L'invention de la fête du trône
- Écrit par Nabil Mouline, 29/7/2013
Depuis le Moyen Âge, les
différentes dynasties marocaines ont eu recours à des rituels
politico-religieux pour légitimer leur pouvoir et affirmer leur
puissance. Le complexe rituel de la monarchie marocaine atteint son
paroxysme sous Ahmad al-Mansur (1578-1603), créateur du Makhzan. Sous
les Alaouites (depuis 1668), plusieurs rituels politico-religieux
coexistent. Mais le plus important à l’époque contemporaine est sans
doute la Fête du trône (‘id al-‘arsh). Célébrée en grande pompe
pour commémorer l’accès du roi au pouvoir, cette fête est perçue par la
majorité de la population et des élites comme un rituel qui existe
depuis la nuit des temps. Mais la réalité historique est pour le moins
différente.
De
création récente –1933, la Fête du trône s’inscrit dans ce que les
historiens appellent l’invention de la tradition, c’est-à-dire la mise
en place d’un ensemble de pratiques rituelles pour créer une continuité
fictive avec le passé et inculquer des normes de comportement à la
population au nom de la tradition. Les promoteurs des traditions
inventées choisissent des références et des symboles anciens pour
répondre à des contraintes de leur temps. Sous sa forme actuelle, ce
rituel a été créé de toute pièce par Hassan II (1961-1999) et ses
affidés pour affirmer la centralité et la suprématie de la monarchie. Il
a été ainsi détourné de sa fonction initiale, telle qu’elle a été
voulue par les nationalistes : symboliser et célébrer la nation
marocaine.
Naissance de la première fête nationale
Ce n’est qu’une vingtaine d’années après
le Traité de Fès en 1912 qu’une jeune élite nationaliste émerge dans
les principaux centres urbains du pays, notamment Rabat, Salé, Tétouan
et Fès. Influencés par les idées européennes sur la nation et le
nationalisme, telles que les présentaient les publications en provenance
de l’Orient arabe, ils pensent le Maroc comme une unité géographique,
politique et culturelle : un État-nation. C’est la première fois
qu’apparaît une identité intermédiaire entre l’appartenance locale
(tribu, localité, région, etc.) et l’appartenance globale (l’islam).
Mais tout restait à faire. Il fallait en effet créer ou adopter un
certain nombre de concepts, de symboles et d’images pour renforcer ce
projet et pouvoir mobiliser la population autour de lui, notamment après
les événements qui ont suivi la promulgation du Dahir dit berbère en
1930.
Pour des raisons obscures, les jeunes
nationalistes ont décidé de centrer la construction idéelle et idéale de
la nouvelle nation non sur le folklore, la langue, l’ethnicité, les
valeurs ou l’histoire mais sur la personne du sultan. Ils voulaient
probablement déclencher une mobilisation collective qui ne soit pas trop
en rupture avec les structures traditionnelles pour ne pas éveiller les
soupçons de la Résidence générale, du Makhzan et d’une partie de la
population. Ils voulaient également profiter du capital symbolique de
l’institution sultanienne pour faire passer leurs messages plus
facilement. Mais rien n’est sûr car cette période de balbutiement est
caractérisée par beaucoup d’improvisation à cause du niveau intellectuel
modeste de la plupart des jeunes nationalistes et de leur inexpérience.
Il reste que ces derniers ont choisi de mobiliser la population autour
de la figure sultanienne et non autour d’une idéologie plus ou moins
élaborée et un projet politique clair.
Pour catalyser l’imaginaire du plus
grand nombre de manière rapide, les jeunes nationalistes, notamment les
équipes de la revue al-Maghrib et du journal L’Action du peuple,
décident de célébrer l’accession au pouvoir de Mohammed V (1927-1961),
considéré comme le symbole de la souveraineté et de l’unité nationales.
