le 13 Septembre 2013
Fête de l'Humanité. Deux ans après la parution du Président des riches,
Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon reviennent sur le devant de la
scène avec la Violence des riches. Une plongée dans l’univers d’une
classe dominante dont les instruments de pouvoir, économiques,
financiers, culturels, médiatiques et politiques, déstabilisent
de plus
en plus notre démocratie au détriment du peuple. Ils étaient ce samedi
les invités des Amis de l'Humanité à La Courneuve.
Après plusieurs plongées au cœur de l’oligarchie française,
vous avez décidé dans votre dernier livre de décrypter la violence que
la classe dominante exerce sur le peuple. Comment se traduit cette
violence ?
Monique Pinçon-Charlot. De plusieurs manières… Il y a
d’abord la violence économique, dans sa version néolibérale, avec une
finance spéculative qui prend le pas sur la production industrielle. Les
exemples d’entreprises françaises comme Peugeot, Arcelor et bien
d’autres, licenciant à tour de bras malgré des bénéfices énormes sont
légion. C’est l’exemple immédiat de cette violence exercée par la
confrérie des grandes familles ! Il y a ensuite la violence politique
avec le mensonge d’État comme technique assumée. Le président Hollande
et son gouvernement ont beaucoup trahi leurs promesses de campagne et
les valeurs socialistes. C’est une violence terrible que le mensonge
politique. La classe dominante use aussi d’une violence idéologique
puisqu’il s’agit de faire croire que le néolibéralisme est naturel. Que
les marchés sont comme la lune qui brille ou les prés qui verdoient.
Pour ce faire, cette classe très consciente d’elle-même utilise une
autre forme de violence : la violence linguistique. Ici, il s’agit de
manipuler le langage pour corrompre la pensée. Toutes ces violences
forment au final une sorte de feu d’artifice qui aboutit chez les
classes moyennes et populaires à un fatalisme mortifère avec le
sentiment qu’il est impossible de changer les choses. Et c’est ça le
plus terrible.
Vous parlez de mensonge d’État comme violence politique. Le
président Hollande continue à mener une politique dans la continuité de
celle de son prédécesseur. N’est-il pas finalement lui aussi un
« président des riches », comme le titrait votre précédent ouvrage
faisant référence au quinquennat
de Sarkozy ?
Michel Pinçon. Une des violences les plus profondes,
c’est la perte d’adhésion des couches populaires au discours politique.
On peut parler aujourd’hui de trahison politique, c’est vrai. Mais le
fait est que, dès 1985, François
Hollande, jeune socialiste maître de
conférences à l’université, cosignait un livre intitulé La gauche qui
bouge, qui correspond point par point à son programme actuel basé sur
l’idée qu’il faut faire des économies dans un seul système possible : le
capitalisme. Expliquant au passage que cette politique libérale était
la seule chance pour la gauche de succéder à la droite. Or avec un tel
point de vue, il ne peut y avoir de vraie opposition.
"L’alternative, telle que les principaux dirigeants du PS la conçoivent, c’est fini"
Le changement, ce n’est donc pas
pour maintenant ?
Michel Pinçon. En fait, il y a deux mots pour parler
de changement : ce sont les mots alternance et alternative. Or
l’alternative, telle que les principaux dirigeants du PS la conçoivent,
c’est fini. Il ne s’agit en réalité que d’alternance. La majorité des
cadres dirigeants étant acquise au libéralisme. Ce livre qui se nomme La gauche qui bouge
n’est d’ailleurs plus trouvable en librairie et a disparu de la
bibliographie officielle du président. En fait, on se retrouve dans la
situation des pays anglo-saxons. Avec des démocrates et des républicains
comme aux États-Unis sans qu’il y ait de différences de fond sur le
modèle économique. Obama a certes travaillé dans un sens social avec ses
garanties santé. Mais il ne s’attaque pas à Goldman Sachs et aux têtes
nocives de la finance anglo-saxonne. Obama, c’est l’alternance
post-Bush. Blair, c’est l’alternance post-Thatcher. Hollande, c’est
l’alternance post-Sarkozy.
Monique Pinçon-Charlot. Il faut comprendre que parmi
les hauts responsables de cette classe sociale, c’est-à-dire les
présidents de club, d’institut, tous ces gens qui sont mobilisés pour la
reproduction des intérêts de leur classe… beaucoup sont proches du PS
ou votent socialiste, avec à leurs côtés des gens qui votent UMP. Tout
ce petit monde s’entend très bien. En vérité l’alternance politique est
une sorte de bicéphalisme plus ou moins organisé qui permet ainsi de
maintenir la défense des intérêts de l’oligarchie.
