Ce témoignage fort est une contribution de Mme Fifani, que nous publions dans son intégralité, 3/7/2014.
J’ai mis longtemps à rédiger cet
article. Pourquoi ? Manque d’idées ? Manque de courage ? Ou tout
simplement parce qu’il fallait surmonter ce sentiment de dégoût, cette
nausée qui m’a assaillie violemment ce soir-là, et qui depuis ne me
quitte plus.
Dimanche premier juin. Une nuit comme
les autres à Rabat. Mawazine bat son plein, la ville est animée, les
gens ont l’air heureux. Je me présente à un grand hôtel de la place,
avec l’intention simple, dénuée de tout background
socio-politico-militant, la simple intention dis-je, de trouver une
chambre pour passer la nuit.
L’employé à l’accueil m’annonce qu’il y a
effectivement des chambres libres, et me prie d’attendre qu’il termine
le check-in d’un groupe de touristes japonais, avant de s’occuper de
moi.
Je m’assois donc dans un des fauteuils
disposés dans le hall et j’attends. Je suis fatiguée, la journée a été
longue et un début de migraine a pris d’assaut ma tempe gauche.
On m’appelle enfin et on me demande une
pièce d’identité. Jusque-là, rien d’anormal. Et soudain, le visage du
réceptionniste se ferme, il me dévisage, revient vers ma carte
d’identité et me la tend en prononçant d’un ton péremptoire la
sentence : « Nous ne pouvons pas vous donner de chambre !»
Je sais bien que la photo sur ma CIN est
loin d’être à mon avantage mais tout de même…Je demande alors pourquoi,
et l’employé m’explique, en me regardant droit dans les yeux, avec
l’aplomb d’une personne sûre de son bon droit : « L’adresse qui figure
sur votre CIN mentionne Rabat, et la seule raison qui pousse une femme
qui habite Rabat à venir passer la nuit à l’hôtel, est qu’elle soit…euh
vous voyez…une femme peu respectable. Et nous sommes un hôtel
respectable. Nous ne voulons pas d’ennuis avec la police ! »
L’espace d’un instant, j’éprouve ce
sentiment de déréalisation que mes patients me décrivent souvent. Ceci
n’est pas vrai, ceci n’est pas en train de se produire, je ne suis pas
cette femme. L’instant d’après, je me désintègre. Je ne suis personne.
Personne. Ce type vient de m’annuler. Il vient de piétiner mon humanité,
ma dignité, mon intégrité. Pire, il vient d’arracher une par une,
toutes mes illusions. Une voix sépulcrale hurle dans ma tête, les mots
s’entrechoquent sur les parois de ma boite crânienne. Je suis une femme,
je suis une citoyenne libre de ce pays, je suis psychiatre, j’ai fait
12 ans d’études après le bac, je vote, je paie mes impôts, je respecte
la loi…Pour quelle raison dois-je justifier à qui que ce soit que je
suis respectable !?
La colère, compagne charitable, me sauve
de la folie. J’ignore ce que j’ai dit à cet individu. Je lui aurais
volontiers crevé les yeux et arraché la langue.
J’ai menacé, tempêté, exigé de voir
quelqu’un de la direction…et j’ai fini par avoir cette chambre, et
quelques heures plus tard, les excuses du directeur financier de l’hôtel
qui a donné comme justificatif que la police est à l’origine de ces
consignes !
C’est pire que tout ce que je pensais.
Un employé zélé et misogyne se permet de m’insulter en toute impunité
parce qu’il a reçu des consignes de sa direction qui elle-même, les
aurait reçues de la police de mon propre pays, ce pays où j’ai voté pour
une constitution qui est censée me garantir des droits à savoir « …
protection de l’intégrité physique et de la dignité des citoyens comme
partie intégrante de leurs droits et libertés, y compris la liberté de
circulation et d’accès en toute sécurité aux espaces publics sans
discrimination en raison du sexe, de la couleur, des croyances, de la
culture, de l’origine sociale ou régionale, de la langue, de l’handicap
ou de quelque circonstance personnelle que ce soit…» (Avant dernier
paragraphe du préambule de la Constitution 2012).
Au moment où je me présente chez le
procureur, au tribunal de première instance de Rabat, pour porter
plainte, j’apprends qu’aucune loi, dans le code pénal marocain, ne
permet d’intenter une action en justice en raison de discrimination
basée sur le sexe.
Que faire alors ? Si je suis une
sous-citoyenne dans mon propre pays, ayez le courage de me le dire et
arrêtez de me parler de droits et d’équité. Si la constitution n’est pas
respectée, quelqu’un doit répondre de cela, ou alors qu’on la jette aux
orties.
Aucune excuse au monde et aucun jugement ne me rendra jamais ce que j’ai perdu, ce jour là.
Si ces derniers soubresauts de dignité, que je rassemble tant bien que mal, me font encore réagir, c’est pour ma fille.
Dussé-je ne vivre que pour cela, je ne permettrai pas qu’elle subisse un jour, ce que je viens de subir.
Si vous, qui êtes en train de lire en ce
moment, hommes, femmes, société civile, institutions, ne faites rien
pour que ça change, vos filles se feront aussi dépouiller de leur
dignité demain, sous vos regards impuissants.
Ma fille m’a demandé hier : « Maman, sur
mon passeport, j’ai lu marocaine, ça veut dire quoi ? ». Et j’ai dit:
« Je te répondrai plus tard, car pour l’instant, je ne sais plus très
bien ce que ça veut dire ………».
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