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jeudi 7 août 2014

Sahara Occidental : « L’oubli finit par gommer l’inacceptable »

Jean-François Debargue (à droite) sous une serre de la ferme Théodore-Monod dans le camp d'El Ayoun, en compagnie d'un ingénieur agronome sahraoui. Crédit : JF Debargue
Jean-François Debargue (à droite) sous une serre d’un jardin familial, en compagnie d’un ingénieur agronome sahraoui. Crédit : JF Debargue

Parti vivre dans le camp de réfugiés Sahraouis d’El Ayoun, en Algérie, entre 2008 et 2010, le Français Jean-François Debargue a coordonné sur place la création de jardins familiaux. Au-delà de l’intérêt agricole (et nutritionnel) de cette action, Jean-François Debargue s’est réellement immergé dans la vie des familles. De cette expérience, il nous fait partager son regard d’une grande humanité, fruit d’une écoute et d’une empathie qu’il a développées au contact de cette population, et aussi d’une grande clairvoyance. Un long et fort entretien.

Nouvellesdusahara :
Pour le compte du CCFD et de Caritas, vous avez séjourné régulièrement dans les camps de réfugiés pendant trois ans (entre décembre 2007 et décembre 2010), puis les trois années suivantes lors de missions plus courtes, pour participer à un programme de création et de suivi de jardins familiaux.
Quel est le but recherché à travers ces jardins ? Plus largement, quel était votre parcours pour vous retrouver impliqué dans un tel projet et dans une région du monde dont on ne parle jamais ?

Jean-François Debargue :

Berger, puis éleveur ovin et technicien bovin lait, j’ai quitté mon exploitation normande du Pays d’Auge pour répondre à la proposition de l’Archevêque d’Alger, Monseigneur Teissier, et du CCFD de coordonner un projet agricole dans le camp sahraoui d’El Ayoun. A 51 ans, sans expérience humanitaire, je quittais  la France pour la première fois, à la rencontre d’une république exilée en plein Sahara Algérien.
Je suis arrivé sur place le 29 décembre 2007  pour relancer le projet de la ferme Théodore Monod, grand jardin régional de polyculture-élevage dont la production animale et végétale devait être donnée à la population du camp d’El Ayoun.
En arrivant, j’ai découvert que le projet, qui devait concerner 17 hectares et 300 ovins et caprins, était en fait de 8 hectares et que le troupeau atteignait à peine une centaine de têtes.
Vue partielle sur le site de la ferme Théodore-Monod -camp de El Ayoun. Crédit : JF Debargue
Vue partielle sur le site de la ferme Théodore-Monod -camp de El Ayoun. Crédit : JF Debargue
 J’ai immédiatement prévenu le CCFD par le seul moyen de communication possible à l’époque, les sms !

Très vite, cette situation inattendue et la faible productivité des productions animales et végétales m’ont fait réfléchir. Mais le projet ayant du retard, l’objectif prioritaire était d’utiliser 75% du budget dans les 6 premiers mois. Avec l’accord du CCFD, j’ai modifié les investissements pour les adapter à la situation. Malgré plusieurs coupes de fourrage et des économies substantielles réalisées grâce à de longues périodes de transhumance dans les zones libérées (Note de l’auteur du blog : les Sahraouis appellent « zones libérées » la partie du Sahara occidental -environ 20 %- qui se situe à l’est du mur de sable, c’est-à-dire qui n’est pas sous contrôle marocain. Les Sahraouis, notamment ceux qui ont des animaux, fréquentent cette zone, malgré la pollution des mines), et malgré l’amélioration de la productivité animale, ce qui était distribué en chevreaux, agneaux, animaux de réforme, ainsi que la production végétale (betteraves, carottes, tomates), restaient désuets par rapport à la population et à ses besoins. Quelques dizaines d’animaux et quelques quintaux de végétaux pour une population du camp estimée à plus de 25 000 personnes ! J’ai beaucoup observé et réfléchi durant ces premiers mois ; j’étais partagé entre les obligations de résultat d’un projet remanié et la connaissance de la réalité que je vivais quotidiennement dans les camps.


