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dimanche 24 février 2013

Entretien exclusif avec Eneko Landaburu, Ambassadeur et Chef de la délégation de l'Union européenne au Maroc.



En poste à Rabat depuis septembre 2009, Eneko Landaburu quittera le mois prochain la tête de la délégation de l'UE au Maroc. Dans cet entretien accordé à Lakome, le diplomate espagnol revient avec son franc-parler habituel sur l'évolution récente des relations Maroc-Union européenne, le travail qui reste à accomplir notamment en termes de convergence réglementaire et de mobilité. Évitant de se poser en « instituteur qui donne des leçons », Eneko Landaburu affirme que l'UE est disposée a accompagner le Maroc sur le long chemin de la démocratisation, deux ans après le déclenchement du printemps arabe, mais il rappelle que le rôle de l'UE est avant tout de défendre les intérêts de ses 500 millions de citoyens, alors que l'Europe elle-même est arrivée selon lui « au bout d'un modèle ».

Lakome : Le statut avancé octroyé par l'UE en 2008 fait suite à une demande exprimée par le Maroc, qui souhaitait se rapprocher davantage de l'Europe. Le roi Mohammed VI avait appelé en 2000 à un partenariat qui soit « plus que l'association et moins que l'adhésion ». Aujourd'hui, ce désir de rapprochement s'est-il traduit dans les faits par une plus grande convergence du Maroc vers les normes et principes européens ?

Eneko Landaburu : La difficulté avec les objectifs clairement inscrits du statut avancé réside dans le fait que ce sont des objectifs généraux que l'on ne peut pas toujours quantifier. Quand il est dit que l'on souhaite que le Maroc partage les valeurs et principes de l'UE, c'est à dire la démocratie, les droits de l'homme, la liberté d'expression, on n'a pas quantifié quand cela devait être fait et jusqu'à quel point cela devait être fait. De la même façon, le statut avancé prône une plus grande intégration économique et le principe d'une économie sociale de marché : on énonce des objectifs stratégiques généraux, sans déclinaison précise d'un calendrier.
Néanmoins, sur le plan du dialogue politique, il est incontestable que l'on a de plus en plus des discussions approfondies non seulement dans nos relations bilatérales mais aussi sur les questions de politique internationale qui intéressent le Maroc, que ce soit le changement climatique, la guerre en Syrie, la situation au Sahel, ... Dans ce domaine, les avancées sont incontestables. De même, en élargissant les acteurs du dialogue : ce ne sont plus seulement le gouvernement marocain et les autorités européennes exécutives (Commission et Service extérieur) qui sont les seuls acteurs. Le parlement, avec un comité mixte parlementaire, les conseils économiques et sociaux des deux côtés, et la société civile sont désormais parties prenantes du statut avancé.
Sur le plan économique, il est certain que l'intégration est réelle. L'UE reste le premier investisseur dans ce pays. Presque deux tiers du commerce marocain se fait avec l'UE. Il y a une consolidation du partenariat économique qui est incontestable.
Là où nous n'avons peut être pas suffisamment avancé, c'est dans tout le processus de convergence réglementaire, notamment les normes, les législations européennes qui, adaptées au Maroc, permettraient à l'économie marocaine d'être plus intégrée au marché européen. Pourquoi n'a t-on pas suffisamment avancé ? Parce que l'on n'a pas réussi à fixer un calendrier et des objectifs clairs de rapprochement de la législation marocaine vers l'acquis communautaire européen. Le travail reste à faire. Je l'ai dit plusieurs fois et je le redis. L'idéal serait l'élaboration d'un plan national marocain de convergence réglementaire pour que le Maroc choisisse ce dont il a besoin – parce que tout n'est pas forcement bon à prendre dans l'acquis communautaire – donc il faut faire une sélection : qu'est ce qui est bon pour le Maroc ? Ensuite, il faut définir dans quels délais et avec quelles ambitions temporelles on va mettre les choses en œuvre...