Cet événement pourrait en effet être une occasion en or pour rassembler
la population autour de sentiments et d’aspirations communes et propager
les « idées » nationalistes sans inquiéter les autorités. Cela a été le
cas en Égypte, source d’inspiration inépuisable pour les nationalistes
marocains, où le parti al-Wafd profitait des célébrations annuelles de ‘id al-julus
(la Fête du trône) instauré en 1923 pour organiser des manifestations
publiques exaltant le sentiment national et dénonçant l’occupation. Il
est à noter que cette fête est d’origine européenne et plus précisément
britannique. Elle a été célébrée pour la première fois au 16e siècle sous le nom d’Accession Day avant d’être adoptée par la plupart des autres monarchies du monde en l’adaptant plus ou moins aux différents contextes locaux.
Attirer la sympathie populaire
En juillet 1933, Mohammed Hassar (m. 1936) publie un article dans la revue al-Maghrib intitulé Notre gouvernement et les fêtes musulmanes
dans lequel il demande timidement aux autorités françaises de faire du
18 novembre, jour de l’intronisation du sultan, une fête nationale (‘id watani).
Quelques semaines plus tard, c’est L’Action du peuple, dirigée par
Mohammed Hassan Ouazzani (m. 1978), qui prend le relais. Entre septembre
et novembre 1933, le journal publie plusieurs articles appelant à faire
de ce jour « une fête nationale, populaire et officielle de la nation
et de l’État marocains ». Il propose la création de comités
d’organisation dans chaque ville et la mise en place d’un fonds de
bienfaisance auquel contribuera l’ensemble de la "nation". Le journal
nationaliste suggère également aux organisateurs d’embellir les rues, de
chanter l’hymne sultanien, d’organiser des meetings où l’on prononcera
des discours et récitera des poèmes, et d’envoyer des télégrammes de
félicitation au sultan. Pour rassurer les plus conservateurs, L’Action
du peuple publie une fatwa du ‘alim ‘Abd al-Hafid
al-Fasi (m. 1964) qui affirme que ce rituel et tout ce qui l’accompagne
–musique, pavoisement, etc.– ne sont pas des innovations blâmables (bida‘) aux yeux de l’islam.
Les autorités françaises suivent cette
dynamique de très près. Elles ont en effet peur des conséquences
politiques que pourrait avoir cette entreprise de mobilisation
collective. Elles ont essayé d’entraver, voire d’interdire son
organisation. Mais devant l’enthousiasme des jeunes et l’acquiescement
des notables, elles finissent par céder. La première célébration de la
Fête du trône, dont le nom n’était pas encore bien précis (Fête de
l’accession, Fête du sultan, Fête nationale, etc.) a eu lieu à Rabat,
Salé, Marrakech et Fès. Plusieurs rues des médinas ont été embellies et
pavoisées, les gens se sont réunis dans des cafés ou des maisons de
notables pour écouter de la musique, des poèmes et des discours tout en
sirotant du thé et en dégustant des gâteaux traditionnels. La plupart
des réunions se sont terminées par des invocations pour le Maroc et des
vivats au sultan à l’exception de Salé qui a organisé en plus un feu
d’artifice. Enfin, Les jeunes et les notables ont profité de l’occasion
pour envoyer des télégrammes de félicitation à Mohammed V.
Bien qu’elle soit restée relativement
limitée, la première Fête du trône est une véritable réussite. Elle a en
effet attiré la sympathie populaire et acculé l’autorité tutélaire.
Cela pousse les nationalistes à voir plus grand l’année suivante. Les
préparatifs commencent des mois en avance. À cet effet, plusieurs
comités d’organisation voient le jour dans les différentes régions de
l’Empire chérifien, notamment dans la zone espagnole, et des brochures
contenant des poèmes et des chants nationalistes sont distribuées aux
écoliers et aux jeunes. Des journaux et des revues publient des numéros
spéciaux consacrés à l’événement.