Nouvellesdusahara :
Finalement, le projet a évolué assez vite…

Jean-François Debargue :
J’ai découvert de minuscules jardins familiaux, que nous avons développé avec l’un des ingénieurs agronomes qui travaillaient avec moi. Il faut rappeler que pendant les années de guerre (1975 à 1991), les difficultés d’acheminement de l’assistance alimentaire et la présence dans les camps de prisonniers marocains, plus culturellement jardiniers que les Sahraouis, avaient suscité la mise en place de jardins qui ont disparu dès que les conditions d’assistanat se sont améliorées…
Dès l’année suivante, un jardin pédagogique familial à la ferme Théodore-Monod,  a été créé, avec, autour, des formations. Peu à peu, s’est construite l’idée qu’il valait mieux faire produire par les familles que donner simplement la production.
«Apprendre à pêcher plutôt que donner si peu de poissons», dit-on, développer plutôt qu’assister en somme. Il s’agissait aussi de donner la priorité au rendement végétal plutôt qu’animal. Partout dans le monde, il faut neuf protéines végétales pour produire une protéine animale.
En réorientant de cette manière le projet, nous pensions pouvoir utiliser d’autres ressorts, comme la fierté légitime de produire, le moyen d’apporter un complément alimentaire aux déséquilibres nutritionnels engendrés par les rations distribuées par le Programme alimentaire mondial (PAM), sans parler de la possibilité d’assurer ainsi plus facilement la pérennité du projet, et, enfin, de pouvoir revendiquer, avec peu de moyens, une première étape d’autonomie…

Nouvellesdusahara :
D’une ferme de production, vous en êtes arrivé à imaginer avec les Sahraouis du camp un véritable jardin familial…

Formation au jardin pédagogique. Crédit : JF Debargue
Formation au jardin pédagogique. Crédit : JF Debargue

Jean-François Debargue :
C’est vrai. La troisième année vécue au camp d’El Ayoun a permis d’atteindre les objectifs du projet remanié du CCFD. Elle m’a permis de proposer à Caritas un projet de création et de suivi de jardins familiaux, projet s’appuyant à la fois sur l’activité du jardin pédagogique, les formations délivrées, la réflexion de l’équipe sahraouie avec laquelle je travaillais, la concertation avec les autorités du camp que j’avais appris à bien connaitre et le suivi de quelques jardins existants.
L’année 2009 fut une année de préparation et l’année 2010 fut réellement l’année de la mise en place des premiers jardins. En moins de trois ans, nous sommes passés d’une trentaine de jardins à près de 300. (1)
Je ne peux m’empêcher de penser que si j’avais trouvé en arrivant une situation conforme au projet annoncé et si je n’étais pas resté sur place pendant de longs mois, cette réflexion et cette démarche d’imaginer les jardins familiaux ne se serait sans doute pas faite.

Nouvellesdusahara :
Vous êtes arrivé dans les camps de réfugiés sans connaître ni le peuple sahraoui, ses traditions, sa culture, ni l’histoire du conflit qui explique leur présence dans cette région du sud-ouest algérien, ni, bien entendu, leurs conditions de vie.
Quels ont été vos sentiments, vos remarques, à votre arrivée ?

Jean-François Debargue :
Je reste étonné des capacités d’adaptation que nous pouvons receler. La mienne n’est rien au regard de celle dont ont su faire preuve les Sahraouis. J’ai vécu pratiquement trois ans parmi eux (2008, 2009, 2010), dans les familles, puis les trois années suivantes en m’y rendant 4 à 5 fois par an pour des missions de deux à trois semaines. L’immersion dans ce monde inconnu a été totale. Avec le recul, j’ai compris que la vie m’avait préparé. Les évènements les plus importants de ma vie ont été des choix vers des mondes que j’ignorais. J’ai toujours eu peu de besoins. Je suis parti sans a priori et dans une disponibilité de temps et d’esprit total. Un ensemble de conditions qui aident à l’immersion et aux rencontres !

