Déplacés de force, en sécurité nulle part
« Mon seul pêché est ma couleur de peau… Les Thuwwar
[miliciens] de Misratah nous ont menacés de ne jamais nous laisser
revenir dans notre ville. »
- [1/17] Mon épouse Mina, nos deux fils Abou et Kaba et moi vivions à Tawargha en Tripolitaine. Tawargha n’est éloignée que de quarante kilomètres à peine de Misratah, la grande ville côtière. A Tawargha, nous étions presque tous des descendants d’esclaves noirs. Depuis toujours les Tawarghas cultivaient la terre que possédaient les Misratis. Et depuis toujours un racisme larvé existait entre les Tawarghas africains et les Misratis arabes. Je suis sûr que les évènements qui sont arrivés ont pris leur source dans cette haine ancestrale que se vouent les deux villes.
[2/17] En 2011, la Libye connait la guerre civile. Le pays est à feu et à sang. Le 25 février, Misratah tombe aux mains des rebelles. Dès le lendemain, les troupes de Kadhafi commencent le siège de la ville. Elles installent leur base arrière mais aussi des centres de détention et de torture à Tawargha, dans des bâtiments administratifs. Maintenant je vais vous dire la vérité : c’est vrai que des hommes de Tawargha ont combattu dans les rangs des forces pro-Kadhafi, mais tous les Tawarghas n’étaient pas kadhafistes. La plupart d’entre nous, à l’époque, nous nous terrions dans nos maisons en attendant des jours meilleurs. Par la grâce de Dieu.
[3/17] Les combattants rebelles remportent la bataille de Misratah en mai. Ils se font appeler Thuwwar - révolutionnaires. Ils sont livrés à eux même, constitués en vagues milices, désœuvrés, surarmés et hors de tout contrôle. Dans les journaux, à la télé, sur les réseaux sociaux, ils montent les gens contre nous. Ils nous accusent d’avoir participé au siège, d’avoir tué des civils et violé des femmes. Aucune enquête n’a établi que des gens de Tawargha se soient livrés à de telles exactions. Et quand bien même cela serait, il est criminel de vouloir faire payer à une population toute entière les agissements de quelques uns.
- [4/17] Les Thuwwar continuent d’exciter la population. Ils disent que nous sommes une race d’esclaves et qu’il faut qu’on retourne en Afrique car il n’y a pas de place pour nous dans la nouvelle Libye. Ils disent que les Tawarghas méritent d’être rayés de la surface de la terre. Les gens à la peau noire sont régulièrement pris pour cible sous prétexte d’être des anciens mercenaires africains de Kadhafi. Beaucoup sont enlevés à leur domicile, à leur travail, aux checks points ou dans la rue, frappés à coups de bâtons, de crosse de fusil, de poing, de pieds, insultés, blessés par balle. Leurs affaires sont volées. Même les enfants ne sont pas épargnés.
[5/17] En août 2011, ce que nous craignions tant arrive. Les Thuwwar attaquent. Ils ont des armes lourdes, des roquettes Grad. Sous la menace des kalachnikovs, ils nous forcent à abandonner nos maisons, nos affaires, nos souvenirs… Ils nous obligent à quitter la ville. Avec ma femme et nos deux petits, on part sans rien, juste quelques billets cachés dans nos chaussures, sans rien pouvoir faire, avec la rage au ventre. Nous avons tout perdu. Ils tirent sur Moussa, notre voisin qui cherchait à s’échapper, je ne sais même pas s’il est mort. Ils emprisonnent et battent ceux qui veulent rester. Ils nous jurent que personne ne reviendra plus habiter Tawargha.
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