Entretien avec Le Monde /Moulay Hicham: Le règne de Mohammed VI, ” un rendez-vous raté avec l’Histoire “
Prince Moulay Hicham
Le Monde 5 avril 2014 -
4 أبريل، 2014
Moulay Hicham, cousin du roi, dénonce la toute-puissance du ” Makhzen “, la cour marocaine
Surnommé ” le
prince rouge ” pour ses prises de position iconoclastes sur la
monarchie marocaine, Moulay Hicham El- Alaoui, 50 ans, récidive. Dans
le Journal d’un prince banni (Grasset), à paraître le 9 avril, le
cousin de Mohammed VI dresse un portrait intime et féroce de la cour
chérifienne, où il a été élevé. L’auteur, qui vit depuis 2002 aux
Etats-Unis, plaide surtout pour l’abolition du Mahkzen, terme qui a
donné en français ” magasin ” et qui désigne la cour, les institutions
liées au palais et les proches conseillers du roi.
Pourquoi publier aujourd’hui un livre que vous avez commencé à écrire en 2007 ?
Dès le début des années 1990,
j’ai peu à peu conquis ma liberté, ma liberté critique et ma liberté
intellectuelle. Non seulement je l’ai conquise, mais je l’ai défendue
bec et ongles. Ce livre est le couronnement de cette libre pensée à
laquelle je suis très attaché. Petit à petit, j’ai subi une
transformation qui m’a rendu étranger, non au Maroc, mais étranger à la
famille et au milieu dans lesquels j’ai grandi. J’ai senti que, dans mon
itinéraire, une séquence était fermée, et aussi que quelque chose avait
profondément changé avec le ” printemps arabe “. Tout ce que j’ai dit
pendant des années trouve maintenant une actualité brûlante.
Je veux éclairer les gens,
contribuer au débat et, dans ce cas précis, faire comprendre une partie
de l’histoire contemporaine de mon pays. Je suis allé au cœur du
réacteur. Beaucoup diront : ” Vous êtes tombé du carrosse et vous cherchez à revenir. “ Non. Dans ma culture, ce n’est pas comme cela que l’on revient. On revient en intriguant, en faisant amende honorable.
Vous affirmez ne prétendre à aucun rôle, mais vous ne vous interdisez rien…
C’est exact. On ne sait pas de
quoi est fait l’avenir. Si l’occasion se présentait, j’apporterais ma
contribution, mais je ne crois pas que cela viendra du Palais. Cela
dépend de l’interaction de forces à un moment particulier : va-t-on vers
un scénario de rupture, de changement apaisé ? Aucune idée ! Mais j’ai
quitté ma maison, et je n’y reviendrai pas.
Vous dites qu’il faut ” démanteler le Makhzen “. Mais celui-ci n’est-il pas constitutif de la monarchie ?
Le Makhzen s’appuie sur la
monarchie pour vivre et la monarchie s’appuie elle-même sur le Mahkzen
pour vivre à sa manière ; c’est une relation symbiotique et il faut
redéfinir complètement cette interdépendance. Tout l’exercice des trois
rois qui se sont succédé - depuis l’indépendance - a été de
maintenir cette dualité, chacun à sa manière. Je pense, moi, que le
Maroc ne peut pas se développer avec le Makhzen. Et s’il ne peut pas,
c’est la monarchie qui en paiera le prix. La mise à mort du Makhzen est
indispensable. C’est un pouvoir néo-patrimonial qui empêche le
développement économique, un système de prédation et de subjugation. Il
ne peut donc pas libérer les énergies économiques et donc il ne pourra
pas, non plus, faire monter l’eau de la source. Le deuxième volet, c’est
la création d’un véritable Etat moderne, un État de droit. Aujourd’hui,
nous avons une monarchie avec une Constitution, nous n’avons pas une
monarchie constitutionnelle.
Vous paraissez plus indulgent pour votre oncle Hassan II à la fin de son règne que pour votre cousin Mohammed VI…
Indulgence n’est pas le mot.