Distribution de l'aide humanitaire. Crédit : JF Debargue
Distribution de l’aide humanitaire. Crédit : JF Debargue
J’ai appris l’histoire du conflit à travers l’histoire des familles chez qui j’ai été hébergé pendant ces années. L’histoire de chacun est à la fois individuelle et pourtant collective. J’avais entendu sur ma petite radio à piles pour la toute première fois parler du Polisario et du peuple Sahraoui, pendant l’été 1976 alors que j’étais berger transhumant dans les Monts du Forez. Je n’imaginais pas alors retrouver tout un peuple au même endroit, plus de trente années après !
J’ai eu la chance de vivre près de 2 ans dans une famille de combattants très proche d’El Ouali (le premier secrétaire général du Polisario) et de Bassiri (l’un des premiers indépendantistes dans les années 70, sous l’occupation espagnole au Sahara Occidental). J’ai recueilli auprès des Sahraouis les blessures encore ouvertes de l’histoire, j’ai pleuré et ri avec eux, j’ai partagé le sol dur du reg, la pitance du PAM, l’eau non potable, les perfusions et les piqures d’un hôpital démuni, l’enfer de la chaleur entre mai à octobre, le froid de novembre à janvier, les vents de sable de février à avril, les écarts d’amplitudes thermiques journalières de 30°… bref j’ai vécu humblement au total un dixième de leur quotidien. Il n’est pas de meilleur apprentissage.
J’ai toujours pensé qu’il faudrait mettre les négociateurs cherchant des solutions au conflit dans les conditions de vie quotidienne des Sahraouis. Nul doute qu’il faudrait moins de 40 ans pour trouver des solutions !
J’ai eu la chance d’être accueilli comme un membre de la famille, d’être invité lors de la venue de familles venant des territoires occupés (Note de l’auteur du blog : partie du Sahara occidental occupée par le Maroc), de rencontrer Dafa Ali Bachir, Brahim Dahane, Ali SalemTamek, Mohamed Daddach, Naâma Asfari, tous militants des DH et de l’indépendance et tant d’autres, de pouvoir entrer sous n’importe quelle tente en étant le bienvenu.

Nouvellesdusahara :
Vous avez donc vécu au milieu des familles sahraouies. Qu’est-ce qui vous a marqué le plus dans ces expériences ?
Sans être allé là-bas, on se rend difficilement compte à quoi la vie dans un camp de réfugiés, pour certains depuis l’origine de ces camps, c’es-à-dire depuis 39 ans, peut bien ressembler…

Jean-François Debargue :
Je pourrais évoquer tant d’humanité vécue… Celle d’une vieille femme serrant ma main pendant ses dernières heures de vie alors que je ne pouvais rien faire d’autre que lui humidifier le visage avec une serviette rafraichissante d’Air Algérie ; celle de cette jeune fille berçant jours et nuits le corps douloureux et sanglotant de sa petite sœur handicapée ; celle de cette jeune femme anémiée, comme tant d’autres, et perdant son bébé après quelques heures ; ou encore l’humanité de cette femme italienne présente depuis 12 ans auprès des enfants handicapés des camps ; celle de cette amie me questionnant, les larmes aux yeux : «Mais qu’avons-nous de moins que les espèces animales ou végétales que vous protégez ? ».
Je pourrais aussi évoquer le partage du presque rien, du réconfort ou du thé entre voisins… Je pourrais évoquer la dignité, partout présente, l’hospitalité, l’amabilité de tous que j’ai parfois trouvé préjudiciable et contre-productive, car masquant la réalité lors du passage de délégations et d’officiels. La misère, la détresse, l’urgence ne sautent pas aux yeux. La chronicité supplante tout. A ceux qui ne sont que de passage, elle masque la réalité : l’anémie dont sont atteintes 70% des femmes, le «retard de croissance harmonieux» des jeunes qui donne un corps de 13 ans à un adolescent qui a plus de 16 ans, les vieillards usés bien avant l’âge.
L’oubli et la chronicité finissent par gommer l’inacceptable.

