Oui, le discours prononcé par Mohammed VI le 9 mars est historique. Mais non, ce n'est pas parce qu'il annonce une réforme de la Constitution. Si ce discours doit faire date, c'est parce qu'en le prononçant le roi du Maroc a cédé à un rapport de forces. C'est la première fois que cela arrive depuis l'indépendance en 1956. Ne serait-ce qu'à cause de cela, le cours de l'histoire a déjà changé.
Le bras de fer avait été engagé le 20 février. Répondant à l'appel lancé sur Facebook par une poignée de jeunes activistes, 120 000 Marocains avaient investi les rues de 53 villes et localités du royaume pour réclamer - entre autres - une Constitution démocratique.
Craignant une contagion des révolutions arabes, le pouvoir avait laissé les manifestations se dérouler sans intervenir. Résultat : les manifestants ont pris conscience de leur nombre, et le mur de la peur est tombé. Depuis, à coups de sit-in spontanés aux quatre coins du royaume et de tribunes enflammées dans la presse et sur Internet, la pression démocratique n'a cessé d'augmenter. Considérable en février, elle est devenue insoutenable en mars.
Le 9, le roi est donc apparu à la télévision pour annoncer une réforme spectaculaire de la Constitution. Au menu : "L'Etat de droit", "l'indépendance de la justice" et un "gouvernement élu émanant de la volonté populaire exprimée par les urnes". Victoire de la démocratie ? Pas si vite...
En relisant le discours, on réalise que le diable est dans les détails. Ainsi, quand le roi promet de "renforcer le statut du premier ministre", ce n'est pas en tant que chef "du" pouvoir exécutif, mais "d'un" pouvoir exécutif. Comprenez : il y en aura un autre ailleurs - au palais royal, par exemple.
Réforme constitutionnelle ou pas, la "monarchie exécutive" (l'expression est de Mohammed VI) n'a pas fini d'empiéter sur les prérogatives du gouvernement élu. C'est un peu comme si vous marchiez sur le pied de quelqu'un et qu'au lieu de faire un pas de côté vous promettiez de lui acheter de nouvelles chaussures...
Il est évident que le problème, ce n'est pas les pouvoirs du premier ministre mais bel et bien ceux du roi - et plus particulièrement leur volet spirituel, sachant que l'islam est religion d'État au Maroc. Sur ces pouvoirs-là, Mohammed VI a annoncé d'emblée le 9 mars qu'il n'y aurait aucun débat. Selon l'article 19 de la Constitution, le monarque est "commandeur des croyants" et, selon l'article 23, sa personne est "sacrée". Pour boucler la boucle, l'article 29 lui donne le droit de gouverner en produisant des dahirs, décrets royaux faisant loi et non susceptibles de recours.
En toute simplicité : au nom de l'islam, le roi du Maroc peut faire absolument tout ce qu'il veut sans que personne ne puisse s'y opposer. En 1994, feu Hassan II avait justifié cette imparable mécanique politico-religieuse (dont il est l'ingénieur) en citant le Prophète Mahomet : "Celui qui m'obéit obéit à Dieu et celui qui me désobéit désobéit à Dieu." Difficile d'être plus clair...
C'est Mohammed VI qui le dit : la démocratie suppose que les responsables rendent des comptes. Sauf que cette disposition ne s'applique pas à lui. Allez demander des comptes au "représentant de Dieu sur terre", comme le dit l'acte d'allégeance au roi du Maroc...
Autre élément qui devrait sérieusement limiter la portée de la réforme : l'identité de ceux qui sont censés la mettre en œuvre. Au lendemain de son discours, le roi a désigné une commission de réforme de la Constitution formée, à une ou deux exceptions près (sur dix-huit membres), de hauts fonctionnaires et autres commis de l'État peu susceptibles d'indépendance.
Le président de la commission, Abdeltif Menouni, 67 ans, fait partie de cette génération de juristes recrutés dans les années 1980 par Driss Basri, l'ancien homme fort du régime, pour justifier le despotisme d'Hassan II. Expert en droit constitutionnel, l'homme s'était révélé doué dans cet exercice. Il expliquait ainsi la notion de prérogative royale comme "le pouvoir discrétionnaire du monarque d'agir pour le bien de l'Etat en l'absence d'une disposition constitutionnelle ou bien par une interprétation personnelle de celle-ci". On l'imagine mal aujourd'hui, à l'apogée de sa carrière, déconstruire ces "prérogatives" autocratiques qu'il a lui même définies.
Malgré son discours à clés et sa commission peu crédible, Mohammed VI s'est mis en grande difficulté. Quel que soit le contenu du projet final de nouvelle Constitution, il devra être validé par référendum. Ne serait-ce que pour cela, le roi sera obligé d'ouvrir le système d'une manière ou d'une autre. Le simple fait d'accepter que les partisans du "non" puissent s'exprimer librement sur les médias publics consistera déjà à affaiblir le concept, censément intouchable, de sacralité royale. Comment admettre que les Marocains puissent refuser un texte proposé par le commandeur des croyants ? Mise sous pression par la rue, la monarchie est en train d'atteindre son ultime contradiction : entre la démocratie et la sacralité, elle devra choisir.
Pas forcément consciente de ces enjeux politiques profonds, la rue, elle, attend des signes tangibles de changement. Déjà, la répression d'un sit-in pacifique à Casablanca, le 13 mars, a fait naître le doute. Pourquoi cette violence, quelques jours à peine après que le roi eut promis la démocratie ? Et s'il n'était pas sincère ?
Tous les regards sont désormais braqués sur le dimanche 20 mars, date annoncée des prochaines manifestations de masse. L'État ne semble disposer d'aucune bonne option. S'il décide de tomber le masque en réprimant brutalement la foule, le risque d'escalade est élevé. Hantise des autorités, le roi lui-même risquerait de ne plus être épargné par les manifestants, ce qui ouvrirait le champ à un scénario à l'égyptienne.
Si, au contraire, l'Etat lève le pied et laisse les manifestations se dérouler sans encombre, cela encouragera les gens à descendre encore plus dans la rue et à intensifier la pression.
Tôt ou tard, Mohammed VI devra lâcher du lest à nouveau. Jusqu'à quand et jusqu'à quel point ? Difficile à prédire, tant la situation est mouvante et incertaine... Une chose est sûre : la boîte de Pandore démocratique est ouverte, et plus rien ne la refermera.
Ahmed Benchemsi, fondateur du magazine "TelQuel" et chercheur à l'université de Stanford (Etats-Unis)
Article paru dans l'édition du 16.03.11
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