L’engouement populaire oblige l’autorité
tutélaire à agir. Pour reprendre les choses en main, la Résidence
générale décide d’officialiser la Fête du trône pour couper l’herbe sous
les pieds des nationalistes en voulant faire de ce jour une célébration
étatique et non populaire. Le 31 octobre 1934, le vizir El Mokri
promulgue un décret dont le premier article stipule qu’« à partir de
la présente année, le 18 novembre, anniversaire de l’accession de S.M.
le Sultan au Trône de ses ancêtres, sera consacré à la commémoration de
cet événement ». Celui-ci aura pour nom ‘id al-tidhkar (l’anniversaire de commémoration). La dénomination ‘id al-‘arsh
ne s’imposera que par la suite. Le reste des articles du décret
décrivent avec une certaine précision le rituel qu’il faut observer
durant cette journée : chaque pacha doit embellir et pavoiser sa ville ;
des groupes de musique doivent jouer dans les souks ; il faudra
octroyer des dons aux associations caritatives ; les fonctionnaires
bénéficieront d’un jour de congé ; les notables de la ville où se
trouvent le sultan devront se rendre au palais pour lui présenter leurs
vœux. Par contre, il est strictement interdit de prononcer des discours
en public ou d’organiser des cortèges. Il va sans dire que cette
dernière partie des directives a été de loin la moins respectée par les
nationalistes par la suite. Par ailleurs, il est intéressant de noter
que ce rituel ne comporte presque aucun élément traditionnel. Tout est
inspiré des usages européens à travers le modèle égyptien.
Ainsi, la Fête du trône s’impose très rapidement comme une fête nationale
qui exprime haut et fort la naissance de la nation marocaine. C’est la
première fois qu’un sentiment, que l’on peut appeler marocanité, émerge
loin des identités primordiale et globale. C’est pour cette raison que
ce rituel de consensus devient un moment privilégié de
mobilisation populaire contre la puissance coloniale même après l'exil
du sultan et l’interdiction de sa célébration le 5 septembre 1953.
Le détournement autoritaire
Après l’indépendance, la figure du roi
prend beaucoup d’importance jusqu’à éclipser celle de la nation. Le
premier « amalgame » symbolique est la confusion délibérée entre la Fête
du trône et la Fête de l’indépendance, célébrées toutes les deux le 18
novembre alors que la date de la fin réelle de l’occupation est le 2
mars 1956. La tendance s’accélère après l’arrivée au pouvoir d’Hassan II
pour des raisons subjectives et objectives. En effet, l’apparition d’un
mouvement de contestation « moderniste » pousse le roi à
traditionnaliser l’institution monarchique et ses outils de légitimation
pour se rapprocher des élites traditionnelles : le fellah
devient le défenseur du trône. Il faut ajouter à cela la personnalité du
monarque qui aspirait à reproduire le modèle absolutiste français. Ce
changement de cap devait s’exprimer rituellement, notamment à travers le
détournement de la Fête du trône. D’un rituel de consensus, cette célébration se transforme progressivement en un rituel d’affrontement
où le roi cherche à exprimer symboliquement sa centralité et son hyper
puissance. En un mot, le 3 mars –date d’accession au pourvoir d’Hassan
II– devient un moment d’autocélébration monarchique. Petit à petit, sa signification originelle s’évanouit de la mémoire collective.
Rituel étatique et palatial par
excellence, la Fête du trône conçue par et pour Hassan II est composée
de plusieurs cérémonies d’origine musulmane et européenne dont
l’objectif est de délivrer des messages politiques et d’exprimer les
hiérarchies sociopolitiques. Si la cérémonie d’allégeance (hafl al-wala’)
est la plus célèbre et la plus spectaculaire, il ne faut pas omettre
l’importance symbolique du discours royal, de la cérémonie de prestation
de serment par les officiers, nouveaux lauréats des différentes écoles
militaires et paramilitaires et de la cérémonie de remise de décorations
à des personnalités locales et internationales. Par ailleurs, on
assiste durant ces autocélébrations à des flux de dons matériels et
immatériels (la grâce royale par exemple) dans un souci apparent, mais
sans doute inconscient, de concurrencer les fêtes religieuses qui
restent très populaires. Les médias officiels et officieux quant à eux
ne ménagent aucun effort pour dresser un tableau radieux de l’ère
royale.