 J’ai vu des femmes, au lever du jour,
balayer le désert devant leur tente,
comme Sisyphe roulant son rocher.

L’ennui est aussi comme ces vents de sable dont on ne sait quand ils vont enfin s’arrêter. On n’imagine pas si on ne l’a pas vécu pendant plusieurs mois. Comme le font les prisonniers dans leurs cellules, pour ne pas craquer, les sahraouis rythment la journée autour du thé, de la prière, des distributions alimentaires ou de bouteilles de gaz, de corvées de nettoyage, de la lessive du vendredi. J’ai vu des femmes, au lever du jour balayer le désert devant leur tente, comme Sisyphe roulant son rocher.
« L’ennui… vu du camp d’El Ayoun », selon Jean-François Debargue
L’adversité sous les formes de l’attente, de l’ennui, de l’oubli, de la chronicité, réclame une vigilance constante, l’entretien d’une forme de révolte et un devoir de mémoire. Le temps qui passe, l’affaiblissement physique et moral des Sahraouis sont des réalités qu’on ne perçoit qu’en les côtoyant sur une certaine durée.


Nouvellesdusahara :
Vous avez découvert progressivement le contexte de ces camps. Aujourd’hui, vous avez une très bonne connaissance de la situation, une connaissance qui n’est pas liée à une démarche de militantisme politique mais réellement humaine.
Que répondez-vous quand on entend dire ou que l’on lit régulièremment que ce sont des camps de la honte. Les sahraouis qui vivent dans les camps sont-ils des « prisonniers » du Front polisario ?

Jean-François Debargue :
Ceux que le roi du Maroc appelle « ses fidèles sujets séquestrés » ont fui sous les bombes de ses alliés (dont la France) et l’ont combattu pendant 16 années. Les seuls sujets séquestrés de sa majesté étaient les derniers prisonniers marocains libérés par le Polisario en 2005 et si mal accueillis à leur retour au Maroc que certains sont revenus dans les camps !
Si le terme de honte doit être endossé, c’est bien par la communauté internationale et l’ONU. Ne pas être capable d’organiser un référendum alors qu’on est mandaté chaque année depuis 23 ans pour le faire relève au mieux de l’incompétence et au pire du parti pris. La « realpolitik » se joue de l’application du Droit et préfère se retrancher derrière le cynisme, le courage politique n’étant plus de mise.
La gestion humanitaire remplace la solution politique. Le système onusien est une garantie de gel de la situation, dont la devise est : «Il n’est pas de problème qu’une absence de solution politique ne finisse par résoudre !» La perfusion humanitaire s’apparente aujourd’hui à un soin de confort palliatif. L’espoir de la dernière génération finit par se dissoudre dans ce temps qui passe.

Beaucoup de Sahraouis pensent que la sortie de l’impasse se trouve aujourd’hui non plus dans les camps mais dans les territoires occupés

Je ne pense pas que les Sahraouis soient prisonniers du Polisario. Ils sont dans une impasse dans laquelle on les maintient. Ceux qui sont arrivés dans les camps et la première génération qui est née dans les camps ont eu l’espoir que la lutte armée puis les négociations permettraient d’aboutir à l’indépendance. Ceux qui sont nés de parents eux-mêmes nés dans les camps voient de moins en moins d’issue collective et cherchent des solutions individuelles (double nationalité, migration …). Le travail d’éducation et de formation d’élites, la volonté d’affermir l’unité autour du sentiment national, ne trouvent pas d’applications en l’absence d’un territoire national. On entretient donc la cause dans une quatrième décennie dénuée d’espoir…


Jean-François Debargue tenant dans ses bras Fatma. Crédit : JF Debargue
Jean-François Debargue tenant dans ses bras Fatma. Crédit : JF Debargue
Dans les camps, la liberté de parole cohabite chez les Sahraouis avec une forme de coercition interne. Dans les territoires occupés, la liberté de parole est bâillonnée par une coercition d’Etat. Les penseurs Sahraouis emprisonnés ou régulièrement bafoués dans leurs Droits Humains pensent que depuis l’intifada de 2005 (Note de l’auteur du blog : début de la lutte pacifique au Sahara occidental sous occupation marocaine) et les évènements de Gdeim Izik en 2010, la sortie de l’impasse se trouve aujourd’hui non plus dans les camps mais dans les territoires occupés. 

