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samedi 11 janvier 2014

A relire ! Le baisemain, ultime symbole de la servitude

  • Par : Un dossier de Driss Bennani et Hassan Hamdani, 30/1/2013
Protocole. Le baisemain, ultime symbole de la servitude
Un officier embrasse la main de Mohammed VI (DR)
Embrasser la main du roi est contraire aux préceptes de l’islam... et aux valeurs universelles de droit, de démocratie et de modernité. Qu’attendons-nous pour bannir ce “geste” ?
« Baiser les mains est une chose étrangère à nos valeurs et à notre morale. C'est un acte que toute âme libre refuse. Je déclare mon refus catégorique de cette habitude et je vous appelle à n'embrasser que les mains des parents, pour marquer votre respect à leur égard”. L’homme qui parle ainsi n’a pas la réputation d’être un démocrate. Le pays qu’il dirige est même l’un des plus fermés et des plus conservateurs de la planète. En 2005 pourtant, le roi Abdallah Ibn Abdelaziz prenait tout le monde de court en annonçant l’abolition officielle du baisemain en Arabie Saoudite. Ironie de l’histoire, il passe pour un progressiste pour certains observateurs marocains, déçus par les promesses non tenues de Mohammed VI d’alléger le protocole royal au début de son règne. Le jeune monarque était alors porteur d’espoir d’ouverture et renvoyait l’image d’un roi “cool”. L’abolition du baisemain par Mohammed VI faisait partie de ces signes de modernité tant attendus. Et on attend encore… En trépignant d’impatience, surtout depuis que le débat sur ce rituel, longtemps mis sous le boisseau, est brutalement revenu au devant de la scène suite au déclenchement du Printemps arabe.

Modernistes vs tradition
Le 20 février 2011, la rue gronde de slogans contre la corruption et le despotisme. Les jeunes marcheurs rêvent de modernité et de démocratie. La revendication de monarchie parlementaire est sur toutes les lèvres. Quelques semaines plus tard, le roi annonce une réforme constitutionnelle, où il promet de lâcher certaines prérogatives au profit du Chef du gouvernement. Des militants associatifs saisissent l’occasion et ressortent alors la question hautement symbolique (et donc politique) du baisemain. Abdelhamid Amine, vice-président de l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH), va même jusqu’à demander, en direct à la télévision, “la suppression du baisemain et du rituel de la prosternation, contraires aux principes fondateurs des droits humains”. La déclaration fait mouche. Plusieurs intellectuels et hommes politiques (dont des ministres actuels du PJD) y adhèrent.
Mais le roi, lui, observe en silence. Il laisse passer quelques semaines puis envoie un nouveau signal aux partis politiques. Le message est porté par l’un des conseillers du souverain. Il dit en substance ceci : “Seul Dieu est sacré. Quant à moi, je préfère être un roi citoyen”. Que faut-il en déduire ? Le roi allègera-t-il enfin le protocole qui entoure ses réceptions, ses déplacements et ses cérémonies officielles ? Rien de tout cela à vrai dire. La cérémonie d’allégeance, quelques jours après l’adoption de la nouvelle Constitution, ne change pas d’un iota. Des centaines de dignitaires, en djellaba blanche, se prosternent au passage du monarque juché sur son cheval, tandis que des serviteurs du Palais scandent à l’unisson “Allah ybarek f’âmar Sidi”.
Les mœurs du Makhzen sont respectées au pied de la lettre, ne présageant aucune réforme de l’autre pierre angulaire du protocole royal : le baisemain.
Les modernistes sont sous le choc. Leurs espoirs sont déçus mais le débat fait rage tout de même. Il est particulièrement ravivé par un incident survenu le 9 janvier 2012. Le prince héritier Moulay El Hassan, âgé de neuf ans, inaugure le nouveau parc zoologique de la capitale. Il est accueilli par plusieurs officiels qui se plient en deux pour lui embrasser sa petite mimine d’enfant. L’héritier du trône alaouite, amusé, se laisse faire. Le choc des images est terrible. Ces dernières font d’ailleurs le tour du monde. Partout, et particulièrement dans les pays du Printemps arabe, la vidéo fait scandale. La polémique reprend de plus belle.
En mai 2012, c’est au tour d’Ahmed Raïssouni de s’inviter dans le débat. L’ancien président du Mouvement unicité et réforme (MUR) signe une tribune dans laquelle il considère “qu’en islam, on ne se prosterne que devant Dieu”, suite à la réception des walis fraîchement nommés par Mohammed VI. Le théologien, très respecté dans le monde arabe, enfonce le clou en ajoutant que “les textes religieux sont très clairs sur ce sujet” : le baisemain est contraire aux préceptes de l’islam. Sa tribune ressemble à une véritable fatwa. Le front revendiquant l’abolition du baisemain et des rituels makhzéniens s’élargit. Aux politiques et aux modernistes, se sont désormais joints quelques religieux. “Chacun refuse ce rituel pour ses propres raisons. Pour les progressistes, le baisemain renforce la notion de sujet aux dépens de celle de citoyen. Les religieux considèrent le baisemain comme un geste presque blasphématoire. Et au nom de la modernité, les jeunes -que l’on peut observer à travers les réseaux sociaux- y voient un archaïsme hérité d’une autre ère”, énumère le politologue Mohamed Darif.