Mais à la fin de son règne, Hassan II a trouvé le ressort de voir qu’il
était dans une impasse. Or, lorsque Mohammed VI accède au pouvoir, il
hérite d’une situation de consensus et d’apaisement inédite dans la
monarchie marocaine. C’est la première fois que le passage de témoin se
passe dans des conditions aussi favorables, tous les autres ont eu lieu
dans un moment de troubles et de tensions. Au début, Mohammed VI a
hésité. Mais, finalement, nous sommes restés dans la même logique. C’est
un rendez-vous raté avec l’Histoire.
Sous Hassan II, il y a eu une
alternance avec un gouvernement socialiste coopté. Cela aurait pu mener à
la démocratie. Or qu’a fait Mohammed VI ? Il a abandonné la logique
démocratique pour un gouvernement de technocrates en 2002 - dirigé par Driss Jettou - , puis cinq ans après, avec un autre issu de l’Istiqlal - parti de l’indépendance dirigé par Abbas El-Fassi - qui
a été vidé de toutes ses prérogatives avec la création de commissions
royales et de hautes instances. A partir de 2007-2008, Mohammed VI
s’apprêtait à donner le coup de grâce avec la création d’un nouveau
parti, le PAM - Parti authenticité et modernité - . Il ne
reculera qu’avec les mouvements populaires et le ” printemps arabe “, le
secours d’une nouvelle Constitution qui crée beaucoup d’ambiguïtés, et
une méthode utilisée avec les socialistes : créer un renouvellement de
façade avec les islamistes du PJD - Parti de la justice et du développement - .
On amène de nouvelles élites que l’on vampirise, pour les lâcher
ensuite comme des zombies sans vie. Pour moi, tout cela rentre dans la
logique de la continuité. On joue le temps, on vide la coquille de sa
substance et on attend que la pression descende.
**
Hassan II avait trop de
passion pour le métier de roi, ce qui l’a poussé vers l’absolutisme.
Avec Mohammed VI, c’est le contraire : un manque de passion qui a fait
que la démocratisation n’a pas abouti. Un même résultat avec deux
personnalités différentes.
Vous avez soutenu le ” printemps arabe ” et prédit la chute des monarchies arabes, mais pas une n’a bougé
…Bahreïn est une occupation saoudienne ! Oui, j’ai été proche des
familles royales saoudienne et jordanienne, mais se respecter, c’est
aussi respecter les opinions des autres. Aujourd’hui, ces monarchies
m’en veulent beaucoup, parce qu’on estime que je me suis retourné contre
ma race. Il n’y a pas d’exception marocaine, il y a un avantage
monarchique. C’est un système qui n’est pas entièrement fermé : il y a
des vannes et des soupapes. Mais je pense que les soupapes ne sont pas
assez grandes pour évacuer la pression. Le changement de génération, de
classe moyenne, la récession en Europe, sont autant de nouveaux
paramètres. La vraie exception, ce n’est pas le Maroc. La vraie
exception du monde arabe, c’est la Tunisie, et ça le reste. Mais la
fascination pour l’autoritarisme dans la région s’est cassée. Le
sentiment d’impuissance aussi.
Quelle solution pour le Sahara occidental, qui reste un problème épineux ?
Le Maroc bute sur le Sahara
parce qu’il n’a pas de projet de démocratisation. Le problème du Sahara
est le même que celui du Maroc : au lieu d’engager les gens sur une base
citoyenne, on les a engagés sur des bases clientélistes. Et le
clientélisme ne donne rien. Cette décentralisation va forcément devoir
intégrer des principes de droit international. Je veux m’en tenir là,
parce que si je dis ” autodétermination “, nous allons entrer dans des qualificatifs de ” traître à la patrie “,
etc. Mais forcément, cette décentralisation doit être au diapason du
droit international. Tout le reste est une question de négociations.
Propos recueillis par Isabelle Mandraud
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