Au final, la Ve République, telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, ne favorise-t-elle pas cette violence des riches ?
Monique Pinçon-Charlot. Absolument. C’est pour ça
que l’idée d’une VIe République permettrait, avec une nouvelle
Constitution, de faire bouger les lignes. J’ai tenté de démontrer que
l’évasion fiscale n’était pas une arme de destruction massive contre les
États mais que ceux-ci étaient complices de ce jeu pervers. Si LVMH a
quarante-six filiales dans les paradis fiscaux, c’est bien parce qu’il y
a Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères, qui est au
conseil d’administration. Ça ne peut pas se faire sans qu’il soit au
courant de tout cela. La classe politique est aujourd’hui totalement
coupée du peuple. Les ouvriers et les employés, qui représentent 52 % de
la population active, ne sont pas représentés du tout ou à hauteur de
0,01 % à l’Assemblée nationale et au Sénat. Voilà une violence concrète.
Aussi je milite pour l’abolition du cumul des mandats, pour
l’interdiction de faire carrière en politique. Je veux que l’on revoie
le statut de l’élu, que l’on institue le vote obligatoire et la
reconnaissance du vote blanc dans les suffrages exprimés. Si l’on met
ensemble ces cinq mesures, alors ce serait une véritable révolution.
"Les dominants n’ont pas ce problème de conscience de classe et leurs liens dépassent aussi les frontières"
Parmi les violences symboliques que la classe dominante fait
subir au peuple, vous parliez de la violence linguistique. N’est-ce pas
justement par le langage que la lutte commence aujourd’hui à l’ère du
tout-médiatique ?
Michel Pinçon. Une des dimensions primordiales de
cette lutte contre la violence symbolique est de réhabiliter les
concepts du marxisme. Redire les mots tels qu’ils sont. C’est-à-dire
parler de capital et de capitalistes. Parler de ces classes sociales qui
sont antagoniques. Parce que les riches accaparent la plus grande part
de la plus-value produite. Donc il y a une nécessité de réintroduire ces
concepts qui n’ont rien perdu de leur pertinence dans notre société. Et
de lutter contre cette dérive lexicale. Par exemple parler de
flexi-sécurité, c’est aberrant : si c’est flexible, ce n’est pas de la
sécurité. Si c’est de la sécurité, ce n’est pas flexible. Il y a une
importance à parler franc et à dire les choses telles qu’elles sont.
Parler d’exploitation. Mettre en cause la finance internationale.
Expliquer qu’un individu qui gagne un million d’euros, ce qu’il gagne
c’est sur le travail des autres. Nous tentons de restituer un état
d’esprit de conscience de classe.
Monique Pinçon-Charlot. Quand on est à la
télévision, on tente de remettre les mots à leur place. Quand, devant
les caméras, on se retrouve face à des membres de l’oligarchie comme
Marc Ladreit de Lacharrière, Pierre Kosciusko-Morizet, toutes ces
personnes qui se présentent toujours en bienfaitrices de l’humanité,
créateurs de richesses et d’emplois, nous les remettons à leur place en
les redéfinissant : vous êtes des spéculateurs, leur dit-on. On ne
laisse rien passer. On parle de délinquance en cols blancs. De délits en
bandes organisées. De délits des beaux quartiers. S’il le faut, nous
inventons des néologismes ou nous réactualisons des termes. Le
« bourgeoisisme » que nous dénonçons est un contre-pied linguistique au
populisme péjoratif dont cette classe nous affuble. Nous en avons marre
des flagorneries des riches entre eux. On en a marre du
« bourgeoisisme » du Figaro. On en a marre du « richissisme » des
chroniqueurs de la Bourse. On en a marre de « l’oligarchisme » de l’ENA
et du Who’s Who ! Parler de bourgeoisisme comme nous le faisons en
conclusion de notre livre est une arme linguistique rigolote… car avec
l’humour aussi on peut faire avancer les choses. La prise de conscience
est douloureuse. C’est tous ensemble qu’il faut animer cette prise de
conscience. Lors de la promotion du Président des riches, j’exigeais que
les gens ne partent pas avant la fin. Je voulais que l’on parte tous
ensemble. Mais évidemment nos armes sont limitées. Parmi ces armes, il y
a la conscience de classe à travailler… Les dominants n’ont pas ce
problème de conscience de classe et leurs liens dépassent aussi les
frontières.
L’internationalisme bourgeois
est-il une réalité ?
