proscrite par les traités et conventions
internationaux. Tout indique, à ce stade, que la responsabilité directe
en incombe au régime de Bachar al-Assad (ses services, son armée, ses
milices, des conseillers militaires étrangers?) - lire ici notre article. Nous y reviendrons.
Victimes à l'hôpital de Kafr Batna.© Violation documentation center
Faut-il en réaction -puisque réagir il faut- entrer en guerre? Une guerre certes qui ne dit pas son nom -on parlera d'«opérations limitées de frappes aériennes ciblées»-
mais qui ne pourra éviter ce constat: plusieurs pays occidentaux, et la
France, vont s'engager directement sur le champ de bataille syrien. Le
faut-il? Nous ne le pensons pas, tant une intervention militaire
apparaît à ce stade comme une périlleuse fuite en avant, sans base
légale, tout à la fois opération de camouflage des lâchetés et erreurs
passées, gestion opportuniste des opinions publiques, déclencheur
possible d'un cataclysme régional aux conséquences incalculables.
La révolution syrienne, démarrée au printemps 2011 dans l'enthousiasme du grand 89 du monde arabe,
méritait mieux et bien plus. L'occident, l'Europe, les Etats-Unis ont
été aux abonnés absents, tout occupés à de petits calculs d'influence
boutiquière sur les différentes factions d'une opposition en exil ne
représentant souvent qu'elle même. Quand ils n'étaient pas simplement
tétanisés face à ce réveil de sociétés se battant soudain pour la
liberté et la démocratie et renversant le Vieux Monde (cf le discours de Nicolas Sarkozy insistant sur les nouveaux périls nés des révolutions tunisienne et égyptienne).
Les voilà aujourd'hui au pied du mur. Cette guerre -si elle est
déclenchée- est déjà leur échec, conséquence périlleuse de deux années
d'impéritie. Il faut donc rappeler une fois encore, comme ce fut le cas
pour l'Afghanistan, pour l'Irak, pour la Libye, qu'une entrée en guerre
est d'abord nourrie de silences et de mensonges. Il faut ensuite dire
qu’en ce début du XXIè siècle la guerre n’est plus, comme l’assurait
Clausewitz, «la continuation de la politique par d’autres moyens». Une fois engagée, elle mène sa vie propre, bouleverse les réalités, dicte trop souvent son rythme aux politiques. «Quand on met le doigt dans la guerre, on ne sait jamais où cela nous mène et où cela finit»,
nous disait il y a deux ans –et à propos d’une autre entrée en guerre,
en Libye cette fois- le général Vincent Desportes, qui a longtemps
dirigé l’Ecole de guerre à Paris.
Or l’accumulation des silences et des désinformations rend
aujourd’hui insupportable une opération militaire que l’on tend à nous
présenter –une fois de plus- comme une promenade de santé. Ainsi le
scénario serait-il écrit : deux trois jours de frappes aériennes sur des
cibles identifiées du régime Assad (bases aériennes, centre
d’état-major, dépôts de matériel). Résultat escompté : la neutralisation
des capacités chimiques de l’armée syrienne ; l’éventuel effondrement
du régime –dont certaines sources soulignent désormais
l’affaiblissement- ; à tout le moins, un choc qui amènera le dictateur
ou les autres piliers du régime à accepter enfin de s’asseoir à une
table de négociations pour construire une transition politique…
Ce scénario peut certes se réaliser mais il a aujourd’hui tout du
conte de fées. Sauf à ce que la France, le Royaume Uni, les Etats-Unis
disposent d’informations issues d’un solide travail de renseignement et
qui donneraient crédit à un tel plan. Pourquoi alors ne pas les rendre
publiques et expliciter comment cet engagement militaire ne sera qu’une
séquence d’un plan global et crédible de règlement politique du
conflit ? L’agressivité russe, les capacités de résistance démontrées
depuis de longs mois par le régime syrien, les mises en garde répétées
de l’Iran laissent au contraire entendre que le plan soudainement brandi
par les puissances occidentales (qui expliquaient l’inverse,
c’est-à-dire la dangerosité d’un tel type d’intervention tous ces
derniers mois…) relève d’un pari pour le moins hasardeux.