Mais c'est au Maroc de mener ce travail ?
Oui c'est une volonté du Maroc, que nous soutenons car nous pensons que c'est une bonne chose pour le Maroc et pour nous. Plus l'économie marocaine sera intégrée au marché intérieur de l'Union, plus elle pourra profiter de nos 500 millions de citoyens et consommateurs.
A partir du moment où l'option d'une économie ouverte a été choisie par le Maroc, un accord de rapprochement réglementaire et structurel à l'économie la plus proche et la plus influente ne peut être qu'une bonne chose, car cela aura comme conséquences de stimuler la concurrence, la capacité d'innovation, et par là-même d'améliorer la compétitivité de l'économie marocaine.

Pourquoi le Maroc selon vous n'a pas encore avancé ces dernières années dans ce rapprochement réglementaire ?
Parce que c'est compliqué et difficile. Il faut, ministère par ministère, examiner le différentiel existant entre la législation européenne et marocaine et à partir de là essayer de voir comment on pourrait mettre en place un plan de réduction de ces différentiels. C'est un long travail qui à mon avis doit être dirigé par un organe qui peut agir sur les différents ministères. C'est un travail typiquement interministériel. C'est pour cela que je me réjouis de l'intérêt manifesté maintenant par le Secrétariat Général du Gouvernement, qui a mis en place un certain nombre d'actions pour mener ce travail. Je vois là une piste positive qui devra être évidemment approfondie. De notre côté, on n'a pas de priorité. Ce qui me parait important sur le plan pédagogique c'est de voir quels sont les secteurs dans lesquels on pourrait assez vite avoir des résultats pour qu'on puisse enclencher une dynamique. Ne commençons pas par le plus difficile. Nous soutenons déjà cette démarche par un programme de coopération financière intitulé " Réussir le Statut avancé".

Lors des débats sur l'octroi du statut avancé, des eurodéputés ont soulevé la question de l'application des critères de Copenhague. Considérez-vous qu'aujourd'hui le Maroc remplit ces critères relatifs à l'état de droit et à la démocratie ?
Je connais bien ces critères vu que j'étais à l'époque le négociateur en chef pour l'adhésion à l'Union européenne des pays de l'est européen. Les critères de Copenhague à mon avis ne sont pas à appliquer tels quels à des pays tiers car ces derniers n'ont pas des droits et devoirs identiques à ceux des pays membres.
Donc l'application telle quelle ne me parait pas adéquate pour exercer des conditions d'un accord de partenariat.. Mais pour revenir au Maroc et aux pays voisins, il est vrai que la Tunisie n'a pas obtenu le statut avancé du fait que le régime autoritaire et dictatorial de Ben Ali violait très sérieusement les droits de l'homme. Au Maroc, on a vu qu'il y avait des avancées juridiques et concrètes dans la démocratisation qui permettait la conclusion d'un accord de statut avancé. Depuis d'autres progrès notables ont été réalisés, dont l'adoption d'une nouvelle constitution plus progressiste.