Le discours royal, diffusé par les
médias nationaux, suit généralement un canevas bien précis : rappel de
l’unité entre la monarchie et le peuple et du combat de Mohammed V et
Hassan II pour libérer et unifier le pays ; passage en revue des
réalisations (injazat) de l’année ; présentation des principaux
chantiers politiques, économiques et sociaux ; directives générales au
gouvernement pour améliorer la vie des sujets ; (re)précision des règles
du jeu politique national si cela est nécessaire. En somme, le monarque
donne à voir qu’il est le Chrono-maître, c’est-à-dire que c’est lui, et lui seul, qui contrôle le temps politique au Maroc.
En bon autocrate, le monarque sait bien
se servir des récompenses publiques pour circonvenir ou neutraliser
certaines « élites ». Cette pratique s’inspire de l’œuvre de Napoléon
Bonaparte (m. 1821) qui a créé la légion d’honneur pour coopter et
amadouer les élites françaises. Durant une cérémonie pompeuse, le roi
remet des décorations (awsima) de différents ordres à des
artistes, des intellectuels, des politiciens, des religieux, etc. Mais
les critères de sélection et les motifs d’attribution sont loin d’être
clairs.
Dans les systèmes autoritaires, le chef
essaie toujours de montrer qu’il a le soutien indéfectible des forces
militaires et paramilitaires en tant qu’outils de domination par
excellence. Cela se traduit rituellement au Maroc par l’organisation
d’une cérémonie à l’occasion de la Fête du trône durant laquelle les
nouveaux lauréats des différentes écoles militaires et paramilitaires
prêtent serment de fidélité directement au monarque. Le message
est clair : les troupes ont un seul et unique chef. Par ailleurs, les
officiers supérieurs respectent, eux, un protocole rigide en présence du
roi, notamment après les tentatives de coup d’État de 1971 et 1972. Ils
doivent montrer encore plus que les autres dignitaires une soumission
absolue durant les manifestations publiques, notamment la Fête du trône
durant laquelle plusieurs d'entre eux sont promus à des grades
supérieurs.
Cela dit, la cérémonie d’allégeance (hafl al-wala’) est sans aucun doute le clou du spectacle. Inspirée intégralement de la cérémonie de renouvellement du serment de fidélité (tajdid al-bay‘a) mise en place par le sultan Ahmad al-Mansur al-Dhahabi au 16e
siècle, elle met face à face le monarque avec ce qu’il considère comme
ses serviteurs les plus fidèles : les hauts fonctionnaires du ministère
de l’Intérieur. Toutes les autres composantes de l’élite sont de simples
spectateurs.
Tout dans cette cérémonie magnifiée tend
à montrer une nouvelle fois la figure du roi comme une entité
transcendante qui est à la fois au centre et au-dessus de l’espace
social marocain. En effet, les habits d’apparat, les insignes du pouvoir
et la musique solennelle qui accompagnent le cortège royal veulent
prouver qu’il est le porteur de l’histoire sacrée de la cité musulmane
et le garant de sa continuité et de sa stabilité. Les costumes
traditionnels blancs et identiques que portent les dignitaires de
l’Intérieur tendent à démontrer que dans ce laps de temps « sacré » les
hiérarchies et les différences s’effacent pour révéler au grand jour un
corps uni et homogène derrière et autour de son chef.
La liturgie politique à proprement dit
démarre lorsque le cortège commence à franchir les groupes de
dignitaires rassemblés par région. Alors qu’un mkhazni crie des
formules patriarcales exprimant la bénédiction et la satisfaction du
souverain, les dignitaires lui souhaitent longue vie tout en se
prosternant religieusement à plusieurs reprises. A l'image des anges
entourant le trône divin et proclamant son omnipotence, les agents de
l'Intérieur doivent donner à voir leur soumission absolue pour mériter
leur place de porteurs du trône sharifien et d'intermédiaires entre le
monarque et ses sujets. L'analogie avec certains rituels et récits
religieux est des plus banales car de tout temps les rois ont essayé
d'imiter les divinités pour sacraliser leur pouvoir, notamment dans le
domaine rituel.