 Amazighs, un refus groupé
La monarchie reste mutique, à son habitude, aux appels de pied d’intellectuels, de politiques, de religieux et de manifestants réclamant l’abolition officielle du baisemain. C’est que depuis son accession au trône, il y a 12 ans, Mohammed VI préfère laisser planer un flou artistique sur la question. Il tend ou non sa main à baiser en fonction de l’interlocuteur et du contexte politique. L’exemple le plus marquant reste la réception des membres de l’Institut royal de la culture amazighe (IRCAM). Le 27 juin 2002, trois ans après s’être assis sur le trône, Mohammed VI affronte la première remise en cause d’ampleur du cérémonial séculaire de la royauté. Ce jour-là, au palais de Rabat, une quarantaine de militants amazighs attendent d’être nommés au conseil d’administration de ce nouvel organisme royal. Ils se sont tous mis d’accord pour ne pas faire le baisemain rituel au souverain.
Ce précédent donne du grain à moudre à la presse écrite qui, dans certains cas, le présente comme un acte d’insoumission. Cette analyse est sans aucun doute exagérée. Plusieurs membres de l’IRCAM défendent plutôt l’air nouveau soufflant à l’époque, ils n’étaient pas en face de Hassan II, roi ayant nié l’amazighité, mais en face de Mohammed VI, un monarque l’acceptant enfin. Leur refus est, selon eux, en adéquation avec l’ouverture politique de l’époque. “Le baisemain, symbole d’un protocole traditionnel, n’était pas obligatoire face à un nouveau roi et au début d’une nouvelle ère”, explique ainsi Ahmed Assid, membre de l’IRCAM. Côté face, Mohammed VI ne s’offense pas du geste, même si côté pile les chargés du protocole ont insisté ce jour là pour que les nominés se plient à l’étiquette. Mais les militants amazighs ont choisi de suivre leur “éthique personnelle”, selon l’expression d’un administrateur de l’IRCAM. Il s’agissait de souligner d’un geste fort la reconnaissance  d’une part essentielle de l’identité du Maroc passée sous silence par  Hassan II.
La même logique de rupture avec le règne du roi défunt explique le refus du baisemain par les membres de l’Instance équité et réconciliation (IER) lors de leur nomination par Mohammed VI. Chargés de solder le passif des années de plomb, ces anciens militants d’extrême-gauche, ex-opposants de la monarchie et ayant tâté de la prison, ne pouvaient se prêter au jeu du baisemain sans ressentir un reniement de leur engagement passé. La symbolique était forte, lourde de sens, et ne pouvait se conclure que par une poignée de mains à une époque où le mot d’ordre était à la réconciliation. L’histoire bégayant, le duo Driss Yazami et Mohammed Sebbar, tout deux d’anciens opposants politiques, ont salué Mohammed VI sans lui embrasser la main, lors de leurs nominations à la tête du Conseil national des droits de l’homme (CNDH), héritier de l’IER.

