Par : Le collectif Mamfakinch, 21/2/2013
Avant d'aborder l'expérience de la coordination du 20FEV Casablanca
nous voudrions tout d'abord présenter notre parti-pris en ce qui
concerne les oppositions au régime makhzénien [1] : le logiciel de la
majorité des organisations politiques - islamistes ou de gauche -
opposées au régime est apparu comme inadapté aux perspectives offertes
par les nouvelles formes de résistance et de créativité portées aussi
bien par les activistes non encartées que par les jeunes de ces
organisations.
Nous pouvons dire que les responsables des « oppositions
traditionnelles » rentraient, jusqu'à la veille du lancement du
mouvement du 20 février, dans le jeu de « la segmentarité
» [2] et de la division qui accorde à la monarchie la possibilité
d'arbitrage entre fractions opposées (réformistes Vs radicaux ou encore
laïcs Vs islamistes). Le mouvement du 20 février a montré que plusieurs
acteurs, ne partageant pas nécessairement le même point de vue sur
toutes les questions, peuvent se retrouver pour militer ensemble à
partir de revendications
sur lesquelles ils sont d'accord tout en entamant des débats et
controverses sur les thématiques de divergence [3]. Il faudrait tout de
même préciser ici que les rapprochements politiques (front populaire ou
démocratique, alliance électorale ou de lutte, rassemblement de gauche,
convention entre laïcs et islamistes, etc.) sont cimentés et offrent des
alternatives stratégiques pertinentes lorsqu'ils sont associés à une
dynamique réelle, de lutte et de confrontation avec le terrain.
De leur côté, plusieurs intellectuels et artistes qui ne travaillent
pas directement à la légitimation de « la façade démocratique » du
régime et qui gardent leurs convictions de « démocrate-critique » ont
adopté pendant plusieurs années une stratégie de « distance » vis-à-vis
du « prince ». Cette stratégie leur permet de rester, individuellement
intègre, en échappant à la proximité de la cour qui gratifie la loyauté
et banni tout projet réellement démocratique sans même parler des
réprobations aléatoires qui dépendent de l'humeur du « prince » et de
ses proches. Le renferment de l'intellectuel ou de l'artiste dans son
champ de spécialisation lui donne une certaine marge de liberté mais
évite toute confrontation avec le régime et reporte sine die son
éventuelle participation à la construction d'une « émancipation
collective ». Certains membres de cette élite culturelle n'ont commencé à
sérieusement prendre position de manière publique sur les questions de
démocratie, de liberté, de dignité et de justice sociale qu'à partir du
déclenchement du mouvement 20 février [4]. Mais beaucoup d'autres
restent indécis par peur des sanctions du régime ou d'une possible
récupération du pouvoir par des forces obscurantistes. Là aussi le
logiciel de ces élites risque d'être rapidement dépassé par les formes
d'expression artistiques et culturelles des jeunesses (à l'image du Festival de la Résistance et des Alternatives) ou des réflexions pointues publiées sur les différents sites et blogs (lakome, mamfakinch, hespress par exemple).
La dynamique sociale, populaire et créative n'attendra personne. Elle
va, d'un côté, pousser les générations précédentes de militants et
d'intellectuels à changer de logiciel au risque de se retrouver à la
marge de la construction d'alternatives au régime actuel. D'un autre
côté, cette dynamique va engendrer de nouvelles formes de luttes et de
coordination d'actions qui vont rompre avec les vieilles formes de
réflexion, de mobilisation, de réunion et de prise de parole. Les
nouvelles technologies ont déjà révolutionné notre mode de délibération
et de communication et la nouvelle génération grandit et affute ses
armes militantes et réflexives dans un contexte favorable à
l'émancipation vis-à-vis des formes sclérosées des différentes
traditions conservatrices. Les groupes Salafis (que ceux-ci soient
islamistes ou se déclarant comme progressistes) ne passionne plus les
citoyen-ne-s. Il s'agit aujourd'hui de construire collectivement un
projet émancipateur pour une société de dignité, de liberté et de
justice sociale.