https://fr.lakome.com/index.php/chroniques/1144-l-invention-de-la-fete-du-trone
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L'invention de la fête du trône
- Écrit par Nabil Mouline, 29/7/2013
Depuis le Moyen Âge, les
différentes dynasties marocaines ont eu recours à des rituels
politico-religieux pour légitimer leur pouvoir et affirmer leur
puissance. Le complexe rituel de la monarchie marocaine atteint son
paroxysme sous Ahmad al-Mansur (1578-1603), créateur du Makhzan. Sous
les Alaouites (depuis 1668), plusieurs rituels politico-religieux
coexistent. Mais le plus important à l’époque contemporaine est sans
doute la Fête du trône (‘id al-‘arsh). Célébrée en grande pompe
pour commémorer l’accès du roi au pouvoir, cette fête est perçue par la
majorité de la population et des élites comme un rituel qui existe
depuis la nuit des temps. Mais la réalité historique est pour le moins
différente.
De
création récente –1933, la Fête du trône s’inscrit dans ce que les
historiens appellent l’invention de la tradition, c’est-à-dire la mise
en place d’un ensemble de pratiques rituelles pour créer une continuité
fictive avec le passé et inculquer des normes de comportement à la
population au nom de la tradition. Les promoteurs des traditions
inventées choisissent des références et des symboles anciens pour
répondre à des contraintes de leur temps. Sous sa forme actuelle, ce
rituel a été créé de toute pièce par Hassan II (1961-1999) et ses
affidés pour affirmer la centralité et la suprématie de la monarchie. Il
a été ainsi détourné de sa fonction initiale, telle qu’elle a été
voulue par les nationalistes : symboliser et célébrer la nation
marocaine.
Naissance de la première fête nationale
Ce n’est qu’une vingtaine d’années après
le Traité de Fès en 1912 qu’une jeune élite nationaliste émerge dans
les principaux centres urbains du pays, notamment Rabat, Salé, Tétouan
et Fès. Influencés par les idées européennes sur la nation et le
nationalisme, telles que les présentaient les publications en provenance
de l’Orient arabe, ils pensent le Maroc comme une unité géographique,
politique et culturelle : un État-nation. C’est la première fois
qu’apparaît une identité intermédiaire entre l’appartenance locale
(tribu, localité, région, etc.) et l’appartenance globale (l’islam).
Mais tout restait à faire. Il fallait en effet créer ou adopter un
certain nombre de concepts, de symboles et d’images pour renforcer ce
projet et pouvoir mobiliser la population autour de lui, notamment après
les événements qui ont suivi la promulgation du Dahir dit berbère en
1930.
Pour des raisons obscures, les jeunes
nationalistes ont décidé de centrer la construction idéelle et idéale de
la nouvelle nation non sur le folklore, la langue, l’ethnicité, les
valeurs ou l’histoire mais sur la personne du sultan. Ils voulaient
probablement déclencher une mobilisation collective qui ne soit pas trop
en rupture avec les structures traditionnelles pour ne pas éveiller les
soupçons de la Résidence générale, du Makhzan et d’une partie de la
population. Ils voulaient également profiter du capital symbolique de
l’institution sultanienne pour faire passer leurs messages plus
facilement. Mais rien n’est sûr car cette période de balbutiement est
caractérisée par beaucoup d’improvisation à cause du niveau intellectuel
modeste de la plupart des jeunes nationalistes et de leur inexpérience.
Il reste que ces derniers ont choisi de mobiliser la population autour
de la figure sultanienne et non autour d’une idéologie plus ou moins
élaborée et un projet politique clair.
Pour catalyser l’imaginaire du plus
grand nombre de manière rapide, les jeunes nationalistes, notamment les
équipes de la revue al-Maghrib et du journal L’Action du peuple,
décident de célébrer l’accession au pouvoir de Mohammed V (1927-1961),
considéré comme le symbole de la souveraineté et de l’unité nationales.