Depuis le vote de la nouvelle constitution en 2011, on constate pourtant encore des violations des droits de l'homme au Maroc – répression violente des manifestations, incarcération des militants du 20 février. Et l'exécutif européen reste silencieux.
Ecoutez, il faudrait se débarrasser de l'idée que l'UE doit être le professeur en politique ou sur la question des droits de l'homme. Nous sommes dans une relation politique d'Etat à Etat. Nous ne sommes pas une ONG.. Nous avons des intérêts à défendre et des pratiques à respecter. Alors, quand les lignes rouges nous semblent dépassées par rapport à des engagements pris, on intervient. J'ai dénoncé par exemple la lenteur de la réforme de la justice, j'ai fait des commentaires sur l'état des prisons, j'ai parlé de la situation des migrants dans ce pays. Mais je ne suis pas là pour être l'instituteur qui donne des leçons. Je suis là en tant que représentant de l'UE, c'est à dire de 27 États qui ont 500 millions de citoyens, qui ont des rapports privilégiés avec ce pays et qui veillent évidemment à ce que la situation des droits de l'homme s'améliore. Nous voyons chez la majorité des habitants de ce pays un désir et une volonté d'approfondir cette situation, que ce soit par les nouvelles avancées constitutionnelles, par la mise en place du CNDH, par une pression pour plus de libertés de presse et d'expression, tout cela nous semble positif.
Je crois que nous sommes dans notre rôle. Imaginez ce que diraient les marocains – à juste titre - si nous intervenions à chaque fois qu'une action du gouvernement ne nous plaisait pas : ce serait du néo-colonialisme. Si des choses graves se passaient, évidemment nous interviendrions et c'est là tout le sens de notre nouvelle politique de voisinage. Car nous voulons privilégier le support à la démocratie et à la société civile. Plus un pays fera des efforts d'approfondissement de sa qualité démocratique à l'avenir, le plus il recevra de support politique et financier de l'Europe. Cela veut dire aussi que celui qui fait le moins aura moins.

Peut-on revenir sur l'épisode de la réforme de la justice au Maroc. Pourquoi l'UE a-t-elle retiré son appui financier ?
En fait l'aide n'a pas été donnée : on avait bloqué des sommes très importantes pour appuyer les réformes qui devaient se faire. Mais comme il n'y a pas eu expression claire d'un plan de réforme, ces sommes n'ont pas été utilisées.

On parle de 100 millions d'euros (environ 1 milliard de dirhams) ?
Oui nous avions prévu 100 millions d'euros en 2009. Aujourd'hui on est en 2013, nous sommes prêts à reconsidérer la mobilisation de sommes plus ou moins équivalentes quand nous aurons une stratégie et un calendrier. Sur cette base-là, nous négocierons avec le ministre les conditions de notre appui. On souhaite le faire vu que c'est un élément fondamental de la démocratisation du pays.

Le ministre de la Justice Mustapha Ramid mène actuellement des consultations. Le nouveau gouvernement vous a-t-il redemandé cet appui ?
Non, quand je l'ai vu, je lui ai dit : « M. le Ministre, quand vous aurez une réforme globale à proposer, une fois toutes vos consultations terminées, je me tiens à votre disposition pour que l'on évoque les modalités d'un support de l'UE ». Mais pour que l'on engage cette coopération, il faut qu'on ait une idée assez précise des éléments majeurs de cette réforme, c'est à dire de ses objectifs, de ses priorités et de ses modalités de mise en œuvre.