La main de Dieu
Dans la foulée d’une nouvelle constitution où l’on ne parle plus de sacralité du roi, et porté par leur victoire aux législatives de 2011, les ministres PJD du gouvernement Benkirane ont  aussi profité d’un contexte favorable  pour faire une belle entorse au protocole royal. Comme un seul homme, ils se sont tous contentés d’embrasser l’épaule de Mohammed VI en inclinant à peine la tête. 
Ce n’était pas à vrai dire une première. A l’époque du gouvernement d’alternance sous Hassan II, le Premier ministre Abderrahman Youssoufi, Mohamed Elyazghi, Mohamed Achâari et consorts avaient aussi dérogé à la règle. . Mais dans le cas du PJD, ce refus du baisemain avait, au-delà de la dimension « transition politique », une dimension coranique.  “Ne pas se prêter à ce rituel est dans la droite ligne des critiques émises par Ahmed Raïssouni du MUR (think tank du PJD, ndlr) au moment de la réception des walis par Mohammed VI. Le refus des ministres PJD de se plier à ce geste est motivé en premier lieu par des raisons religieuses, à savoir l’égalité des hommes devant Dieu”, explique le politologue Youssef Belal.  Le PJD n’était pas l’Istiqlal de Abbas El Fassi, chef d’un gouvernement qui s’est plié le doigt sur la couture au protocole dans sa totalité. Les islamistes se devaient d’incarner une rupture.  « C’était clairement une manière pour le PJD de marquer son territoire d’entrée », explique  le chercheur Mohamed Darif.
Mohammed VI n’a d’ailleurs pas été surpris, il s’y attendait presque. Mustafa Ramid, Lahbib Choubani et Saâd-Eddine El Othmani, tous trois devenus ministres PJD, avaient déjà souligné dans un manifeste signé en mars 2011, bien avant leur victoire aux législatives,  qu’ils étaient pour l’abolition de « pratiques humiliantes et attentatoires à la dignité humaine ». Avec le baisemain comme cible prioritaire. Mohammed VI a appris à faire avec les  entorses du PJD aux us et coutumes du Palais, ayant déjà eu à gérer ce genre de situation avec des élus du parti de la lampe. “Mais cela ne veut pas dire que je ne le respecte pas en tant que symbole de l’Etat. D’ailleurs, personne ne m’en a jamais tenu rigueur. Aucun responsable, contrairement à ce qu’on peut penser, ne viendra vous dire qu’il faut se plier en quatre ou embrasser la main du roi”, déclarait-il dans nos colonnes.

Commis de l’Etat : un passage obligatoire
Certes. Le choix de se courber ou pas est accordé au nouveau gouvernement PJD, aux institutions amazighes et à celles chargées des  droits de l’homme. Mais il n’est pas laissé aux centres de pouvoirs représentés par l’armée, les gouverneurs et les walis. Rien de nouveau sous le soleil pour eux. Ils sont, nouveau règne ou pas, toujours soumis aux mêmes rites, codes et cérémonies qui prévalaient à l’époque de Hassan II. Un lourd dispositif protocolaire qui a la même fonction coercitive qu’à l’époque du roi défunt: le maintien de la suprématie politique et symbolique du monarque.  Mohammed VI ne disait rien d’autre dans une interview accordée Il à Paris Match en 2004 : « Le style est différent (en comparaison avec Hassan II : ndlr)  mais le protocole marocain a sa spécificité, je tiens à ce que sa rigueur et chacune de ses règles soient préservées. C’est un précieux héritage du passé (…) qui doit cependant s’adapter à mon style”. Entre les lignes, il faut lire que ce nouveau style exclut les relais directs des pouvoirs régaliens de Mohammed VI. Cette rigidité a été justifiée par l’ancien directeur du protocole et actuel porte-parole du Palais, Abdelhak Lamrini, qui, dans une interview à l’hebdomadaire Maroc Hebdo, annonçait droit dans ses bottes qu’il n’était pas question de changer d’un iota le rituel, notamment pour toute personne liée directement au pouvoir royal : “L’école protocolaire marocaine est une école makhzénienne, séculaire, qui tient à ses traditions, à ses coutumes, à l’opposé des autres protocoles qui sont plus flexibles et considérablement plus souples.” En termes clairs, relève le politologue Youssef Belal : “Le Palais reste pointilleux avec les militaires et les commis de l’Etat. Pour toutes les personnes possédant le ‘hard power’, le baisemain est un passage obligé afin de marquer leur soumission”.
 Besame mucho
Qu’en est-il du Marocain lambda ? Les scènes de liesse populaire qui ponctuent les bains de foule de Mohammed VI et les effusions qui les accompagnent soulignent clairement que la population accepte le baisemain sans se poser de question. C’est ainsi que, selon le sondage effectué en 2009 par TelQuel sur l’image qu’ont les Marocains de Mohammed VI, une majorité des sondés affirmait être pour le baisemain. Comment interpréter cette réalité ? Selon le politologue Mohamed Darif, il faut voir dans cet acte le respect qu’ont les Marocains pour le roi en tant que descendant du prophète. Un respect dû à son statut de chrif, boosté par la déférence inhérente à son statut de monarque. « Que les opposants au baisemain le veuillent ou nos, la société marocaine  a intériorisé le baisemain comme forme de respect pour l’aura d’un roi qui est de surcroît un chef religieux », souligne-t-il.
Selon Mohamed Darif, cette intériorisation est si forte que l’on embrasse aussi la main des gens proches du roi et les représentants du pouvoir temporel du monarque. Loi de la transitivité oblige, c’est Mohammed VI que l’on honore ainsi. “Nous avons tous en mémoire l’image de ce vieux monsieur embrassant la main de Fouad Ali El Himma à cause de sa proximité avec Mohammed VI. Certaines personnes vont jusqu'à embrasser la main des gouverneurs et des walis”, donne-t-il en exemple. “Les Marocains possèdent une ‘théorie sauvage’, implicite, de leur régime politique, que les modernistes opposés au baisemain ne saisissent pas toujours. Baiser la main du roi, comme celle du pape pour un fidèle de l’Eglise catholique, sont des gestes vus comme un honneur, et une consécration, non comme un asservissement », surenchérit le politologue Omar Saghi.
Et  à n’en pas douter, les retransmissions télévisées interminables du cérémonial à l’époque de Hassan II, puis sous l’ère Mohammed VI, ont contribué à incruster dans l’esprit des Marocains qu’il est inévitable d’en passer par ce rituel. « La retransmission des activités royales dupliquent à l’infini ces images de révérence un peu anachroniques », poursuit Omar Saghi. Et le chercheur Youssef Belal de rajouter : «  La télévision généralise la dimension de servitude. Elle impacte les gens et expliquent en partie pourquoi les citoyens lambda se jettent pour embrasser la main de Mohammed VI ».