Cet événement pourrait en effet être une occasion en or pour rassembler
la population autour de sentiments et d’aspirations communes et propager
les « idées » nationalistes sans inquiéter les autorités. Cela a été le
cas en Égypte, source d’inspiration inépuisable pour les nationalistes
marocains, où le parti al-Wafd profitait des célébrations annuelles de ‘id al-julus
(la Fête du trône) instauré en 1923 pour organiser des manifestations
publiques exaltant le sentiment national et dénonçant l’occupation. Il
est à noter que cette fête est d’origine européenne et plus précisément
britannique. Elle a été célébrée pour la première fois au 16e siècle sous le nom d’Accession Day avant d’être adoptée par la plupart des autres monarchies du monde en l’adaptant plus ou moins aux différents contextes locaux.
Attirer la sympathie populaire
En juillet 1933, Mohammed Hassar (m. 1936) publie un article dans la revue al-Maghrib intitulé Notre gouvernement et les fêtes musulmanes
dans lequel il demande timidement aux autorités françaises de faire du
18 novembre, jour de l’intronisation du sultan, une fête nationale (‘id watani).
Quelques semaines plus tard, c’est L’Action du peuple, dirigée par
Mohammed Hassan Ouazzani (m. 1978), qui prend le relais. Entre septembre
et novembre 1933, le journal publie plusieurs articles appelant à faire
de ce jour « une fête nationale, populaire et officielle de la nation
et de l’État marocains ». Il propose la création de comités
d’organisation dans chaque ville et la mise en place d’un fonds de
bienfaisance auquel contribuera l’ensemble de la "nation". Le journal
nationaliste suggère également aux organisateurs d’embellir les rues, de
chanter l’hymne sultanien, d’organiser des meetings où l’on prononcera
des discours et récitera des poèmes, et d’envoyer des télégrammes de
félicitation au sultan. Pour rassurer les plus conservateurs, L’Action
du peuple publie une fatwa du ‘alim ‘Abd al-Hafid
al-Fasi (m. 1964) qui affirme que ce rituel et tout ce qui l’accompagne
–musique, pavoisement, etc.– ne sont pas des innovations blâmables (bida‘) aux yeux de l’islam.
Les autorités françaises suivent cette
dynamique de très près. Elles ont en effet peur des conséquences
politiques que pourrait avoir cette entreprise de mobilisation
collective. Elles ont essayé d’entraver, voire d’interdire son
organisation. Mais devant l’enthousiasme des jeunes et l’acquiescement
des notables, elles finissent par céder. La première célébration de la
Fête du trône, dont le nom n’était pas encore bien précis (Fête de
l’accession, Fête du sultan, Fête nationale, etc.) a eu lieu à Rabat,
Salé, Marrakech et Fès. Plusieurs rues des médinas ont été embellies et
pavoisées, les gens se sont réunis dans des cafés ou des maisons de
notables pour écouter de la musique, des poèmes et des discours tout en
sirotant du thé et en dégustant des gâteaux traditionnels. La plupart
des réunions se sont terminées par des invocations pour le Maroc et des
vivats au sultan à l’exception de Salé qui a organisé en plus un feu
d’artifice. Enfin, Les jeunes et les notables ont profité de l’occasion
pour envoyer des télégrammes de félicitation à Mohammed V.
Bien qu’elle soit restée relativement
limitée, la première Fête du trône est une véritable réussite. Elle a en
effet attiré la sympathie populaire et acculé l’autorité tutélaire.
Cela pousse les nationalistes à voir plus grand l’année suivante. Les
préparatifs commencent des mois en avance. À cet effet, plusieurs
comités d’organisation voient le jour dans les différentes régions de
l’Empire chérifien, notamment dans la zone espagnole, et des brochures
contenant des poèmes et des chants nationalistes sont distribuées aux
écoliers et aux jeunes. Des journaux et des revues publient des numéros
spéciaux consacrés à l’événement.
