Par Abdelmalek Alaoui, Président de l'Association marocaine d'intelligence économique, 18/7/2013
Comme une réplique au tremblement de terre des soulèvements arabes, les pays du Maghreb vivent actuellement une période de grandes turbulences.
Après que les processus électoraux aient bénéficié aux partis islamistes, les pays d'Afrique du Nord voient en effet monter les tensions entre les élites traditionnelles et les nouvelles élites. Dans ces sociétés arabes en pleine transformation, les élites pieuses, qui ont toujours existé, acquièrent de plus en plus de visibilité.
Parallèlement, de nouvelles élites, issues de l'Islam politique, cherchent quant à elles, à consolider leur pouvoir
et pas seulement en infiltrant les institutions de l'Etat.
Affrontements et crises politiques masquent en effet à peine la
dynamique à l'œuvre qui oppose les forces nouvelles et traditionnelles.
Cette compétition effrénée pour le contrôle de la sphère économique fait
craindre la probabilité d'un " choc des élites " qui aura un impact certain sur les mutations en cours de la région.
Les forces économiques du Maghreb - et leurs élites - ont des
histoires différentes, intimement liées à la manière dont la
décolonisation s'est déroulée et au rapport que les différents pays ont
gardé avec les anciennes puissances occupantes. Certes, ces forces ne
sont pas monolithiques, mais sont plutôt constitués de groupes aux
visions et intérêts convergents.
FORMÉS AUX ETATS-UNIS OU EN ANGLETERRE
Le paysage économique de l'Egypte, bouleversé par la révolution nassérienne, voit depuis les années 1970 la montée de l'armée comme force économique au point de contrôler prés du quart de l'économie du pays.
Formés majoritairement aux Etats-Unis ou en Angleterre, les officiers
supérieurs égyptiens se reconvertissent très naturellement dans les
affaires, selon une loi non-écrite édictée par Hosni Moubarak.
L'armée
égyptienne était donc la première touchée par la crise économique qui
frappe de plein fouet le pays depuis deux ans. Elle était aussi la
première pénalisée par l'incapacité de Mohammed Morsi à remettre en route la machine économique.
En Tunisie,
où la décolonisation a été relativement douce, ce sont les élites
francophones, généralement formées dans l'hexagone, qui continuent de dominer dans l'économie et la technostructure administrative nationale, avec une légère percée des élites anglophones.
En Algérie, c'est une élite économique " hybride ",
issue de la fertilisation croisée de la Nomenklatura du FLN et de
l'armée qui occupe la majorité du terrain économique. Elle défend
notamment son pré-carré lié à l'exploitation des hydrocarbures et à la
délivrance de toutes sortes d'autorisations dans un pays aux procédures
administratives parfois déroutantes.
POLYTECHNIQUE, CENTRALE, MINES
Concernant le Maroc, les élites économiques traditionnelles se sont construites autour d'un noyau dur d'entreprises
familiales dominées par les grands bourgeois de Fès. Les originaires du
Souss, quant à eux, contrôlent historiquement le commerce de détail.
Puis, à la faveur de la vague de marocanisation des années 1970, de
grands groupes se sont constitués puis diversifiés.
Plus de la moitié de leurs dirigeants – aussi bien dans le secteur public que privé - sont des lauréats de l'enseignement supérieur
français, avec une nette prédominance pour les écoles d'ingénieur
parisiennes : Polytechnique, Centrale, Mines ou encore Supelec.
Les forces économiques traditionnelles du Maghreb ont leurs habitudes
à Paris, Londres ou Washington. Les nouveaux entrants leurs préfèrent
les capitales du Moyen-Orient, Jeddah, Abu Dhabi, ou plus récemment Doha. Leurs centres de gravité internationaux sont donc radicalement différents.
Idéologiquement, la fracture entre les deux groupes est profonde, car
les élites économiques anciennes ont porté depuis la décolonisation un
idéal de séparation du politique et du religieux, se rapprochant en cela
du modèle laïc français.