Un signe de la monarchie exécutive
Quand bien même Mohammed VI voudrait-il abolir le baisemain, peut-il s’attaquer à cette pierre angulaire du protocole makhzénien, sans affaiblir l’image de l’institution monarchique ? La première poche de résistance se trouve au sein même du Palais. “Le protocole royal résiste depuis douze ans à beaucoup de changements. Ce sont des traditions codées, jalousement gardées par des personnes qui vivent en vase clos et qui les transmettent comme une spécificité de la monarchie marocaine”, analyse cet ancien ministre. Une longue accumulation de signes de servitude, des strates bâties par les prédécesseurs de Mohammed VI et parachevées par son père Hassan II. Le deuxième écueil repose dans la nature du pouvoir royal qui, pour être exercé pleinement, ne peut pas abroger du jour au lendemain le baisemain, à moins d’un changement radical des liens d’autorité qui unissent le roi à ses “sujets”.  Et même en cas d’abandon de la forme, le fond ne changerait pas. “Le baisemain n’est qu’une conséquence de la monarchie exécutive. C’est la matérialisation d’une conception archaïque des relations entre un roi et ses sujets. L’abolir ne changerait pas la nature de ces relations pour autant”, analyse Youssef Belal. Il faudrait donc, selon plusieurs de nos interlocuteurs, que le roi fasse une croix sur ses pouvoirs de chef religieux, militaire et politique, pour que cette pratique disparaisse définitivement. Autant dire que ce n’est pas demain la veille. Et quand bien même le ferait-il (on peut toujours rêver), il se trouvera toujours des officiels, des élus et des anonymes qui lui embrasseront la main pour humer un peu de sa baraka de chrif, descendant du prophète. Face à toutes ces questions, le Palais semble avoir choisi la voie la plus consensuelle, et sans doute l’une des plus floues également : le baisemain n’est pas obligatoire sous Mohammed VI. Ceux qui y sacrifient sont les bienvenus. Ceux qui s’en abstiennent ne sont pas inquiétés. Encore une exception marocaine qui a de beaux jours devant elle…



Histoire. Il était une fois le baisemain
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la tradition du baisemain n’est ni arabe ni islamique. Elle serait perse ou païenne selon l’historien Abdallah Laroui, et remonterait à des âges immémoriaux en Afrique du Nord. C’est l’introduction de l’islam au Maroc, avec la conquête arabe, qui a enchevêtré cette tradition antéislamique avec la pratique dans les mosquées, les mausolées et les zaouias. Dans ces différents espaces, la notion de baraka est omniprésente. Et, souvent, on va chercher cette baraka dans le creux de la main du fqih ou en caressant les tombes des Awlia’e (les saints). Les Alaouites l’ayant repris à leur compte en accédant au trône, elle a traversé les différents règnes, avant que Hassan II, bien plus tard, ne la renforce pour étouffer toutes velléités de révolution ou de rébellion des élites. En tant que père et protecteur de la nation, le roi défunt considérait avoir naturellement droit à ce privilège, dont seuls les ouléma étaient dispensés. “Une  grande partie du protocole, jusque-là abstrait, a pris une tournure personnalisée sous le règne de Hassan II. Parler de “servilité”, de “soumission”, s’est justifié alors : on embrassait la main du roi moins par respect pour une sainteté chérifienne et plus par crainte, par courtisanerie, par calcul, et en vue d’objectifs matériels et de pouvoir effectif”, conclut le politologue Omar Saghi.