Assumer un bras de fer avec la Russie
Car l’autre scénario est lui connu de longue date : c’est celui
d’un embrasement régional hors contrôle. Les derniers attentats au
Liban, débordement direct du conflit syrien, démontrent que Damas via le
Hezbollah est prêt à déclencher le feu dans pays. Le regain de
violences et d’attentats en Irak (près de 50 morts pour le seul week end
dernier) est également lié aux développements de la guerre civile
syrienne.
Qui peut exclure à ce stade que le régime perdu de Bachar al-Assad
opte pour le chaos et la folie destructrice: nouvelles utilisations
d’armes chimiques ; tirs de missiles sur Israël ? Qui peut exclure une
escalade dans l’armement, la Russie décidant d’augmenter encore son
appui militaire à Damas ? Qui peut exclure un engagement direct de
l’Iran ou un Irak sombrant à nouveau dans les guerres confessionnelles
et communautaires ? Qui peut exclure le déclenchement de massacres de
grande ampleur dans le nord de la Syrie aujourd’hui largement tenu par
les Kurdes ?
Ce ne sont que quelques-unes de la cascade de questions et de
catastrophes que risque de provoquer une intervention militaire. Plutôt
que des silences obstinés ou des phrases creuses, il est urgent que les
pays occidentaux disent clairement comment ils entendent contenir ces
risques. Or à ce jour rien n'est précisé de ces données élémentaires:
quels objectifs, quels «buts de guerre», quel sera le «coup d'après» une
fois conduites les frappes aériennes?
Bachar al-Assad et Vladimir Poutine. Le père du dictateur avait signé en 1980 un traité de coopération avec l'URSS© (Reuters)
Les silences et les mensonges s’appliquent également à un autre
acteur décisif de ce conflit: la Russie. En bloquant depuis deux ans
toute tentative d’avancée politique, en soutenant jusqu’à
l’insupportable le régime de Bachar al-Assad, en paralysant enfin le
conseil de sécurité de l’ONU, Vladimir Poutine porte une responsabilité
écrasante. Il est lui aussi le responsable de cette escalade guerrière,
renouant ainsi avec les pires moments de la politique étrangère
soviétique.
Or l’Europe comme les Etats-Unis, et tout particulièrement la France,
se sont refusés depuis deux ans et demi à engager un véritable bras de
fer avec la Russie poutinienne. La stratégie était inverse: préserver
Moscou, l’amadouer, en espérant qu’il ferait plier son allié Bachar
al-Assad. Cette confondante naïveté se paie aujourd’hui au prix fort:
celui de l’escalade militaire; celui d’un affaiblissement terriblement
dangereux de l’ONU et du conseil de sécurité, garant du droit
international.
Car en bloquant, par la menace du veto, trois résolutions sur la
Syrie et en en rendant impossible de nouvelles, la Russie renvoie le
conseil de sécurité à ce qu’il était du temps de la guerre froide: un
machin inutile puisque systématiquement paralysé par les vetos
successifs des Américains et des Soviétiques. Si le conseil de sécurité
ne peut aujourd’hui faire respecter les fondements même du droit
international –les lois de la guerre et les traités sur les armements-
alors, à quoi peut-il bien servir? De ce constat, les puissances
occidentales devraient se saisir bruyamment et remettre sur la table ce
serpent de mer toujours évoqué mais jamais mis en chantier: une réforme
du conseil de sécurité.
Elles désertent au contraire cette bataille essentielle puisque l’ONU
est soudain court-circuitée, renvoyée aux oubliettes avec l’argument
–réel mais un peu court- du blocage russe. Une conséquence en est
l'absence de base légale incontestable pour mener une intervention en
Syrie. Une autre est que la mission des inspecteurs de l’ONU envoyée sur
le terrain pour établir l’utilisation d’armes chimiques se retrouve
marginalisée. Alors que l’occident aurait dû se battre sans relâche pour
donner à cette mission tous les moyens de procéder à des inspections
complètes, la voici d’ores et déjà déconsidérée.