Les nouvelles élites islamistes du Maghreb, quant à elles, affirment
préférer le modèle de sécularisation du politique inspiré des
Etats-Unis. Elle prennent toutefois soin dans leur discours de ne pas
évoquer sa manifestation la plus exacerbée, la période néo-conservatrice
de George Bush Jr.
INCAPACITÉ DES ISLAMISTES DU MAGHREB
Or, depuis l'arrivée au pouvoir des partis islamistes à la faveur des révolutions arabes, les élites économiques anciennes instruisent un procès
méthodique en incompétence à l'endroit des nouveaux venus ; ces
derniers mettent en avant la légitimité des urnes qui les a portés au pouvoir.
En somme, les élites nouvelles sont accusées d'incompétence et les anciennes d'illégitimité.
Dans les faits, l'incapacité des islamistes du Maghreb à proposer
un modèle économique alternatif, construit sur une meilleure
répartition des richesses et un retour à une croissance dynamique,
semble donner raison à leurs détracteurs. Ces derniers les accusent au mieux d'inexpérience dans les affaires de l'Etat, au pire de nourrir un agenda caché afin d'en recueillir à terme des bénéfices politiques. Bref, de jouer la politique du pire.
De surcroît, les difficultés de mise en œuvre des réformes
nécessaires pour l'amélioration de la gouvernance, qui avaient pourtant
constitué la colonne vertébrale des promesses de campagnes d'Ennahda en
Tunisie ou des Frères musulmans en Egypte confortent les thèses de ceux
qui affirment que les islamistes maghrébins ne sont pas faits du même
bois que l'AKP.
En effet, le parti islamiste turc a su en son temps allier réformes structurelles et opportunisme économique pour favoriser l'émergence de la Turquie.
Cette confrontation – qui relève d'une véritable guerre économique -
est accentuée par la résistance des élites anciennes aux tentatives de
conquête de territoires par les pouvoirs islamistes.
" PROVOCATION "
N'ayant pas voulu - ou su - composer
avec l'opposition malgré la demande expresse du Général Al-Sissi , le
premier président islamiste d'Afrique du Nord, Mohamed Morsi, a vu son
mandat écourté brutalement par l'institution militaire, qui avait le
plus à perdre en termes économiques d'une déstabilisation durable du pays.
En Tunisie, la relance de l'économie est devenue tellement prioritaire que même la bière nationale, la " Celtia "
a été mise à contribution . Elle est en effet officiellement exportée
vers la France depuis la mi-juin, provoquant la colère des nouvelles
élites conservatrices et islamistes, qui voient dans cette démarche une " provocation ".
L'apparition au Maroc, à côté de l'organisation patronale CGEM d'une
nouvelle association de " patrons " d'obédience islamiste : Amal
entreprises, constitue un autre avatar de cette ambition portée par les
élites islamistes.
Ces différents exemples, avec des degrés de gravité certes
différents, illustrent bien la tectonique à l'œuvre dans ce Maghreb en
transition où les dissensions et clivages le disputent à la
polarisation.
A tous les niveaux, donc, les ingrédients d'un " choc des élites " sont réunis en Afrique du nord et il devient urgent d'organiser
le dialogue, basé sur le respect mutuel et l'arrêt des procès en
sorcellerie. Il est en effet essentiel que les anciennes élites
acceptent de partager plus -notamment sur le plan économique- et que les nouvelles élites résistent à la tentation hégémonique.
En clair, les forces économiques du Maghreb doivent rapidement faire l'apprentissage de la démocratie. A défaut, elles courent le risque de déstabiliser durablement la rive sud de la Méditerranée.
Abdelmalek Alaoui Abdelmalek
Alaoui, auteur et consultant, est le pésident exécutif du think tank
Association marocaine d'intelligence économique (AMIE Center)
www.amiecenter.org.
http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/07/18/printemps-arabe-la-lutte-entre-les-elites-politiques_3449754_3232.html
http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/07/18/printemps-arabe-la-lutte-entre-les-elites-politiques_3449754_3232.html
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