Au niveau économique, l'accord de libre-échange Maroc-UE est dénoncé par les opérateurs marocains, notamment dans l'industrie, qui ont du mal à lutter face à la concurrence européenne. Le déficit de la balance commerciale entre le Maroc et l'UE s'aggrave : 4,2 milliards d'euros en 2007, 5,9 milliards en 2010. Ce déficit va-t-il inéluctablement continuer à se creuser ?
J'espère que non. Quel est le but d'un tel accord ? C'est celui d'assurer des conditions de croissance et d'échanges qui soient libérés de contraintes administratives et politiques. Parce que jusqu'à aujourd'hui, on n'a rien trouvé de mieux dans le monde pour créer de la richesse et de l'emploi que de libérer les forces économiques non seulement sur le plan interne mais aussi au niveau international. Le développement du commerce international a créé les conditions d'une très grande richesse pour beaucoup de gens. La Chine par exemple a sorti 200 à 300 millions de gens de la pauvreté ces dernières années grâce en partie à l'existence d'un commerce sans entrave ou avec des entraves limitées.
Le Maroc a compris depuis longtemps que la seule façon de trouver les conditions d'une croissance suffisante pour appliquer des politiques sociales était d'ouvrir son marché et de s'ouvrir à l'économie mondiale. C'est un choix stratégique, qui n'a pas été le même dans d'autres pays, notamment arabes. Ce choix marocain vient à l'époque de la décision du Roi Mohammed V, après l'indépendance, de s'engager dans une économie ouverte et de choisir le multipartisme. D'autres ont choisi à l'époque d'être plus liés à l'URSS, d'avoir des économies dirigées et un parti unique.
Résultat, aujourd'hui, on constate une croissance économique sérieuse du Maroc. Environ 5% de croissance ces dix dernières années ; avec accumulation des richesses du fait aussi des investissements étrangers, tout ça dans un pays qui n'a pas de pétrole. On a donc créé les conditions d'une croissance qui a profité de façon certes inégale aux populations mais qui, globalement, a créé des conditions d'amélioration du niveau de vie de certaines catégories de personnes, notamment le développement d'une classe moyenne.
Donc, est ce que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Non. Pourquoi ? En grande partie parce que ce pays n'a pas réussi à faire les changements profonds suffisants pour améliorer sa compétitivité à l'extérieur. Comme le niveau de vie augmentait, la richesse du pays a augmenté. Il y a eu de plus en plus d'importations, importantes pour le consommateur marocain et facilitées par l'ouverture des marchés. Par exemple aujourd'hui, le coût de l'électroménager a baissé de moitié. Il y a eu des tas de produits, du fait de la suppression des droits de douanes, qui sont devenus plus intéressants et moins chers pour le consommateur marocain qui peut aujourd'hui, sur le plan économique, mieux profiter de ces produits auxquels il n'avait pas accès auparavant.
Le problème c'est que les importations ont augmenté mais pas les exportations dans les mêmes proportions. De ce point de vue là, le bilan n'est pas satisfaisant. "Que faire", disait Lénine ? Bonne question. Mais il n'y a pas 36 solutions. Soit on change de modèle, on ferme les frontières pour qu'il y ait moins d'importations et équilibrer la balance commerciale. Mais généralement ça ne marche pas parce que celui à qui on a fermé les frontières va prendre des mesures similaires. Et tous les modèles et expériences que nous avons eus montrent bien que l'alternative de l'autarcie mène à l'échec économique et souvent à la pauvreté.
La seule solution c'est de mettre toute la priorité sur la consolidation de secteurs qui peuvent être performants à l'export. Si on veut que les gens de ce pays, continuent de profiter d'un relatif bien-être matériel et que ce bien-être se répande et constitue une classe moyenne qui ensuite permettra de payer des politiques sociales pour résoudre les problèmes fondamentaux des plus pauvres de ce pays, il faut une dynamique économique.
Donc je dirai qu'avec l'UE on est arrivé à une situation qui n'est pas satisfaisante pour le Maroc. On va lancer à la fin du mois les négociations pour un accord de libre échange complet et approfondi. Cela devrait toucher, au-delà des échanges commerciaux, à des mesures qui permettront une plus grande intégration économique, sur l'ouverture des marchés publics, la lutte contre la contrefaçon, sur l'amélioration du régime des investissements, etc.
Les négociations vont être longues mais cela devrait conduire à une intégration économique sans entraves, qui devrait bénéficier à terme aux citoyens marocains.

Avec la crise qui touche l'UE, on voit de plus en plus d'entrepreneurs européens, artisans, professions libérales, qui viennent ici pour essayer de décrocher des marchés. L'inverse n'est pourtant pas toujours possible pour les professionnels marocains. Trouvez-vous normal cette absence de réciprocité ?
Normal, certainement pas. Si on veut fonder les bases d'un partenariat économique durable, il faut absolument que les accords soient équilibrés. L'Europe n'a aucun intérêt à imposer des règles injustes à ses partenaires lorsqu'elle se trouve dans une situation de force. Et là, justement, toute la négociation que l'on a commencé sur les services et qui je l'espère va intégrer les négociations sur l'accord de libre échange complet et approfondi, visera à trouver ces équilibres. Je dois dire pour respecter la vérité que dans les accords commerciaux signés jusqu'à ce jour, il s'agissait d'accords asymétriques, c'est à dire qu'on donnait plus d'avantages au Maroc qu'aux européens dans la libre circulation des biens. Depuis le premier jour dans l'accord sur les biens industriels, les produits marocains ont pu rentrer en Europe sans droits de douanes, alors qu'il a fallu attendre douze ans pour que les produits européens puissent entrer sur le marché marocain. Pour l'agriculture, aujourd'hui les marocains exportent mieux et plus en Europe sans droits de douanes
Sur la question des services que vous avez posée, c'est à voir. Nous avons des règles. La prestation des services est libre tant qu'elle se fait par des professions qui sont agréées et qui ont des diplômes dont on peut mesurer l'équivalence. Mais tout cela est à négocier.

