SOURCE (photo
: Un homme debout, écrit et mis en scène par Jean-Michel Van den
Eeyden, retrace les années de prison et d’isolement de Jean-Marc Mahy
qui interprète son propre rôle, Leslie Artamonow/Théâtre de l’Ancre)
Propos recueillis par Emilie Tôn, publié le
Propos recueillis par Emilie Tôn, publié le
Jean-Marc Mahy est encore adolescent lorsqu’il plonge dans l’univers carcéral. Condamné à perpétuité pour le meurtre de deux personnes, il passe dix-neuf années derrière les barreaux dont trois en isolement au Luxembourg. De ces trois années, il en sort transformé. Il raconte.
Jean-Marc Mahy n’a que 17 ans et demi
lorsqu’il est condamné pour un vol avec violence, coups et blessures
volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Il entre
en prison en décembre 1984 et s’évade deux ans plus tard, avant de se
faire arrêter une nouvelle fois, pendant sa cavale, au Luxembourg. Cette
fois, il prend la perpétuité et est emprisonné dans le grand-duché
-dont trois ans en isolement- jusqu’en 1992, puis en Belgique jusqu’en
2003.
Depuis sa sortie de prison, Jean-Marc milite en faveur de l’abolition des cellules d’isolement.
Educateur, comédien et défenseur des droits de l’homme, il revient sur
son expérience, sa reconstruction et tente de tirer des leçons du passé.
“Trouver de tout, sauf de l’aide”
Quand je suis arrivé à la prison de Schrassig (à
quelques kilomètres de la ville de Luxembourg, NDLR), j’ai bien senti
que l’évasion et les coups que j’avais portés au gardien pour m’enfuir
n’étaient pas oubliés. A ce moment, je ne savais pas encore que j’avais
tué un gendarme. Escorté par six surveillants à travers un dédale de
couloirs, je suis amené dans “le bloc E”. Les fouilles se multiplient.
J’arrive devant une affiche sur laquelle est inscrit: “Vous rentrez
comme un lion, vous sortirez comme un mouton.” Une autre affiche,
beaucoup plus grande, s’impose avec son fond orange et ses lettres
noires: “Vous pouvez trouver de tout ici, sauf de l’aide.” J’allais
bientôt en comprendre la signification.
La cellule était très moderne et totalement
aseptisée. Dès mon entrée dans ce qui sera mon unique lieu de vie
pendant les trois années à venir, les gardiens me tapent la tête contre
la table et préviennent: “Si tu dis un mot, on te fracasse.” Je suis
encore fier lorsqu’ils m’amènent au palais de justice le lendemain
matin. Je me prends pour Jacques Mesrine jusqu’à
ce que le juge m’explique que j’ai tué un représentant des forces de
l’ordre dans l’exercice de ses fonctions. Je suis abasourdi, comme si un
poids d’une tonne m’était tombé dessus. Je comprends mieux le
traitement auquel j’ai eu droit depuis vingt-quatre heures, et déduis
aussi que ce traitement va s’intensifier et durer.
Provocation, humiliation et mise à mort
L’isolement a été pensé par l’administration
pénitentiaire avec pour but de faire mal sans frapper le détenu. Deux
étapes: d’abord pousser l’individu vers la folie, puis vers la
programmation de sa propre mort. Je suis directement passé à la deuxième étape,
après vingt jours d’isolement sans visite, sans courrier, avec cinq
fouilles musclées par jour. Ce n’était pourtant que le début.
Pour moi, chacune de ces années d’isolement a
été une phase. La première est l’année de la provocation: on te pousse à
bout et tu ne dois rien dire. La seconde est l’année de l’humiliation:
tu es comme un cafard qui rampe au ras des murs et que l’on peut écraser
d’un coup de talon. Et la dernière, c’est l’année de la mise à mort:
les murs sont noirs, c’est comme une cuisine de l’enfer où l’on prépare
le plat de la dernière chance.
Selon un chercheur américain, qui a travaillé sur l’impact de l’isolement sur le cerveau,
les zones dédiées à la douleur physique sont activées après plusieurs
années d’isolement pour déclencher la douleur psychologique. Pour moi,
c’est au cours de cette dernière année que les symptômes physiques
apparaissent: j’avance au ralenti, je suis dans la ouate, la pièce
semble bouger constamment, l’isolement est sensoriel -comme le dit Ulrike Meinhof, de la bande à Bader, que l’on a retrouvé pendue dans sa cellule après un isolement total.
Tous les jours se ressemblent. Le temps est
beaucoup plus long, le seul moyen de lutter est de se mettre en état
d’anesthésie. Comme je le dis dans Un homme debout (pièce
coécrite avec Jean Michel van Den Eeyden, metteur en scène et directeur
du Théâtre de l’Ancre à Charleroi, NDLR): “L’ennemi qu’est la solitude
est une arme terriblement dangereuse à apprivoiser pour celui qui ne
sait pas la gérer.”