C’est un choix grave, car l’entrée en guerre ne peut se faire que sur
une donnée incontestable: oui, c’est bien le régime al-Assad qui a
délibérément fait le choix de recourir à l’arme chimique pour des
massacres de masse. C’est ce que disent aujourd’hui les multiples
réseaux de l’opposition et des combattants syriens –et ils sont plus que
crédibles-. C’est ce que disent des ONG d’ordinaire fort prudentes
(MSF, par exemple). Mais ce constat doit aussi être établi par une
instance incontestable, présentée et discutée au conseil de sécurité.
Ce ne sera pas fait ou mal fait, laissant ainsi un doute prospérer
sur les raisons réelles de cet engagement. John Kerry, secrétaire d’Etat
américain, François Hollande, David Cameron affirment que la
responsabilité directe du régime syrien est engagée. Témoignages,
expertises scientifiques, travail de renseignement, photos aériennes,
écoutes téléphoniques de militaires syriens: tout concorderait… Dans le
même temps, Moscou dit avoir transmis au conseil de sécurité des éléments
de preuves… inverses.
Fournir des preuves incontestables
L’urgence est, à ce stade, de rendre publiques ces preuves de la
responsabilité de Bachar al-Assad. Et de ne pas répéter ce mensonge
d’Etat que fut la prestation de Colin Powell devant le conseil de
sécurité en 2003, lorsqu’il brandit une petite fiole, soi-disant
échantillon des armes de destruction massive de Saddam Hussein… qui
n’existaient pas. Imagine-t-on qu'une intervention de ce type soit
engagée sans que les preuves irréfutables de la responsabilité du régime
syrien ne soient rendues publiques?
L’urgence enfin est de présenter un processus politique crédible appuyé sur une évaluation sérieuse des différents acteurs de la guerre civile syrienne. La France, et c’est à son crédit, n’a cessé de vouloir aider à la construction d’une opposition structurée en Syrie, articulant combattants de l’intérieur, politiques et opposants en exil. François Hollande a ainsi été le premier à reconnaître le Conseil national syrien, ensuite englouti dans les guerres internes et devenu depuis la “coalition”.
Mais les rivalités entre puissances, tuteurs intéressés et factions syriennes ont mis ce travail à bas. L’Arabie saoudite est aujourd’hui largement en contrôle de cette coalition d’opposition. Le Qatar reste en embuscade. Est-ce cela que La France, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la Turquie veulent? Chaque puissance a joué sa partition, considérant comme imminente la chute du régime de Damas et se plaçant déjà dans le Grand Jeu d’après. Erreur funeste qui a laissé les massacres perdurer sur le terrain (probablement 100.000 morts en deux ans et demi de révolution devenue guerre civile) et qui a ouvert la voie aux groupes djihadistes tout en donnant à Bachar al-Assad de nouvelles marges de manœuvre.
Une intervention militaire peut sans doute faire oublier aux opinions publiques occidentales les erreurs stratégiques répétées commises depuis 2011. Elle ne réparera rien du désastre syrien, pays dévasté, fracturé où aux morts s’ajoutent les 2,5 millions de personnes réfugiées et déplacées.
Or des éléments d’alternatives existent, plus complexes sans doute, plus longs certainement mais qui contournent les immenses risques d’explosion de la poudrière proche-orientale.
Le premier est d’instaurer un régime de sanctions drastiques à l’encontre des principaux dirigeants syriens
Le deuxième est d’assumer un conflit diplomatique sévère avec la Russie
Le troisième est de demander à la Cour pénale internationale de se saisir des crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis en Syrie
Le quatrième est de négocier avec l’Iran
Le cinquième est d’armer enfin l’opposition syrienne sur des bases politiques claires qui ne laissent pas le terrain libre aux groupes djihadistes ou à la seule Arabie saoudite
La sixième est de construire un plan politique enfin coordonné entre les puissances visant à organiser l’après-Assad
Ces pistes sont régulièrement évoquées par les spécialistes, experts politiques de la région. Les égoïsmes des puissances, les médiocres calculs, les arrières pensées ont empêché de les emprunter. Plusieurs groupes de l’opposition syrienne ne souhaitent pas d’intervention occidentale. Comment justifier des raids aériens occidentaux quand ce même occident a, avec constance, refusé d’armer une rébellion à l’origine laïque et démocratique aujourd’hui menacée par les avancées djihadistes? N’est-il pas temps d’aider massivement à la reconstruction de ce mouvement démocratique appuyé sur les innombrables réseaux citoyens et sur une jeunesse syrienne avide de liberté?
