Par Omar Saghi, TelQuel, 2 avril 2014
Une récente publication internationale révèle que le Maroc se
situe en queue de peloton mondial pour l’éducation. Récriminations,
regrets marocains. D’autres études pointent le mauvais élève de la santé
publique. De la mortalité des femmes en couche. Des maladies
infantiles. De la pauvreté rurale. Du retard des infrastructures. Emois,
introspection, soucis à Rabat. Mauvais élève arabe, le Maroc ne fait
pas mieux que la Mauritanie, que le Yémen, que le Soudan. Certaines
régions (le Tafilalet, le Rif, le Haut-Atlas…) se bousculent du côté des
pays les moins avancés (PMA) dans les colonnes statistiques mondiales
aux côtés du Mali ou de la Bolivie.
Bref, le Maroc est sous-développé.
D’autres chiffres défilent. Les meilleures écoles supérieures
du Sud ? Parmi elles figurent des fleurons de l’Education nationale, publique
ou privée. Les plus grandes places boursières africaines ? Casablanca
caracole en tête. Les étudiants étrangers dans les grandes écoles
parisiennes ? Marocains principalement, avec les Chinois et les
Allemands. Les grandes entreprises maghrébines ? Les grands ports ? Les
success stories médiatiques, artistiques, architecturales dans le monde
arabe ? Marocains souvent. Bref, le Maroc est un pays émergent.
Mais la cohérence y passe. Et ceux qui se penchent sur le sort de ce
pays jouent à compartimenter leurs analyses. D’où la dichotomie sauvage
des avis sur le Maroc. Pays à la traîne. Pays pionnier. Délabré.
Emergent. Médiéval. Innovant… Il ne s’agit pas de l’habituel jugement
binoculaire, du verre à moitié vide ou à moitié plein. En réalité le
verre marocain est plein, et vide également. Les deux avis se défendent,
arguments chiffrés à l’appui. Ce n’est pas une bizarrerie quantique,
mais le témoignage emblématique du dualisme marocain.
Le pays en effet, depuis l’indépendance, a fait le pari d’une
modernisation qui préserve les structures politiques traditionnelles. Il
lui fallait des caïds et des polytechniciens, des ouléma et des
médecins, une bourgeoisie forte et entreprenante et une paysannerie
nombreuse et arriérée. Il a donc, via ses programmes politiques,
l’affectation de ses ressources, ses choix idéologiques et ses
alliances, créé des bulles de surdéveloppement au milieu d’un océan de
pauvreté traditionnelle : peu d’écoles publiques, des instituteurs
sous-payés, des programmes poussiéreux d’une part, et de l’autre
quelques écoles supérieures brillantes, des bourses rares et bien
ciblées, des accords de coopération élitistes ; un investissement public
maigre, des infrastructures squelettiques, pas de classes moyennes,
mais d’importantes facilités fiscales à quelques secteurs ciblés, des
flux financiers abondants et concentrés, une façade atlantique
suréquipée…
Si le Maroc pointe aujourd’hui parmi les meilleurs et les pires, auprès des pays du Golfe et du Liban, et
aussi du Yémen et de la Mauritanie, si nous perturbons les boussoles
des instances de comptabilité internationales et les nôtres, il ne
s’agit ni de schizophrénie ni de manque de données, mais du fruit d’une
politique vieille d’un demi-siècle : maintenir un ancien régime en le
dotant de produits high-tech. Le dualisme marocain n’est pas
involontaire, ce n’est pas le résultat malheureux de négligences, mais
l’effet pensé d’une politique cohérente. Les efforts contraires, entamés
depuis deux décennies, pour combler le fossé entre les deux Maroc,
doivent se situer par rapport à cette histoire.
Omar Saghi, paru dans Telquel
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