A la sortie, j’étais terrorisé
Le temps est passé, mais les séquelles
restent. Quand je suis sorti de l’isolement pour retourner parmi les
autres détenus, j’ai eu peur. Je me suis retrouvé au milieu de 150
personnes qui attendaient pour aller travailler. Tous me saluaient alors
que je ne les connaissais pas, il y avait plein de voix et de visages
différents. J’étais terrorisé.
En trois ans, je n’avais été que deux fois au
préau -quatre mètres carrés, avec un grillage au-dessus- dont une fois
où j’étais persuadé que j’allais me noyer dans la pluie. Et là, dans la
cour au milieu de tout le monde, j’ai marché 25 mètres avant que mes
jambes ne lâchent. Le fait d’avoir été confiné pendant trois ans dans un
espace aussi réduit m’avait fait perdre mes repères spatiaux. Quelques
jours après, alors que je jouais au foot, j’ai tenté de frapper dans une
balle qui était trois mètres plus loin.
Militer et se reconstruire
Les choses sont doucement revenues à la
normale, mais je ne pouvais pas me taire, pas après que mon voisin de
cellule est devenu fou. Il s’est sectionné la langue avec les dents. Il
n’avait rien à faire, il ne savait pas lire et écrire alors que moi,
j’avais la culture, avec les livres et la radio. Avec Amnesty International,
nous avons dénoncé les conditions de détention inhumaines dans ces
cellules. J’ai été le premier à porter plainte en invoquant l’article 3
des droits de l’homme, sur la dignité humaine, dix autres détenus ont
suivi. Amnesty a finalement obtenu la fermeture des cellules d’isolement
de Schrassig.
Lorsque la Belgique a accepté -après de
longues négociations avec le Luxembourg- que je termine ma peine sur son
territoire, le procureur m’a averti: si je tentais de m’échapper, les
gardes avaient carte blanche pour tirer, sans sommation. Heureusement,
j’avais un autre plan: faire des études. Dans les six années qui ont
suivi, j’ai passé six diplômes.
Aujourd’hui, je me suis reconstruit. J’ai une
femme depuis onze ans, je vois régulièrement des amis et je travaille
avec une force mentale incroyable pour mettre en place des projets pour
les autres, mais j’ai beaucoup plus de mal à m’occuper de moi. J’ai
beaucoup de reconnaissance envers ceux qui ont été là pour moi. En
décembre, lorsque le documentaire Vers une inconditionnelle liberté (qui
revient sur les six derniers mois de liberté conditionnelle de
Jean-Marc, NDLR), réalisé par les Français Serge Challon et Vartan
Ohanian, a été diffusé, j’ai invité 200 personnes à le voir avec moi.
Tous sont venus. D’un point de vue humain, je suis comblé.
Une (nouvelle) vie militante
Je continue à travailler avec Amnesty, pour leur campagne “Stop torture”, notamment en soutenant Ali Aarrass,
un ressortissant belgo-marocain victime de torture dans une prison du
Maroc depuis 2010. A la fin de mon spectacle, je prends toujours le
temps de parler de son cas, puisque son seul moyen de se faire entendre
est de faire la grève de la faim, ce qui a mis à plusieurs reprises sa
vie en danger.
Le monde est parsemé de prisons qui torturent
et qui tuent. Les exceptions sont rares. Pourtant, en Écosse,
l’isolement a été entièrement repensé avec des équipes pluridisciplinaires,
des éducateurs, des psychologues, autour des individus afin d’écouter
leurs souffrances. A Schrassig, j’avais aussi un psychiatre, mais quand
cinq gardiens assistent à l’échange, ça ne fonctionne pas… Alors qu’ici,
on leur apprend à canaliser leur violence, on leur donne les clés pour
vivre parmi les autres.
L’essentiel du travail se fait aussi à l’extérieur des prisons. Depuis dix-huit mois, je travaille avec l’université de Liège sur
la représentation que l’on se fait de la prison et les clichés,
notamment auprès des collégiens et lycéens. Depuis le départ, j’avais
envie de leur poser des questions afin de déterminer ce qu’il en pensait
avant ma venue. A la question de l’alternative à la prison, sur les 600
questionnaires que j’ai lu, 200 ont répondu: “La peine de mort.”
Un autre a dit “qu’on les envoie tous en vacances”, mais il avait
probablement fumé un joint avant de remplir le questionnaire… Après
avoir vu la pièce, posé les questions qu’ils voulaient me poser, seuls
cinq maintenaient leur position. Aujourd’hui, on s’en rend compte,
parler de tout cela au travers de la pièce, c’est réellement de
l’utilité publique.
Vous pouvez suivre l’actualité de Jean-Marc Mahy sur son site Re-vivre.be.
Jean-Marc Mahy jouera Un homme debout au théâtre municipal de Charleville-Mézières le 1er mars. Le documentaire Vers une inconditionnelle liberté sera diffusé au festival Millenium de Bruxelles le mercredi 25 mars.
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