C’est un chemin étroit, rendu plus difficile encore par les erreurs et absences de ces deux dernières années. Il est le seul possible si l’ambition est d’avancer vers une paix durable dans l’ensemble de cette région du monde.
L’urgence enfin est de présenter un processus politique crédible appuyé sur une évaluation sérieuse des différents acteurs de la guerre civile syrienne. La France, et c’est à son crédit, n’a cessé de vouloir aider à la construction d’une opposition structurée en Syrie, articulant combattants de l’intérieur, politiques et opposants en exil. François Hollande a ainsi été le premier à reconnaître le Conseil national syrien, ensuite englouti dans les guerres internes et devenu depuis la “coalition”.
Mais les rivalités entre puissances, tuteurs intéressés et factions syriennes ont mis ce travail à bas. L’Arabie saoudite est aujourd’hui largement en contrôle de cette coalition d’opposition. Le Qatar reste en embuscade. Est-ce cela que La France, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la Turquie veulent? Chaque puissance a joué sa partition, considérant comme imminente la chute du régime de Damas et se plaçant déjà dans le Grand Jeu d’après. Erreur funeste qui a laissé les massacres perdurer sur le terrain (probablement 100.000 morts en deux ans et demi de révolution devenue guerre civile) et qui a ouvert la voie aux groupes djihadistes tout en donnant à Bachar al-Assad de nouvelles marges de manœuvre.
Dessin de Nasser al-Jaaffari extrait d'un portfolio publié par Mediapart.
Pour consulter le portfolio dont est extrait ce dessin, cliquez ici.Une intervention militaire peut sans doute faire oublier aux opinions publiques occidentales les erreurs stratégiques répétées commises depuis 2011. Elle ne réparera rien du désastre syrien, pays dévasté, fracturé où aux morts s’ajoutent les 2,5 millions de personnes réfugiées et déplacées.
Or des éléments d’alternatives existent, plus complexes sans doute, plus longs certainement mais qui contournent les immenses risques d’explosion de la poudrière proche-orientale.
Le premier est d’instaurer un régime de sanctions drastiques à l’encontre des principaux dirigeants syriens
Le deuxième est d’assumer un conflit diplomatique sévère avec la Russie
Le troisième est de demander à la Cour pénale internationale de se saisir des crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis en Syrie
Le quatrième est de négocier avec l’Iran
Le cinquième est d’armer enfin l’opposition syrienne sur des bases politiques claires qui ne laissent pas le terrain libre aux groupes djihadistes ou à la seule Arabie saoudite
La sixième est de construire un plan politique enfin coordonné entre les puissances visant à organiser l’après-Assad
Ces pistes sont régulièrement évoquées par les spécialistes, experts politiques de la région. Les égoïsmes des puissances, les médiocres calculs, les arrières pensées ont empêché de les emprunter. Plusieurs groupes de l’opposition syrienne ne souhaitent pas d’intervention occidentale. Comment justifier des raids aériens occidentaux quand ce même occident a, avec constance, refusé d’armer une rébellion à l’origine laïque et démocratique aujourd’hui menacée par les avancées djihadistes? N’est-il pas temps d’aider massivement à la reconstruction de ce mouvement démocratique appuyé sur les innombrables réseaux citoyens et sur une jeunesse syrienne avide de liberté?
C’est un chemin étroit, rendu plus difficile encore par les erreurs et absences de ces deux dernières années. Il est le seul possible si l’ambition est d’avancer vers une paix durable dans l’ensemble de cette région du monde.
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