Est-ce que la signature par le Maroc de l'accord de réadmission est toujours un pré-requis souhaité par l'UE ?
C'est un autre chapitre qui est très important et qui concerne la mobilité des personnes, au-delà des échanges économiques. Là aussi nous sommes sur le point de signer un accord politique sur la mobilité des personnes qui englobe les différents aspects de cette mobilité. C'est à dire le renforcement de la migration légale pour que tous les migrants qui sont dans une situation régulière puissent avoir les mêmes droits et devoirs que les citoyens européens.
Deuxièmement, c'est la lutte contre l'immigration illégale. Et là nous demandons aux marocains d'accepter le principe de réadmission, qu'ils n'ont pas accepté jusqu'à aujourd'hui. Nous sommes des partenaires matures et nous avons besoin de la coopération du Maroc et d'autres pays extérieurs à l'UE pour limiter ce flux de migrants illégaux que l'on ne peut pas absorber pour des raisons économiques ou politiques. Malheureusement ces flux migratoires sont exploités en Europe par des racistes et des xénophobes et conduisent à des situations concrètes où des gens vont malheureusement donner leur voix à des solutions politiques extrémistes inadéquates. Il y a 25% de chômeurs en Espagne. C'est explosif sur le plan politique.
On aimerait bien recevoir "tous les damnés de la Terre" mais on ne peut pas. On ne peut pas le faire sans remettre en cause nos propres équilibres socio-économiques et politiques. Donc nous demandons à nos partenaires, qui reçoivent tant de nous par ailleurs, de nous aider pour contrer cette immigration irrégulière que l'on ne peut plus accepter. Mais en contrepartie, on dit aux autorités marocaines (et c'est le troisième volet de l'accord politique que nous allons signer bientôt) que l'on facilitera le régime des visas pour les citoyens marocains. J'ai toujours dit depuis que je suis ici qu'il n'est pas normal que l'UE ne mette pas en place des systèmes de visas plus faciles. C'est à dire que l'on ait pour les citoyens marocains des démarches qui évitent l'humiliation de devoir aller chercher pour chaque voyage un visa dans un consulat d'un pays membre.
Cette nécessité d'arriver à un accord pour que des catégories de personnes – journalistes, hommes d'affaires, universitaires – qui vont en Europe pour leurs activités professionnelles, puissent avoir des régimes de visas qui soient des régimes de pluri-entrées qui leur permettent d'aller et venir plus facilement. Tout cela, l'UE a enfin compris que c'était important et elle va l'insérer dans les négociations qui vont débuter je l'espère dans les semaines à venir.

L'accord de réadmission est accompagné d'une contrepartie financière pour surveiller les frontières mais aussi pour gérer l'accueil des migrants au Maroc ?
Oui, bien sûr. Tout cela est à négocier. Le Maroc, pour accepter éventuellement la réadmission, demande à juste titre que l'on apporte un financement à la mise en œuvre de cette politique. Et un des éléments de coût, c'est évidemment la réception de ces migrants irréguliers qui seraient arrivés en Europe par le Maroc sans les documents légaux nécessaires. Pour qu'ils soient traités comme il se doit, dans des conditions humaines indispensables, et donc des locaux, des formateurs, et des gens pour le faire. C'est une évidence.