L’engouement populaire oblige l’autorité
tutélaire à agir. Pour reprendre les choses en main, la Résidence
générale décide d’officialiser la Fête du trône pour couper l’herbe sous
les pieds des nationalistes en voulant faire de ce jour une célébration
étatique et non populaire. Le 31 octobre 1934, le vizir El Mokri
promulgue un décret dont le premier article stipule qu’« à partir de
la présente année, le 18 novembre, anniversaire de l’accession de S.M.
le Sultan au Trône de ses ancêtres, sera consacré à la commémoration de
cet événement ». Celui-ci aura pour nom ‘id al-tidhkar (l’anniversaire de commémoration). La dénomination ‘id al-‘arsh
ne s’imposera que par la suite. Le reste des articles du décret
décrivent avec une certaine précision le rituel qu’il faut observer
durant cette journée : chaque pacha doit embellir et pavoiser sa ville ;
des groupes de musique doivent jouer dans les souks ; il faudra
octroyer des dons aux associations caritatives ; les fonctionnaires
bénéficieront d’un jour de congé ; les notables de la ville où se
trouvent le sultan devront se rendre au palais pour lui présenter leurs
vœux. Par contre, il est strictement interdit de prononcer des discours
en public ou d’organiser des cortèges. Il va sans dire que cette
dernière partie des directives a été de loin la moins respectée par les
nationalistes par la suite. Par ailleurs, il est intéressant de noter
que ce rituel ne comporte presque aucun élément traditionnel. Tout est
inspiré des usages européens à travers le modèle égyptien.
Ainsi, la Fête du trône s’impose très rapidement comme une fête nationale
qui exprime haut et fort la naissance de la nation marocaine. C’est la
première fois qu’un sentiment, que l’on peut appeler marocanité, émerge
loin des identités primordiale et globale. C’est pour cette raison que
ce rituel de consensus devient un moment privilégié de
mobilisation populaire contre la puissance coloniale même après l'exil
du sultan et l’interdiction de sa célébration le 5 septembre 1953.
Le détournement autoritaire
Après l’indépendance, la figure du roi
prend beaucoup d’importance jusqu’à éclipser celle de la nation. Le
premier « amalgame » symbolique est la confusion délibérée entre la Fête
du trône et la Fête de l’indépendance, célébrées toutes les deux le 18
novembre alors que la date de la fin réelle de l’occupation est le 2
mars 1956. La tendance s’accélère après l’arrivée au pouvoir d’Hassan II
pour des raisons subjectives et objectives. En effet, l’apparition d’un
mouvement de contestation « moderniste » pousse le roi à
traditionnaliser l’institution monarchique et ses outils de légitimation
pour se rapprocher des élites traditionnelles : le fellah
devient le défenseur du trône. Il faut ajouter à cela la personnalité du
monarque qui aspirait à reproduire le modèle absolutiste français. Ce
changement de cap devait s’exprimer rituellement, notamment à travers le
détournement de la Fête du trône. D’un rituel de consensus, cette célébration se transforme progressivement en un rituel d’affrontement
où le roi cherche à exprimer symboliquement sa centralité et son hyper
puissance. En un mot, le 3 mars –date d’accession au pourvoir d’Hassan
II– devient un moment d’autocélébration monarchique. Petit à petit, sa signification originelle s’évanouit de la mémoire collective.
Rituel étatique et palatial par
excellence, la Fête du trône conçue par et pour Hassan II est composée
de plusieurs cérémonies d’origine musulmane et européenne dont
l’objectif est de délivrer des messages politiques et d’exprimer les
hiérarchies sociopolitiques. Si la cérémonie d’allégeance (hafl al-wala’)
est la plus célèbre et la plus spectaculaire, il ne faut pas omettre
l’importance symbolique du discours royal, de la cérémonie de prestation
de serment par les officiers, nouveaux lauréats des différentes écoles
militaires et paramilitaires et de la cérémonie de remise de décorations
à des personnalités locales et internationales. Par ailleurs, on
assiste durant ces autocélébrations à des flux de dons matériels et
immatériels (la grâce royale par exemple) dans un souci apparent, mais
sans doute inconscient, de concurrencer les fêtes religieuses qui
restent très populaires. Les médias officiels et officieux quant à eux
ne ménagent aucun effort pour dresser un tableau radieux de l’ère
royale.
