Souleyma Haddaoui | Gnawi Blues
le jour même de l’hommage à Mandela, entrer plus profond dans les mécanismes de l’abjection raciste
l’auteur
Souleyma Haddaoui, jeune écrivain marocaine, fait une thèse de
doctorat en sociologie politique à l’EHESS, et elle est actuellement visiting researcher à la Georgetown University de Washington. La suivre sur Facebook.
le texte
Après Larme de résistance et L’écrivain, à nouveau la voix puissante et l’écriture à vif de Souleyma Haddaoui sur un problème de société urgent et brûlant.
Il s’agit du racisme, et notre permanente mise en travail dans la
mise en cause de l’autre, ce combat à refaire sur nous-mêmes, repartir
de ce qui insupporte et le renvoyer à la société tout entière.
Particulièrement fier de proposer cette mise en ligne le jour même de
l’hommage à Nelson Mandela, et de le faire depuis Marrakech.
FB
Les sirènes d’ambulances et policiers perturbent cette matinée tranquille d’automne. A Washington, une jeune femme se fait tirer dessus à bout portant. Elle est mère célibataire, son bébé est dans la voiture lorsqu’elle est accostée par des flics, puis exécutée. Elle a tenté de franchir des barrières de sécurité près de la maison blanche. Incompréhension. C’est le énième incident impliquant l’abattage d’un Noir cette année. Tourbillon d’émotions. Colère, indignation. Dans quel pays suis-je venue me réfugier ? Manque. Le Maroc, sa chaleur, la douceur de son peuple. Il y a des fous dans mon pays oui, mais on ne tire pas à tous les coins de rue. On ne se prend pas pour un cowboy. Mais. Sommes-nous aussi racistes ? Se dresse un souvenir. La couverture d’un magazine titrant « le péril noir ». Piteuse reproduction des « périls musulmans » made in France. La vie n’est peut-être pas plus tranquille dans mon pays finalement.
Le soir même de cette tragique histoire, j’entends au loin une
musique. Des battements. Je m’approche, suis mon oreille et ce sentiment
de fouler ma terre de nouveau, grâce à cet air. C’est un dialogue entre
la guedra et le djembé. Le balafon et l’oud en échos. Et des chants.
Ils ressemblent à ceux des gnawas marocains. Ce sont des Africains de
l’Ouest mêlés à des Arabes. Une bande formée par l’amour seul de la
musique. Leur mélodie m’emporte. Je traverse leurs chants et me retrouve
entre deux continents : tonne le tamtam de Rabat à Washington. Vibrent
mes racines africaines et claquent en tandem les grelots du bendir. Un
même vibrato pour un peuple qui préfère le rejet et la dissonance.
Insulté, le jeune homme avant d’être tué. Poussé, l’immigré, hors du
camion de policiers. Violée la jeune ivoirienne qui attendait ses
papiers. Tonne mon cœur à la lecture de ces drames gratuits dans mon
pays. S’hérisse mon poil que l’on qualifie de « Blanc » alors que non
messieurs dames. Ma couleur n’a rien à voir avec mon âme. Africaine,
Arabe, Musulmane, Rifaine, fièrement non européenne. Que ma peau ne vous
trompe pas. Maghrébine est mon origine et ce teint peut-être clair
n’empêche pas les contrôles papiers ni les regards de travers lorsque
mon nom sonne. Mais c’est une toute autre histoire que celle de mes
déboires dans certaines rues parisiennes…
Ici se tourne quelque chose de tragique. Tonne le tamtam tandis que
je marche dans cette ville dite démocratique où la schizophrénie règne.
D’un quartier l’autre. A Washington, il y a le nord puis le sud.
Frontière invisible mais palpable. Les sirènes n’arrêtent pas leur
assaut à mes oreilles en quête de calme. On tue ici. On meurt là. C’est
presque banal. Tandis qu’au nord, des lois sont passées dans certains
conseils des habitants, pour limiter les infractions sonores des bus
publics. Parce que vous comprenez, ici on aime le silence. Ici on aime
ses fleurs, sa tranquillité. Pause. On préfère caresser la peau du
tambour, doucement. Au Sud, les fleurs poussent à contre-pavé. Toutes
seules. Elles n’ont pas de soins particuliers. L’Amour règne malgré tout
alors elles poussent entre deux bons gros cailloux. Et on n’hésite pas à
taper contre de l’acier pour faire entendre sa mélodie. Les magasins
sont barricadés, les commerçants armés. Au nord la vie plane, les
boutiques sont parfumées au bois de santal et dans la rue, on fume des
Havane.