Des voix s'élèvent au Maroc comme en Europe pour dénoncer ce rôle de « gendarme » que l'UE souhaite sous-traiter à ses voisins du sud...
Écoutez, on peut tout dire, surtout quand on n'a pas de responsabilité. Sur le plan humain je peux dire la même chose. Mais quand on est dans une situation de responsabilité, que l'on doit résoudre des problèmes, il faut prendre des mesures. Ce n'est pas de gaieté de cœur que l'UE demande à ses partenaires d'accepter la réadmission. C'est un des moyens pour régler un problème politique majeur comme je vous l'ai dit tout à l'heure de très grand chômage, de xénophobie qu'il faut enfin traiter. On ne peut pas se cacher et dire simplement qu'on a de bons principes.. Regardez sur le Sahel, on a des positions très communes avec le Maroc, on se soutient parce qu'on fait les mêmes analyses. De la même façon sur un thème comme celui là, parce que le Maroc est un partenaire privilégié, on est en droit de demander à nos amis qu'ils nous aident pour faire face à ces difficultés. Il ne s'agit pas d'être gendarmes, nous sommes tous dans le même bateau. Aujourd'hui le Maroc lui-même est devenu un pays d'immigration. Il faudra qu'il règle lui aussi ce problème. Et ce problème ne pourra pas se résoudre uniquement avec des bons sentiments et des grands principes, sans regarder la réalité. Ce n'est pas facile, c'est sûr, mais si c'était facile nous aurions résolu le problème depuis longtemps !

Question centrale pour la diplomatie marocaine : le Sahara. Est-ce que les deux dernières résolutions du Parlement européen (qui critiquent la situation des droits de l'homme au Sahara et exigent la libération des détenus politique sahraouis) ont eu un impact sur la qualité des relations avec Rabat ?
Non, les autorités marocaines sont parfaitement au courant des positions des uns et des autres sur cette affaire du Sahara occidental qui, je le comprends, est le thème central et incontournable de la diplomatie marocaine. Je souhaite pour ma part que l'on trouve une solution assez rapide à cette question, selon les conditions et termes agréés par les Nations-Unies. Je souhaite que ça aille vite car cela libérerait la diplomatie marocaine d'un chapitre qui, à juste titre, la mobilise beaucoup. Et cela lui permettrait, j'en suis sûr, d'être plus active sur d'autres fronts où je suis persuadé qu'elle peut jouer un rôle plus influent.
Il y a des gens en Europe qui ne partagent pas la thèse marocaine, selon laquelle un statut d'autonomie serait la solution. Il y a des gens en Europe qui appuient le Maroc et qui considèrent que c'est soit la solution, soit une des solutions. Nous avons une diversité de points de vue et il faut faire avec, on est en démocratie, chacun peut s'exprimer. Après, il y a les positions politiques. Il est clair qu'un certain nombre d'états membres, dont la France, soutiennent la position marocaine. D'autres pays sont un peu plus distants. Ils ne la rejettent pas complètement mais disent qu'il faut laisser le choix. Et puis il y a la position commune, politique, de l'UE, qui consiste à dire que nous ne prenons pas position sur le fond. Nous soutenons totalement M. Ban Ki Moon et les Nations-Unies dans la recherche d'une solution politique, mutuellement agréée, durable, etc.
Il faut donc s'habituer à des expressions qui ne sont pas forcément favorables. Elles s'expliquent souvent par l'histoire mais ce qui est le plus important, c'est la position officielle des autorités et gouvernements de l'UE. Je veux dire de façon très claire que si jamais on arrive -bientôt j'espère - à une solution acceptée, alors je pense que l'UE fera les efforts nécessaires pour accompagner le mieux possible la mise en œuvre de cette solution politique.

