La Tunisie est en deuil après le meurtre de Chokri Belaïd mercredi 6 février.
Pour ses funérailles, des milliers de Tunisiens se sont rassemblés pour
donner un dernier hommage à cet opposant politique. Fatma Bouvet de la
Maisonneuve, psychiatre et essayiste franco-tunisienne, adresse une
lettre ouverte à sa veuve, Besma Belaïd.
Besma Belaïd, veuve de Chokri Balaïd, le 6 février 2013 (Amine Landoulsi/AP/SIPA)
Chère Madame, chère grande dame,
Auriez-vous pensé un jour que votre visage ferait le tour du monde ? Imaginiez-vous un instant que vos photos seraient diffusées comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux, accompagnées d’éloges, de propos admiratifs, respectueux, émus et solidaires ?
Un visage éprouvé par la douleur
La première image que nous avons eue de vous était celle de votre visage éprouvé par la douleur, figée par la détresse et l’incompréhension. Vous ne parveniez pas à réaliser à ce moment-là que la tache rouge sur votre pantalon était celle du sang de votre époux, Chokri Belaïd, tout juste assassiné. Puis, très vite, le monde cruel des médias et de l’actualité vous a obligée à l’exercice des interviews internationales auquel vous vous êtes dignement prêtée. Depuis, elles sont partagées par des millions de personnes.
Nous avons vu alors le même visage, certes toujours imprégné de douleur et marqué par la peine, mais à moi, il m’a paru lumineux ! C’était un beau visage digne, fier et plein de compassion. Oui, paradoxalement, alors que c’était vous qui aviez besoin d’être soutenue en ces moments difficiles, vous nous rassuriez, nous, les millions d’anonymes qui étions figés par l’horreur de cette nouvelle tragique et qui étions ébranlés dans nos espoirs d’un avenir meilleur pour notre pays.
C’était comme si l’onde de choc provoquée par cet assassinat sauvage et qui, partie de Tunis et allée jusqu’au Caire en passant par le reste du monde, avait été atténuée par vos mots apaisants. Ces paroles, vous les prononciez d’une voix douce, sur un ton mesuré, mais avec une fermeté et une conviction sans faille : celle d’une militante, peut-être moins connue que son camarade et époux, mais si déterminée et percutante. Vos propos étaient d’une justesse et d’un optimisme déconcertants.
Vous nous l’avez dit : "Je suis optimiste". Cela faisait l’effet d’un baume qui pansait nos blessures morales. Nous l’avons utilisé sans modération, puisque nous vous écoutions en boucle pour nous soulager.
Merci Madame. Ce sont vos mots et votre appel au calme le jour des funérailles de votre époux qui ont démontré à nos adversaires politiques que la violence ne pouvait pas venir de notre camp. Un acte innommable dont le leader politique progressiste Chokri Belaïd a été victime a secoué toute notre petite Tunisie jadis paisible et que, la veille encore de sa mort, il appelait au dialogue pour sortir du cercle infernal dans lequel les terroristes s’installaient. Son appel aura été entendu, mais, hélas, trop tard, puisqu’il lui a fait perdre la vie.
Vous et votre mari avez permis que les langues se délient
Madame, ce drame qui vous affecte a mobilisé, dit-on, 1,4 million de Tunisiens. Et cela, sans compter les Tunisiens de l’étranger et tous nos amis et en tout premier lieu nos voisins algériens dont le drapeau flottait au cimetière, parce que, eux, savent. Des progressistes du monde entier ont manifesté à nos côtés contre les criminels et pour qu’on ne meurt plus pour ses idées en Tunisie.
Vous et votre mari avez permis que les langues se délient et nous avez aidé à rappeler à tous, que la Tunisie dans laquelle nous avons grandi et dans laquelle nous souhaitons que nos enfants s’épanouissent n’est pas celle que les Wahhabites veulent nous imposer. Nous leur avons prouvé qu’ils ne nous connaissaient pas et qu’ils ignoraient tout de nos traditions, de notre histoire et de nos espoirs.
Vous avez montré que vous et vos filles êtes des femmes libres et courageuses, comme aspirent à l’être toutes les Tunisiennes. Vous avez eu le panache de ne répondre à aucune des polémiques autour des convictions religieuses de votre époux, ni des traditions qui interdiraient l’entrée des cimetières aux femmes, un jour d’enterrement. Elles n’en avaient cure, elles non plus, les Tunisiennes y sont allées en masse : elles ont décidé de prendre la place qu’elles méritent en ces jours historiques. Des milliers de citoyens ont défilé calmement malgré les tentatives de provocations et d’intimidation, tous les âges et toutes les classes sociales ont répondu présents, ils se sentaient forts car ils étaient unis.
Le peuple ne sera plus dupe
Une phrase lue quelque part a attiré mon attention : "Aujourd’hui, après ces obsèques nationales, je me sens prête à repartir c’est comme si j’avais mangé du lion !" Du lion. Je ne connaissais pas personnellement votre compagnon de vie, mais comme beaucoup, je l’ai souvent écouté parler et il dégageait l’énergie puissante d’un lion. Il semble qu’il l’ait transmise à une grande partie du peuple tunisien qui ne sera plus dupe de ces menteurs qui ne cherchent pas le bien mais œuvrent à la régression. Cette énergie et la lucidité retrouvées devraient mener le pays vers le bon chemin, celui de la démocratie, de la liberté et du progrès.
Grâce à vous, Madame, le monde entier aura compris, du moins je l’espère, qu’il ne faut jamais donner un blanc-seing aux Islamistes, même quand on les affuble du qualificatif de "modéré" ce qui relève évidemment de l’oxymore. Ils ont berné l’opinion publique qui n’a pas vu que, même pauvre en ressources naturelles, la Tunisie était riche de matières grises et regorgeait de connaissances qui ne cohabiteront jamais avec l’obscurantisme. Il est triste d’en arriver à l’assassinat d’un homme pour que les consciences se réveillent, alors que nous les avions, depuis si longtemps, alertées.
Vos mots ont retenti dans nos têtes mais aussi au cœur des démocraties occidentales qui ont considéré enfin la petite Tunisie à sa juste mesure.
"Quelle est belle la Tunisie, qu’ils sont beaux les Tunisiens", avez-vous exulté en ce jour si douloureux pour tous.
Mais c’est vous, Madame, et votre beauté qui nous éblouissent. Vous, la Dame au V de la victoire brandi sans relâche. Alors, même si cela ne soulagera guère votre peine, ni ne vous ramènera le père de vos filles, ce V, permettez-moi de l’attribuer au "Visage de l’année".
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