Nouvellesdusahara :
Vous avez écrit plusieurs textes dont certains ont été édités (1). Un de ces textes évoque la torpeur qui s’abat dans cette zone désertique du sahara.
« Nous sommes des milliers dans ces cercles de silence spontanés en plein désert. Et nous sommes pourtant si seuls, chacun avec sa bouche sèche, sa salive déposée en pâte au palais ou sur l’émail des dents, ses mouches venant au coin des yeux ou des lèvres comme en un puits à sec. Si nombreux et si seuls au bord de cette torpeur, comme si dans un instinct de survie, chacun devait laisser croire à la mort qui passe qu’il l’est déjà et qu’il n’est pas besoin du coup de grâce. Si nombreux et si seuls à répondre à cet appel au calme en nous-mêmes lancé par ce souffle si chaud qu’on le croirait sorti d’un four. »
L’écriture a été le moyen pour vous de crier votre indignation et de se faire l’écho de la souffrance de ces réfugiés…

Jean-François Debargue :
Distribution d'animaux, dans le cadre d'un projet mené avec le CCFD. Crédit : JF Debargue
Distribution d’animaux, dans le cadre d’un projet mené avec le CCFD. Crédit : JF Debargue
J’ai tenu mon journal qui est devenu un livre (2), et j’ai écrit quelques articles. Une amie Sahraouie me disait : «Ce que tu entends, tu l’oublies ; ce que tu lis, tu l’oublies ; mais ce que tu vois, tu ne l’oublies jamais». L’oralité des cultures nomades, les traces écrites de nos cultures sédentaires sont des témoignages importants mais qui n’empêchent pas l’oubli. Vivre et voir la réalité ne peut s’oublier mais nécessite une démarche de rencontre.

Nouvellesdusahara :
Dans un autre texte, vous écrivez :
« Qui expliquera à ces enfants que leur situation n’est pas le choix d’une décision familiale mais la résultante d’une démission internationale ? Face à des intérêts économiques et géopolitiques, que pèsent les générations nées dans les camps, frappées d’anémies chroniques, de retards de croissance, de diabètes, de problèmes de thyroïde… Quels arguments faudra-t-il trouver pour mener à bien des missions souvent financées par des filiales humanitaires d’Organisations ou d’Unions qui leur refusent par ailleurs la possibilité de choisir un retour prôné par des décisions internationales ou de garantir leurs droits élémentaires ? Qui convaincra qu’un mieux-vivre dans les camps peut remplacer une terre promise ? Qui peut accepter que des innocents payent les pénalités de ceux qui ne se donnent aucune obligation de résultat depuis vingt ans ? »
Ces mots sont durs mais rien ne change… Comme vous l’évoquez à plusieurs reprises, pensez-vous que face à l’abandon des idéaux humanistes, l’ultime option sera le terrorisme ou la reprise du conflit armé ?

Jean-François Debargue :
L’histoire du peuple Sahraoui a montré qu’ils ont su être, à un contre dix, pendant seize ans des combattants redoutables. J’ai vu des femmes âgées capables de démonter et remonter différents types d’armes, appeler les ministres et le Président à les reprendre. L’histoire a aussi montré que depuis 23 ans de négociations, aucun attentat terroriste n’a été perpétré. Combattants, puis négociateurs infatigables, les Sahraouis réalisent qu’ils avaient été plus près de la victoire lors du conflit armé.
Il nous faut souhaiter la violence d’un ultime engagement pacifique afin d’éviter l’engagement d’une violence destructrice. Le terrorisme ferait immédiatement le jeu du Maroc qui fait tout pour accréditer l’équation « Polisario= terrorisme ».
Quant à des négociations informelles ? Elles ont prouvé leur totale inutilité et ne sont qu’un jeu de dupes. L’immuabilité des protagonistes est un frein qui peut être «dégrippé » par l’application du Droit International dans le cadre de négociations formelles, avec calendrier et obligation de résultats. Cette carte n’a jamais été véritablement jouée.