Cette question du Sahara peut-elle encore bloquer la coopération économique Maroc-UE, sur l'accord de pêche par exemple ?
On est en train de négocier un accord de pêche, j'espère que l'on va bientôt conclure les négociations. Et les résultats de ces négociations vont être présentés selon les modalités démocratiques, notamment au Parlement européen. Je suis sûr qu'un certain nombre de représentants du peuple, qui sont favorables aux thèses du Polisario, vont remettre en cause la légitimité de cet accord parce qu'il va permettre la pêche de poissons au large du territoire contesté. Je pense qu'ils ne sont pas suffisamment nombreux pour l'emporter. Une analyse juridique à laquelle je souscris dit qu'une autorité qui a la responsabilité de l'administration d'un territoire peut exploiter un certain nombre de biens et produits pour autant que cela ait des effets positifs sur la population. C'est ça qui est essentiel. Certains au Parlement européen vont le contester, il diront ce qu'ils auront à dire, et ensuite il y aura le vote.

Vous quittez bientôt la tête de la délégation de l'UE au Maroc. On aimerait avoir votre point de vue sur les différents scénarios possibles de l'avenir des relations UE-Maroc...
L'avenir est bien sûr ouvert. Cela va dépendre des évolutions à la fois en Europe, au Maroc et dans le monde arabe.
L'Europe est à la croisée des chemins. Elle peut reculer dans son processus d'intégration. Elle peut s'affaiblir du fait de la crise. Donc le scénario selon lequel l'UE avance naturellement vers plus d'intégration et vers une fédération solide d'Etats-nations, n'est pas forcement le scénario qui va se dérouler. Si on est dans un scénario d'affaiblissement relatif de l'UE à l'intérieur et à l'extérieur, il est clair que cela aura une répercussion sur ses voisins parce que l'UE aura un partenariat plus faible, moins ambitieux avec ses partenaires dont le Maroc.
Mais ce n'est pas le scénario auquel je crois. Je pense que l'Europe telle qu'elle est aujourd'hui va profondément se transformer et avoir un noyau dur, une avant-garde de pays, sans les britanniques et d'autres pays qui ne partagent pas l'euro. Ce groupe de pays va s'engager de façon plus résolue vers une intégration politique qui permettra d'avoir une cohésion européenne très forte, qui touchera les problèmes de défense et consolidera fortement un projet stratégique de politique extérieure, dont la politique de voisinage sera une priorité. C'est le scénario probable. Je reste donc optimiste sur la consolidation et l'approfondissement de nos relations avec le Maroc, mais cela va passer par une réforme très profonde du fonctionnement de l'Union européenne.
Concernant l'évolution au sud, je suis pessimiste sur l'évolution vers plus de démocratie, plus de libertés et plus de performances économiques d'un certain nombre de pays au sud de la Méditerranée. Le printemps arabe nous conduit à des situations où il y a des menaces notamment de partis islamistes intégristes qui ne vont pas favoriser la mise en œuvre de nos principes et de nos valeurs de démocratie, droits de l'homme, société civile, etc.
Donc si nous considérons que la remise en cause et la fin des régimes autoritaires existants auparavant était une nécessité et a constitué une très bonne chose, nous nous trouvons maintenant devant une difficulté et certains dangers sur les libertés fondamentales.
Il est clair que par rapport à cette réalité, les relations avec l'UE, si ce scénario s'impose, vont se compliquer. Beaucoup de nuages et de points d'interrogation s'accumulent.
Dans ce contexte, le Maroc : je reste très confiant car malgré ces perturbations existantes dans le monde arabe, le Maroc va continuer sa stratégie et garder le cap, qui est d'avancer dans la stabilité politique vers l'amélioration des conditions de vie des citoyens sur le plan politique, économique et social. Je pense qu'il n'y a pas d'alternative. La politique n'est pas l'art du parfait, c'est l'art du mieux.
Il y a des ingrédients dont dispose la société marocaine qui faciliteront ce scénario positif. Mentionnons la stabilité politique, une nouvelle Constitution, qui ouvre des possibilités d'amélioration de la situation politique et de la défense des droits des individus, l'existence d'un mouvement islamiste qui accepte les règles du jeu et le cadre institutionnel, et qui n'a pas remis en cause ses relations notamment avec l'UE et ses voisins, et il y a aussi une société de liberté, certes imparfaite, mais qui permet l'expression démocratique à travers une société civile active. Je crois que tout ce que je viens de dire, affirme une certaine solidité. Nous savons que dans l'Histoire rien n'est irréversible. Donc ce n'est pas parce que les choses apparaissent aujourd'hui solides qu'elles le seront demain. De la même façon que je disais tout à l'heure que l'Europe n'était pas assurée totalement de progresser vers le mieux. Mais malgré l'irréversibilité, mon analyse personnelle est que si le dynamisme de la société marocaine, à travers sa société civile, ses mouvements associatifs et ses défenseurs de la liberté, reste mobilisé pour qu'on ne revienne pas en arrière, je pense qu'un bon avenir se présente. Et à ce moment-là, les relations Maroc-UE ne peuvent que continuer et se consolider.
Pour ce qui concerne les relations Maroc-UE, je suis optimiste. Le niveau atteint est celui de l'excellence, il faut le maintenir et l'approfondir. Je suis toujours un peu sur la réserve quand j'entends dire qu'il faut un accord nouveau. On a suffisamment à faire, beaucoup de problèmes à régler. On a un cadre, des modalités suffisamment solides et ambitieuses pour ne pas faire constamment dans la fuite en avant. Réalisons nos engagements, ensuite on verra.