Tonne le tamtam de Rabat à Washington. Je me balade dans ma ville
natale. Je suis heureuse, adolescente, amoureuse du combat de Mandela,
de penser mes amis noirs à l’abri, sur mon territoire. Pauvre naïve. Il
me faudra longtemps pour comprendre. Voir. Y croire. J’entends des azzi [1] en veux-tu en voilà. J’entends des éclats de rire et vois pointer des doigts. J’entends des kelb [2]
. Et puis un jour mon amie, une sœur, me dit « mais oui les Marocains
sont racistes ! On est venu me demander l’heure un jour et on m’a
frottée la peau comme pour la nettoyer ! D’autres fois on crache sur mon
passage. Mais tu ne savais pas ? Vraiment ? »
Horreur. Mon cœur bat la chamade. J’interroge, j’enquête auprès de
mes concitoyens. On ne se gêne pas, c’est même naturel. On me claque à
l’oreille : « ils bouffent n’importe quoi. Ils sont sales » Le sol
tremble sous mes pieds. J’enquête dans mon histoire. Forcément j’étais
au lycée français, dénaturée, déracinée. On m’enseignait les Gaulois. On
m’enseignait le colonialisme. Et l’Histoire de mon peuple n’avait pas
droit au chapitre mais ça aussi, c’est une autre histoire. J’ai donc du
fouiller les tiroirs, interroger les anciens. J’ai trouvé que
l’esclavage dans mon si beau pays n’avait été aboli que trop récemment.
J’ai subi une douche froide en lisant que les dada étaient des esclaves
parfois vendues petites filles. Du Sénégal ou du Mali. Fines
cuisinières, gouvernantes tant aimées par la génération de mes
grands-parents. Dissonance cognitive. On savait tous. On était tous
complice. Mais tout paraissait couler de source et c’est la banalité du
mal.
Poussé le môme depuis le van des flics sur une route désertée de
toute humanité. Roulé par terre comme un sac de marchandise indésirable.
On cogne on frappe. Personne ne s’étonne du sort d’un immigré trop
sombre. Quoi ? Le Maroc doit-il charitablement recueillir ceux dont
l’Europe ne veut pas ? Le Maroc, fier exécutant d’ordres venant du
Nord ? « Ne doit pas passer ! » Triplement souligné. Inlassablement
ressassé. Alors. L’immigré atterrissant dans notre pays où le premier
rêve est l’eldorado étranger, se fait piétiner à souhait. Et quoi on se
plaint ? Tapis dans l’ombre, ils scrutent pourtant le même horizon que
leurs frères de misère couleur marocaine. D’ailleurs, elle n’a pas de
race, notre sœur la détresse. Mais elle n’est pas la sœur de tous bien
sûr. L’élite grasse et bienheureuse, se prélasse dans ses coussins de
soie. « Ne pas déranger » affiché sur son front dégarni d’intelligence.
Cette génération de ventres plâtrés contre terre, savourant la botte qui
les écrase. Elle en redemande. Elle remercie. Elle exècre les
subalternes et court à sa perte mais chut. Suspension du bruit du tamtam
pour elle. Il ne faut pas la réveiller de son sommeil auto-destructeur.
On affiche sur les fenêtres d’immeubles casablancais « Interdit de
louer aux Africains ». Des Marocains sont devenus en un éclat d’annonce,
« Européens ». Hurlement du Djembé. Il y en a qui sont ravis de pouvoir
faire aux autres ce qu’on leur a fait tandis que d’autres se croient
vraiment au sud de l’Europe et non au nord de l’Afrique. Reprise du
rythme en douceur avec un balafon mélancolique.
Je marche plus vite, plus fort pour faire renaître la mélodie et les
tebilats interviennent. S’ajoutent les tamas et mon âme résonne. Elle
vibre du chant des gnawas qui ressemblent à ceux du blues. Ils ont leur
festival annuel nos musiciens. Il y a foule à Essaouira. Il y a transe.
On tangue au rythme de leur complainte aux sonorités parfois guinéennes.
Mais, au petit matin, ils sont traités comme l’amant indésirable d’une
nuit de beuverie. En plein jour, on préfère la clarté du teint. On aime
sur son écran télé, voir un visage crème que chocolat.
Et nous, cette génération d’aveuglés. Je hurle à l’injustice, exige
une autre appartenance géographique. C’est étouffant de tourner en rond
dans l’abus et la bêtise. Mais c’est l’Afrique. Cette terre particulière
dont on ne peut se défaire. Il faut donc lutter. Résister, faire
changer. Je regarde vers l’Amérique, le combat d’aînés. Je rêve en
scrutant l’horizon outre-Atlantique. Angela Davis me prend par la main
et m’indique que les femmes esclaves étaient les gardiennes de la
résistance et de la lutte pour la libération, pendant que leur
contrepartie blanche se parait des bijoux du mâle dominant. J’écoute
Malcolm X me parler des esclaves de maison et de ceux des champs. Des
vendus et des rebelles. Stokeley Carmichael insiste en tapant du poing
sur l’Histoire et son nécessaire apprentissage. J’en sais quelque chose
moi la colonisée à qui on a voulu refourguer une autre identité.
Et claque la peau du tamtam, rappelant les chants d’ancêtres pas
blancs du tout, qui ont combattu pour leur terre ocre. Résonne mon âme
que cela plaise ou non. Oui les racines sont africaines et fières de
leur héritage. De leur noblesse.
(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
1ère mise en ligne et dernière modification le 10 décembre 2013.
1ère mise en ligne et dernière modification le 10 décembre 2013.
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