L'intérêt
de l'analyse de l'évolution de la coordination du 20 février de
Casablanca est de saisir les dynamiques qui ont permis à ce mouvement de
rompre avec les logiques de contestation qui ont prévalu jusqu'en 2011
dans la scène militante marocaine. Cela rend également possible
l'évaluation des logiques de blocage qui ont eu des répercussions
négatives sur l'évolution du 20FEV. Sans avoir la prétention de donner
une explication de l'émergence et du recul du mouvement du 20 février de
Casablanca l'article de Mounia Bennani-Chraïbi et Mohamed Jeghllaly [5]
apporte un retour réflexif sur une expérience concrète de lutte. Cet
article offre à ceux qui n'ont pas directement participé au mouvement la
possibilité de comprendre le déroulement des Assemblées Générales
(réunions publiques délibératives du mouvement), l'organisation
logistique des manifestations ou encore le choix des slogans. Mais cette
contribution peut aussi mettre en évidence certaines raisons qui
conduisent à la dispersion des efforts et au recul de la dynamique
contestataire. Les activistes pourront donc se saisir de cette réflexion
pour essayer de dépasser ces contraintes dans leur pratique militante.
La question centrale des auteurs est de voir « comment un champ
d'alliance et d'opposition se configure-t-il en lien avec des événements
extérieurs puis se reconfigure-t-il tout long de la dynamique
protestataire ? » Ils essaient d'abord d'y répondre en faisant le récit
de la genèse du 20Fev en insistant sur les discussions sur facebook, les
premiers sit-in de solidarité avec les soulèvements dans la région et
les premières rencontres qui ont préparé « la sortie » le jour du 20
février 2011. Les auteurs vont ensuite accorder une importance à la
configuration inédite qui se dessine dans la scène politique marocaine
lorsque des acteurs associatifs, des artistes ainsi que des
organisations de gauche non gouvernementale (Annahj, PSU, PADS, CNI) et des islamistes (Al Adl Wal Ihssane)
rejoignent, avec leurs militants et leurs jeunesses respectives, les
revendications soulevées par la jeunesse active sur internet. Et
d'expliquer concrètement cette jonction entre gauche et islamistes par :
Étant donné le caractère fortement centralisé et hiérarchisé d'Al
Adl, la participation de sa jeunesse au M20 est décidée en haut lieu. Et
ce n'est qu'à la suite de la publicisation de cette décision, le 16
février, que les pionniers du milieu de gauche à Casablanca établissent
le contact avec les responsables de la jeunesse d'Al Adl à l'échelle
locale. Cependant, le profil de ceux qui assurent concrètement la
connexion n'est pas anodin. En lien avec leur idéologie, leurs
expériences passées et leurs dispositions personnelles, deux trotskystes
d'ATTAC-CADTM Casablanca jouent un rôle prééminent dans la jonction et
dans tout le travail qui suivra pour la maintenir. Après avoir milité au
sein de groupuscules estudiantins, ils s'investissent dans les
dynamiques protestataires que connaît Casablanca au cours des dernières
années. D'après eux, révolutionner la société nécessite l'évitement du
conflit avec les autres forces sociales et politiques. Adeptes du slogan
« marcher séparément et frapper ensemble ».
L'une des principales caractéristiques de la coordination de
Casablanca est de concilier la diversité des acteurs en établissant des
règles de non mise en valeur de leurs organisations ou revendications
spécifiques tout en évitant l'hégémonie d'un groupe au sein du
mouvement. L'un des enjeux des participants au mouvement était de
maintenir l'ouverture de la coordination aux sympathisants et aux
curieux tout en encourageant la créativité dans les formes de lutte et
d'expression.
Les auteurs expliquent qu'à partir du mois de mars alors que le
mouvement est à son apogée, des conflits internes apparaissent lorsqu'un
« collectif des indépendants du mouvement du 20 février » prend forme
et accuse les organisations politiques de coordination préalable à
travers la constitution d'un « noyau dur » (sorte de rencontres
informelles entre membres des organisations politiques présentes dans le
mouvement pour décider des initiatives à défendre ou pas en Assemblée
Générale). Plusieurs membres du 20fév Casablanca n'hésitent pas à
qualifier ce groupe « indépendants » de « baltagis de l'intérieur » et à
rentrer en conflit avec eux tout en étant en confrontation ouverte avec
le régime marocain qui, pour sa part, n'hésite plus à réprimer après le
discours du 9 mars.
A partir de cette situation conflictuelle aussi bien en interne qu'en
externe Bennani-Chraibi et Jeghllaly proposent une piste pour
comprendre l'affaiblissement du mouvement à Casablanca :
Selon notre hypothèse, les batailles menées par le M20-Casablanca
contre le Makhzen officiel et le « Makhzen intérieur », de même que les
réorientations imaginées pour compenser les défections contribuent peu à
peu à modifier les équilibres initiaux au sein de la coalition, à
consolider la position des plus dotés en capitaux militants et, à moyen
terme, à attiser les feux de la discorde.