Michel Pinçon. Bien sûr, dès l’Ancien Régime, les
alliances entre familles princières dépassaient les frontières.
Aujourd’hui, c’est tout à fait ordinaire de rencontrer quelqu’un qui
possède dix mille hectares en Argentine et qui dans le même temps est
directeur d’une grande entreprise en France tandis qu’il vient d’hériter
d’un château dans un autre coin d’Europe. L’aspect international est
lié à l’éducation. Beaucoup parmi les dominants sont trilingues.
Espagnol, anglais français. Avec l’anglais toujours comme langue
indispensable. Cette dimension internationale est une grande violence.
Prenez par exemple des délégués syndicaux qui se retrouvent parachutés à
Bruxelles… ils sont perdus parce qu’ils ne parlent pas anglais. Or à
Bruxelles l’anglais est très important. Dans certains conseils
d’administration, des syndicalistes se retrouvent avec des dossiers
énormes en anglais et non traduits. C’est un des exemples les plus
terribles où l’on ressent que l’on est dominé. Eux, ils parlent anglais
couramment, il y a eu la nurse, il n’y a pas de problème. Ils ont fait
un an dans un collège anglais et ont toujours l’occasion de pratiquer.
Monique Pinçon-Charlot. Oui, l’organisation
cosmopolite est absolument transversale à la classe. Dès la naissance,
ils apprennent de façon maternelle plusieurs langues. Ils vont dans des
collèges, en Espagne, en Angleterre, aux États-Unis. Autour de la table
chaque jour, il y a plusieurs nationalités qui sont représentées, que ce
soient des membres de la famille ou des amis. L’argent aussi est
investi de manière complètement internationale. La culture également. Le
monde du marché de l’art est profondément international. De telle sorte
que l’internationalisme est consubstantiel à cette classe, et que par
la médiation de la sociabilité mondaine, cet internationalisme est un
mode de vie. Il n’est pas besoin d’imaginer une théorie du complot pour
comprendre le mécanisme de création de groupes informels et très
puissants comme Bilderberg, la trilatérale…
"Nous pensons qu’au néolibéralisme correspond un individu néolibéral, pervers, narcissique, au-dessus des lois"
Vous venez de le dire que la classe des riches domine
l’espace de manière transversale,
mais ne domine-t-elle pas aussi le
temps
en s’arrogeant l’histoire ?
Michel Pinçon. Oui. C’est une des dimensions
décisives dans la violence symbolique et qui renvoie au vécu de tout un
chacun. Par exemple, je me souviens d’une visite chez un noble, très
riche, qui nous avait reçus. Il faisait visiter la galerie des ancêtres à
son petit-fils et expliquait que tel portrait était celui d’un aïeul du
XVIIIe siècle. Donc on voit un enfant qui apprend à devenir membre de
la dynastie : il a des ancêtres et il aura des héritiers. Cet enfant
était d’emblée plongé dans un temps qui est beaucoup plus long que le
temps vécu d’un immigré ou d’un membre de la classe populaire dont la
mémoire ne dépasse pas celle du grand-père. Voilà une réalité qui forme
une inégalité en profondeur du rapport à l’existence et au temps.
Quelques jours après la visite de ce château en Limousin, j’assistais
ainsi à la destruction d’une barre HLM à Aubervilliers. Il y avait des
enfants qui avaient grandi dans cette barre et qui regardaient partir en
poussière ce qui était le lieu de leur enfance. Ils n’auront aucun lieu
qui comme ce château représentera leur passé. Il y a donc une vraie
précarité de la vie populaire qui n’a pas de commune mesure avec
l’espace de sérénité de la vie grande bourgeoise qui se nourrit de plus
en plus d’impunité.
Vous parlez d’impunité, cela implique une inversion des
valeurs, l’individualisme prend-il définitivement le pas sur la
solidarité ?
Monique Pinçon-Charlot. En effet, cette classe, en
tant que classe dominante, fait du déni de la règle, la qualité du
dominant. Et cela, c’est nouveau par rapport au milieu des années 1980.
Nous poussons un cri d’alarme car nous pensons qu’au néolibéralisme
correspond un individu néolibéral, pervers, narcissique, au-dessus des
lois, qui n’hésite pas à être dans la délinquance, sachant qu’il sera
impuni car il y a très peu de sanction pénale à la délinquance des
riches. Cet individu ultralibéral sans foi ni loi est une menace énorme
pour la sécurité de notre pays, pour l’idée d’un changement collectif,
organisé, qui ne soit pas la barbarie de tous contre chacun. Il faut que
les classes populaires reprennent conscience de cette réalité.
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