Par Clémentine Métenier, 15/2/2016
Au Bhoutan, petit pays au cœur de l’Himalaya, l’heure
est au bilan. On y célèbre l’anniversaire du roi qui, voilà quarante
ans, inventa une philosophie nouvelle, le Bonheur national brut (BNB),
qui interpelle aujourd’hui le monde entier. Au-delà d’une volonté de
rendre plus heureux ses habitants, le BNB vient questionner pratiques et
croyances occidentales et donne à réfléchir sur de nouveaux paradigmes
de développement. Reportage.
Avez-vous accès à l’électricité ?
Combien de prières faites-vous par jour ? Possédez-vous une télévision
couleur ? Les membres de votre famille prennent-ils soin les uns des
autres ? Sentez-vous que vous avez le droit de vous exprimer librement ?
Depuis 2006, 148 questions permettent au Bhoutan, petit pays situé au cœur de l’Himalaya, de mesurer le bien-être de sa population à travers
un indicateur : le Bonheur national brut (BNB). Dans le cadre de la
cinquième conférence internationale sur le BNB qui s’est tenue en
novembre dernier, le Center for Bhutan Studies (CBS)
a livré les résultats du deuxième sondage mené auprès de 7 153
Bhoutanais, choisis parmi les quelque 700 000 habitants d’un pays qui
fait la taille de la Suisse.
La mise à jour de cet indicateur révèle que 43,4 % des Bhoutanais sont « très heureux » ou « profondément heureux ».
Plus précisément, ils sont plus heureux en zone urbaine qu’en zone
rurale, les hommes davantage que les femmes et les célibataires plus que
les couples mariés. Pendant six mois, une centaine de « sondeurs » a
sillonné le pays à la rencontre des habitants pour mesurer leur niveau
d’éducation, leur revenu, leur lien avec les autres villageois, le temps
qu’ils passent à dormir ou encore leur prise de conscience de
l’importance du recyclage… Karma Ura, directeur du CBS, explique :
« Nous voulons savoir comment les gens expérimentent le bien vivre et comment ils sont affectés par le développement. Le “bonheur” est un concept très complexe. Mieux on le comprend, plus on peut être attentif au sein du gouvernement à améliorer le sort des individus. »
Ces chiffres, bien que très subjectifs, ont en effet pour vocation d’orienter une vision de société. « Le bien-être des populations est plus important que le développement économique du pays. »
C’est par ces propos tenus en 1979 que le quatrième roi du Bhoutan,
Jigme Singye Wangchuck, formula la philosophie du Bonheur national brut,
pour guider son pays. L’indicateur, créé deux
décennies plus tard, repose sur neuf dimensions : santé, éducation,
utilisation du temps, résilience écologique, vitalité communautaire,
bonne gouvernance, bien-être psychologique, résilience culturelle et
niveau de vie. Une seule est donc assise sur la richesse matérielle.
Un socle de valeurs spirituelles
« Nous devons réfléchir, construire et agir. »
Le discours d’ouverture de la conférence internationale prononcé par le
Premier ministre Tsering Tobgay a mis en avant les résultats de la
dernière enquête de manière prospective. L’objectif ? Avancer des pistes
concrètes de politiques à mettre en oeuvre. Car, le BNB, non assorti
d’actions concrètes, est la cible des critiques. Il est accusé d’être un
alibi de communication à l’international plutôt qu’une attention réelle
portée aux attentes de la population. C’est ce que souligne Neten
Zangmo, ex-responsable de la commission anti-corruption au gouvernement
et aujourd’hui directrice d’une ONG qui oeuvre pour l’environnement. «
Nous sommes hypocrites ! On sait tous que mettre en place le BNB est la
chose à faire. En parler est une chose, le mettre en action en est une
autre. Pourquoi est-ce si difficile ? Tout le monde doit s’atteler à sa
mise en pratique, à tout moment. » De fait, en allant à la
rencontre des habitants des villages, loin de la capitale et de
certaines formes de modernité, on constate que le BNB n’est pas porté
par les habitants en tant que tel, tout comme un Français ne saurait
définir précisément le PIB. Le quotidien est rythmé par le travail aux
champs qu’assurent autant les femmes que les hommes. La proportion de la
population vivant de l’agriculture s’élevait à plus de 93 % en 2010.
Les conditions de vie sont très rudes ; le bien-être matériel et un
confort minimal demeurent les préoccupations essentielles des
Bhoutanais. Le village de Gangtey se situe dans la vallée de Pobjhika, à
plus de 3 000 mètres d’altitude. Ici, la première route a été
construite en 1985, la télévision est arrivée en 2000, changeant la vie
des habitants. C’est le cas de Goeche Om, 60 ans. « Après 2000, le
Bhoutan a connu un énorme changement avec la télévision, la radio et
Internet. La vie des gens est devenue plus facile. Maintenant, je mets
seulement quelques heures en voiture pour aller au village voisin au
lieu d’une semaine à pied, et ça, ça me rend heureuse. » Si la
modernité occidentale est visible même dans les endroits les plus
reculés, la philosophie du bien-être, au Bhoutan, reste indissociable de
celle du bouddhisme. La vie spirituelle est mêlée à la vie quotidienne,
qui repose sur un socle de valeurs inhérentes à la culture bouddhiste :
la solidarité, la vie en communauté, un profond respect pour la nature.
Inscrit dans la Constitution de 2008, le BNB repose sur le fait que «
l’idée de bonheur puisse conduire la politique, en général, et les
comportements, en particulier, pour maintenir vivantes les valeurs de
notre civilisation ».
Questionner notre propre modèle
Ce paradigme de développement
imprégné de tradition bouddhiste questionne les 48 pays présents lors de
la conférence internationale. Pour Célina Whitaker, cofondatrice du
Collectif Richesse avec Patrick Viveret et coprésidente du réseau Fair, «
cette approche nous paraît inspirante dans sa manière de poser les
questions des “conditions de vie dignes”, base indispensable pour
envisager l’épanouissement de chacun ». Il ne s’agit donc pas de
transposer le BNB mais de s’inspirer de sa vision holistique qui est
basée sur la suffisance plutôt que sur la consommation effrénée. Des
concepts nés ailleurs dans le monde vont aussi dans ce sens : le buen vivir
en Amérique latine ou le Livelihood Sovereignty dans la région du
Mékong. En France et ailleurs en Europe, des indicateurs alternatifs (ou
complémentaires) au PIB voient peu à peu le jour pour penser la
croissance autrement. En témoigne par exemple la Loi française votée en
avril 2015 sur la prise en compte de nouveaux indicateurs de richesse
dans la définition et l’évaluation des politiques publiques. Cependant,
ce ne sont que des instruments de mesure. Le Bhoutan n’est pas exempté
de défis « modernes » à relever : le chômage des jeunes, la désertion
des campagnes, la drogue et l’alcoolisme… Pour autant, après une visite
dans ce petit laboratoire himalayen, l’envie prend de citer Nelson
Mandela : « Une vision qui ne s’accompagne pas d’acte n’est qu’un
rêve. Une action qui ne découle pas d’une vision est du temps perdu. Une
vision suivie d’actions peut changer le monde ».
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