Le discours royal, diffusé par les
médias nationaux, suit généralement un canevas bien précis : rappel de
l’unité entre la monarchie et le peuple et du combat de Mohammed V et
Hassan II pour libérer et unifier le pays ; passage en revue des
réalisations (injazat) de l’année ; présentation des principaux
chantiers politiques, économiques et sociaux ; directives générales au
gouvernement pour améliorer la vie des sujets ; (re)précision des règles
du jeu politique national si cela est nécessaire. En somme, le monarque
donne à voir qu’il est le Chrono-maître, c’est-à-dire que c’est lui, et lui seul, qui contrôle le temps politique au Maroc.
En bon autocrate, le monarque sait bien
se servir des récompenses publiques pour circonvenir ou neutraliser
certaines « élites ». Cette pratique s’inspire de l’œuvre de Napoléon
Bonaparte (m. 1821) qui a créé la légion d’honneur pour coopter et
amadouer les élites françaises. Durant une cérémonie pompeuse, le roi
remet des décorations (awsima) de différents ordres à des
artistes, des intellectuels, des politiciens, des religieux, etc. Mais
les critères de sélection et les motifs d’attribution sont loin d’être
clairs.
Dans les systèmes autoritaires, le chef
essaie toujours de montrer qu’il a le soutien indéfectible des forces
militaires et paramilitaires en tant qu’outils de domination par
excellence. Cela se traduit rituellement au Maroc par l’organisation
d’une cérémonie à l’occasion de la Fête du trône durant laquelle les
nouveaux lauréats des différentes écoles militaires et paramilitaires
prêtent serment de fidélité directement au monarque. Le message
est clair : les troupes ont un seul et unique chef. Par ailleurs, les
officiers supérieurs respectent, eux, un protocole rigide en présence du
roi, notamment après les tentatives de coup d’État de 1971 et 1972. Ils
doivent montrer encore plus que les autres dignitaires une soumission
absolue durant les manifestations publiques, notamment la Fête du trône
durant laquelle plusieurs d'entre eux sont promus à des grades
supérieurs.
Cela dit, la cérémonie d’allégeance (hafl al-wala’) est sans aucun doute le clou du spectacle. Inspirée intégralement de la cérémonie de renouvellement du serment de fidélité (tajdid al-bay‘a) mise en place par le sultan Ahmad al-Mansur al-Dhahabi au 16e
siècle, elle met face à face le monarque avec ce qu’il considère comme
ses serviteurs les plus fidèles : les hauts fonctionnaires du ministère
de l’Intérieur. Toutes les autres composantes de l’élite sont de simples
spectateurs.
Tout dans cette cérémonie magnifiée tend
à montrer une nouvelle fois la figure du roi comme une entité
transcendante qui est à la fois au centre et au-dessus de l’espace
social marocain. En effet, les habits d’apparat, les insignes du pouvoir
et la musique solennelle qui accompagnent le cortège royal veulent
prouver qu’il est le porteur de l’histoire sacrée de la cité musulmane
et le garant de sa continuité et de sa stabilité. Les costumes
traditionnels blancs et identiques que portent les dignitaires de
l’Intérieur tendent à démontrer que dans ce laps de temps « sacré » les
hiérarchies et les différences s’effacent pour révéler au grand jour un
corps uni et homogène derrière et autour de son chef.
La liturgie politique à proprement dit
démarre lorsque le cortège commence à franchir les groupes de
dignitaires rassemblés par région. Alors qu’un mkhazni crie des
formules patriarcales exprimant la bénédiction et la satisfaction du
souverain, les dignitaires lui souhaitent longue vie tout en se
prosternant religieusement à plusieurs reprises. A l'image des anges
entourant le trône divin et proclamant son omnipotence, les agents de
l'Intérieur doivent donner à voir leur soumission absolue pour mériter
leur place de porteurs du trône sharifien et d'intermédiaires entre le
monarque et ses sujets. L'analogie avec certains rituels et récits
religieux est des plus banales car de tout temps les rois ont essayé
d'imiter les divinités pour sacraliser leur pouvoir, notamment dans le
domaine rituel.
https://fr.lakome.com/index.php/chroniques/1144-l-invention-de-la-fete-du-trone
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