La répression subie, la peur d'un ennemi intérieur et le souci de
réussir les mobilisations (la grande marche du 20 mars ou les
manifestations dans les quartiers populaires durant l'été 2011) poussent
les militants « organisés » dans des structures partisanes à renforcer
leur concertation. Cette situation permet aux militants d'Al Adl, plus
disciplinés [6] et organisés que les autres, de gérer les aspects
logistiques lors des grandes manifestations alors que les 20
févriéristes « non organisés » ou qui sont proches du camp démocrate et
des forces de gauche se sentent dépossédés puisque les « adlistes »
semblent contrôler le déroulement des manifs. En réalité, mis à part
certains militants d'ATTAC, les organisations de gauche ont délégué ce
travail de fourmis plus « par paresse » que par conviction. Nous
voudrions souligner que, paradoxalement, la sortie d'Al Adl [7], en
décembre 2011 du mouvement 20Fev, a permis l'émergence de jeunes
démocrates ou de militants au sein de la gauche qui ont assumé
l'organisation de manifestations du 20Fev et ont accumulé un expertise
logistique importante. Pour finir, nous pouvons dire que le mouvement du
20 février a ouvert une brèche et permet aujourd'hui l'émergence ou le
renforcement de différentes contestations non seulement démocratiques
(20Fev), sociales (UESCE,
diplômés chômeurs, manifs contre la vie chère) ou syndicales
(différents mouvements de grèves dans plusieurs secteurs) mais également
artistiques et culturelles (productions cinématographiques underground, deux éditions du Festival de la résistance et des alternatives).
D'ailleurs, un responsable des forces de sécurité, interviewé par les
auteurs de l'article, résume très bien l'ouverture du champ des
possibles : « Plus jamais ce ne sera pareil, les citoyens n'ont plus le
même rapport à l'autorité ».
Vidéos de Mounia Bennani-Chraibi expliquant l'émergence du mouvement du 20 février :
Pour lire tout l'article « La dynamique protestataire du Mouvement du
20 février à Casablanca. » de Mounia Bennani-Chraïbi et Mohamed
Jeghllaly : ICI
P.S
: nous espérons que cet article suscitera un débat et des réponses de
la part les lecteurs de Mamfakinch et des différents participants et/ou
observateurs du mouvement 20 février. Nous nous basons ici
principalement sur nos expériences personnelles ainsi que sur l'article
qui analyse la coordination du 20 février Casablanca. Cette dernière ne
représente pas la diversité des situations des différentes coordinations
des villes et villages marocains. Nous espérons donc que des auteurs
pourront apporter un éclairage sur diverses d'autres expériences : Taza,
Agadir, Safi, l'axe Imzouren-Aith Bouayach-Bouikidarn, Kenitra, etc.
[1] Nous pouvons plus précisément définir ce régime comme un « Etat
néo-patrimonial ». Ce concept est mobilisé aussi bien par un
anthropologue tel que Abdellah Hammoudi ou un économiste comme le défun Driss Benali.
[2] Ce concept est mobilisé dans les travaux d'anthropologues anglo-saxons notamment John Watterbury et Ernest Gellner.
[3] Nous pouvons toruver un exemple de ces débats dans la conférence organisée en 2011 entre les organisations politiques faisant partie du mouvement (Annahj, Al Adl, PSU, PADS, Al mounadil-a).
[4] Il existe bien sûr des exceptions d'intellectuels ou d'artistes qui se sont toujours rebellés contre le régime.
[5] Cet article a été publié dans la Revue française de science politique, 2012/5 -Vol. 62.
[6] Les auteurs de l'article soulignent que cette discipline a
également permis de « canaliser le mouvement et d'une certaine manière à
le « modérer » » pour qu'il n'y ait pas de débordement de la rue lors
des manifestations.
[7] S'agissant de la défection de l'organisation islamistes, les
auteurs précisent que « par-delà le communiqué officiel, les entretiens
réalisés montrent plutôt que les responsables d'Al Adl ont le sentiment
que leurs « sacrifices » ont bénéficié au PJD et que le peuple n'est pas
encore « mûr » ».
http://fr.lakome.com/index.php/politique/414-le-mouvement-du-20-fevrier-nouveau-logiciel-d-action-reflexion-et-ouverture-du-champ-des-possibles?fb_action_ids=487271541329131&fb_action_types=og.likes&fb_source=other_multiline&action_object_map={%22487271541329131%22%3A138560842979703}&action_type_map={%22487271541329131%22%3A%22og.likes%22}&action_ref_map=[]
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