Nouvellesdusahara :
En octobre 2013, dans un autre texte, vous citez une phrase que vous avez entendue de la bouche d’un haut responsable du Front polisario, conseiller du Président Sahraoui, face à des délégations internationales : «le temps qui passe profite aux Sahraouis». Vous écrivez : « deux fois en cinq ans d’intervale, j’ai entendu cette phrase (…) . Deux fois de trop. »
Dans le documentaire « Enfants des nuages », l’ancien ministre des affaires étrangères, Roland Dumas, dit, concernant ce même conflit : « la non-solution est la solution », en précisant que sa remarque est cynique mais que c’est ainsi que les choses se présentent.
Qu’est-ce que ce parallèle vous inspire ?
Impressionnante tempête de sable, prise en photo par Jean-François Debargue dans la région des camps, en Algérie. Comme un écran de fumée qui empêche de voir...Etes-vous d’accord avec l’idée avancée par l’universitaire Khadija Finan, dans une interview publiée sur ce même blog, à savoir : « Maroc et Front Polisario continuent à penser le conflit comme dans les années 1970 ou 1980. Cela prouve bien que l’essentiel pour eux n’est pas de trouver une solution qui puisse satisfaire les Sahraouis, mais d’avoir raison contre l’adversaire et avec des positions qui s’excluent mutuellement. »



Impressionnante tempête de sable, prise en photo par Jean-François Debargue dans la région des camps, en Algérie. Comme un écran de fumée qui empêche de voir…

Jean-François Debargue :
Chaussé de ses fameuses bottines Berluti, Roland Dumas est un adepte de la diplomatie de la honte et de la démission, celle dont Edgar Faure disait : « La politique ne consiste pas à résoudre les problèmes mais à vivre avec des problèmes insolubles ». Le cynisme n’excuse pas la lâcheté et le seul rire pendant la projection du film « Enfants des nuages », à laquelle j’ai assistée, lui fut dédié.
«Le temps qui passe profite aux Sahraouis», phrase répétée à l’envi par le conseiller en stratégie politique du Président Sahraoui devant les différentes délégations est une injure faite aux Sahraouis des camps et des territoires occupés, en plus d’être une erreur politique accréditant l’excuse de l’oubli.
A qui profite le crime, à qui profite le temps ? Le temps profite au colonisateur, le temps profite aux multinationales, le temps profite aux pays complices, le temps profite à l’Onu et à ses agences «humanitaires», le temps profite à bon nombre d’ONGs, le temps profite à l’absence de solution comme résolution possible de ce conflit Sahraoui, oublié avec obstination depuis 39 ans.
«La non-solution est la solution» et «le temps qui passe profite aux Sahraouis» sont des constats d’échec avoués. Il est facile de prononcer ces phrases devant une caméra ou un auditoire acquis à la cause. Oseraient-ils les dire en regardant droit dans les yeux les parents de ces enfants oubliés dans ce désert ou des prisonniers de Gdeim Izik purgeant 30 ans de peine ?
Je ne partage pourtant pas l’analyse de Mme Khadidja Finan. En signant les accords de cessez-le-feu en 1991, les Sahraouis étaient persuadés qu’une solution négociée rapide était envisageable. Les obstructions systématiques du Maroc et de ses alliés, dont la France, ainsi que l’inertie de l’ONU ont figé la situation.
Le Polisario n’a pas su trouver d’alternative et est entré dans ce jeu de rôle, justifiant ce que j’appellerai un constat d’échec cyniquement optimiste, une forme de déni d’échec.

(1)Depuis 2011, le Secours Populaire Français participe au financement de ce programme de développement des jardins familiaux.
(2)« Journal d’un camp Sahraoui, le cri des pierres », aux éditions Karthala

http://www.nouvellesdusahara.fr/loubli-finit-par-gommer-linacceptable/

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