Vous quittez bientôt vos fonctions au Maroc. Quel est votre meilleur souvenir et votre plus grand regret sur le plan professionnel ?
Des regrets, j'en ai deux : de ne pas avoir vu d'avancées plus significatives et sérieuses dans la réforme de la justice. Pour moi c'est fondamental. On ne peut pas assurer le sentiment d'égalité de tous les citoyens face à la société et aux autorités sans indépendance de la justice. C'est un facteur fondamental de la démocratie et de l'activité économique parce que sans indépendance de la justice il n'y aura pas les investissements nécessaires à ce pays. L'autre regret, c'est que j'aurai souhaité un plan national de convergence pour que les marocains puissent dire en toute liberté et en toute souveraineté quel est leur niveau d'ambition pour la convergence réglementaire avec l'UE, traduit dans les domaines qui doivent faire l'objet de cette convergence et dans un calendrier.

Meilleur souvenir ?
C'est difficile de choisir quelque chose en particulier. Je dirai tout de même les négociations et l'accord sur l'égalité hommes-femmes, signé avec le ministère de la Famille. Un programme difficile à accoucher. Ce sont 45 millions d'euros débloqués pour favoriser l'égalité hommes-femmes dans ce pays, avec un volet qui consiste à examiner dans la législation marocaine ce qui est discriminatoire et voir ce qu'il est possible de changer, mais aussi des campagnes de sensibilisation pour expliquer en quoi cette égalité est importante.

Qu'est ce que vous allez faire maintenant ?
D'abord je vais éprouver de la tristesse de laisser le Maroc, ce pays auquel je me suis beaucoup attaché, surtout à ses habitants. Il y a une solidarité dans ce pays qui est impressionnante et qui existe moins dans nos sociétés occidentales modernes, où l'individualisme a pris le pas sur tout. En Europe, on est beaucoup plus loin qu'une crise. On est dans une rupture de civilisation. On est arrivé au bout d'un modèle, qui s'est perverti par un individualisme et un matérialisme forcenés. On est tout seul et on consomme. Et avec ça on est heureux. Ce n'est pas un projet de société. D'autant plus qu'on ne peut même plus l'assurer !
Je vais travailler dans des thinks-tanks européens. Notamment avec l'"Institut Jacques Delors", "Notre Europe", sur les questions du devenir de l'Union européenne et de sa politique extérieure, en particulier vis-à-vis du monde arabe.


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