Littérature. Un baiser amoureux
L’écrivain Abdellah Taïa a transcrit dans son livre Le Jour du Roi  sa vision du lien charnel qui unit la main toute-puissante de Hassan II et les lèvres des Marocains. Extraits.
Baiser la main de Hassan II : c’est le rêve de presque tous les Marocains. Je suis devant ce rêve qui se réalise. Mais comment l’embrasser, la baiser, cette main royale, propre, tellement propre ? (…) La main de Hassan II est toujours en attente. Il faut que je me dépêche. Vite. Vite. Je baisse la tête. Je fonce. Je prends la main du Roi dans les miennes. Je suis courbé. Complètement. Parfaitement. Je sens la main de Hassan II. Je la respire. Quelle chance ! Quelle chance ! Je la respire encore plus profondément. Elle est vraiment propre, plus propre que propre. Lavée. Très bien lavée. (…) Mon nez est encore dans sa main. Je respire encore et encore. Je renifle. J’entre dans la peau de cette main historique (…)  Il faut continuer à renifler. Profiter de ce moment unique pour découvrir le parfum secret, l’odeur secrète du roi et de ses mains. Rempli de courage, je relève la tête pour embrasser l’épaule du Roi. C’est ce que je vais faire. Oui, oui, je vais le faire, je vais le faire. Mais, d’abord, il faut en finir avec cette main propre. La baiser. La baiser bien comme il faut. Selon le protocole que tous les Marocains connaissent par cœur (…) Je mets mes lèvres dans cette paume immense, un monde à elle seule. J’y dépose trois baisers, rapides, sincères, ravis(…) Un des trois serviteurs noirs me montre qu’il faut que je retourne encore une fois la main et la baise sur le dos, trois fois. Quel bonheur ! Je suis sauvé ! Je suis sauvé ! J’embrasse une dernière fois la main royale avec davantage de ferveur.



Réactions. Le rituel vu par nos “frères” arabes
Flash-back. Au milieu des années 1950, en pleine époque de lutte pour l’indépendance des Algériens, Ferhat Abbas, président du gouvernement provisoire de la république algérienne, embrasse la main de Mohammed V lors d’une visite officielle au Maroc. Un geste anodin à l’époque. Entre-temps, les deux voisins sont devenus des frères ennemis, et les Algériens ne manquent plus une occasion de souligner la “servilité” des Marocains qui acceptent sans sourciller, depuis Hassan II, de baiser la main de leur roi. Ces critiques sur la soumission de tout un peuple trouvent leurs origines dans le conflit autour du Sahara qui oppose les deux peuples. Mais elles sont aussi la manifestation de deux systèmes politiques que tout oppose. D’un côté, une royauté, de l’autre “une culture républicaine et égalitaire”, souligne le politologue Youssef Belal. Aujourd’hui, les contempteurs du baisemain critiquent aussi ce rituel au nom de l’islam. En ligne de mire : la visite du zoo de Témara par Moulay El Hassan, accompagnée de courbettes de militaires. A ce propos, le cofondateur du Front islamique du salut (FIS), Ali Belhaj, a déclaré lors d’un prêche : “Vous avez vu le jeune fils de Mohammed VI ? Ils se prosternent pour lui baiser la main. C’est ça l’islam ? (…) Nous avons aujourd’hui des rois qui nous amènent des enfants à qui on baise les mains et les pieds. C’est quoi ça ? C’est de l’esclavage ?”. Printemps arabe oblige, l’Egypte a joint sa voix aux condamnations du baisemain fait à un gamin âgé d’à peine 9 ans. Le talk-show Al Qahira Al Yawm, suivi par près de 25 millions de téléspectateurs égyptiens, a consacré une émission sur le thème “Nous créons nos propres dictateurs.” Le journal Al Wafd a titré quant lui à propos de Moulay El Hassan : “Voilà comment les Arabes construisent leurs divinités”. Le blog Bawabat Al Ahram, très visité, s’est aussi fendu de la photo où un haut gradé marocain se courbe pour embrasser la main du prince héritier. L’accroche est lapidaire : “Quand on regarde le malheur des autres, on oublie le sien”. Dont acte.

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