Chers amis lecteurs de solidmar,

Solidmar est fatigué ! Trop nourri ! En 8 ans d’existence il s’est goinfré de près de 14 000 articles et n’arrive plus à publier correctement les actualités. RDV sur son jumeau solidmar !

Pages

vendredi 19 février 2016

Abolir la prison, ses mécanismes et ses logiques



Les philosophes Michel Onfray et Tony Ferri, le député Noël Mamère, l'ancien président de l'Observatoire international des prisons Gabriel Mouesca, les avocats Lucie Davy et Yannis Lantheaume ou encore l'ancien détenu Philippe El Shennawy se prononcent pour que  « soit jetée aux oubliettes de l'Histoire cette maudite habitude qui permet à l'homme d'enfermer l'homme et de le tenir emmuré ». 


« Les principes qui ont fondé la prison étaient des principes philanthropiques : le délinquant, pendant son incarcération, allait réfléchir, s'amender, se régénérer. L'histoire a eu raison de ces pénibles calembredaines. On ne peut bâtir que sur une absolue rigueur intellectuelle, or l'emprisonnement repose sur l'espoir que ça ira mieux après, c'est-à-dire sur rien d'intelligible. » Lorsque Catherine Baker écrit ces mots en mars 1984, 38 600 personnes sont détenues dans les prisons françaises. Trente ans plus tard, elles sont près de 69 000 et la durée moyenne de leur incarcération a plus que doublé (de 5,5 mois en 1984 à plus de 12 mois en 2014).

Incapables de rassurer une opinion publique toujours plus demandeuse de sécurité, les politiques menées depuis un demi-siècle ont conduit à enfermer toujours davantage, l'État-providence se muant peu à peu en État-pénitence. Des plans de construction de places de prison se sont  frénétiquement succédé, leurs promoteurs garantissant invariablement la fin d’une surpopulation carcérale chronique et une humanisation des conditions de détention. De fait, la surpopulation a continué de croître parallèlement à l’extension du parc carcéral. Et en guise d’humanisation, la froide asepsie, les criardes couleurs et la surveillance électronique sont venues remplacer la crasse et les dortoirs insalubres. Mais une cage « dorée » demeure une cage. Et le détenu, ou le désormais « usager » du service public pénitentiaire, reste un hamster qui tourne dans cette cage. Pour employer son temps : rien ou presque. Parfois un travail répétitif et sous-payé. Le courrier ? Lu et contrôlé. Les visites ? Filtrées, rationnées et surveillées. En cas d'incartade : le mitard, véritable cachot où le détenu est ravalé au rang d'animal. Pour les récalcitrants, les détenus particulièrement surveillés ? L'isolement, torture blanche qui détruit peu à peu. La liste n'est jamais close. « Ce n'est pas le lieu ici de répéter ces évidences : l'incarcération rend fou, rend malade, rend dur et avide », écrivait Catherine Baker. Un paradoxe puisque « nul ne désire vivre dans un monde que d'aucuns, en prenant le risque d'enfermer des hommes, rendent plus menaçant encore qu'il ne l'est ».
La peine fondamentale du prisonnier, c'est l'écoulement inexorable d'un temps vide. C'est le sentiment de la déperdition d'un temps qui ronge le corps et l'esprit. Et le reste – surpopulation, isolement, quartier disciplinaire – n'est qu'une suite de variations sur ce thème, avec pour résultat de faire mourir à petit feu celui ou celle que la société a mis au rebut. L'emprisonné tue le temps mais c'est le temps qui le tue. Il vieillit sans avoir réellement vécu et quand il sort, on dit qu'il a fait son temps. Avoir fait son temps, c'est aussi être usé, cassé. Plus tragiquement que tout homme, le prisonnier est la carcasse du temps.
Lorsque que le temps, justement, de la sortie est venu, il lui faut alors réapprendre à vivre : réapprendre l'autonomie quand pendant des mois ou des années, il a été placé en position de dépendance pour la réalisation du moindre de ses gestes et déplacements, perdant tout libre arbitre et la possibilité d’agir sur son quotidien. Réapprendre les façons de vivre du « dehors » quand pendant si longtemps, il n'a vécu que sous les lois si particulières de l’univers carcéral. Réapprendre à aimer, à toucher quand pendant des années, il a été privé de tout contact physique. Réapprendre jusqu'à ouvrir les portes quand pendant des années, il ne les a vu que se fermer sur lui. Réapprendre enfin à s'épanouir quand pourtant, peut-être, il ne l'a jamais été.
Des instances internationales des droits de l'homme aux associations qui interviennent en milieu carcéral, en passant par l'Observatoire international des prisons, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté ou encore les quelques parlementaires qui exercent leur droit de visite, de nombreuses voix s'élèvent, depuis si longtemps, pour dénoncer la situation dans les prisons françaises. Nicolas Sarkozy considérait en son temps qu'elles n'étaient pas moins qu'une « honte pour la République ». Christiane Taubira les a décrites comme « pleines mais vides de sens ». Et alors on entend qu'il convient de les réformer, qu'il est nécessaire et urgent de repenser la prison, son rôle et ses fonctions dans le dispositif pénal, ou encore son organisation. « Le réformisme n'est pas, à proprement parler, idiot, mais impossible » estimait Catherine Baker : « Moins la prison punit, moins elle répond à sa vocation. Reprocher à la prison d'être trop pénible, c'est reprocher à un hôpital de trop bien soigner. »
La prison est par excellence ce qu'il ne faut pas tenter de réformer mais bien supprimer. En premier lieu parce que l’institution carcérale est telle que toute avancée se paye par un recul. Les avocats arrivent ainsi en commission de discipline ? S’ensuit l’instauration des régimes « différenciés », permettant d’isoler certains détenus sans passer par la procédure disciplinaire. Faire ensuite le choix de son abolition parce qu'elle porte en elle une implacable logique d'exclusion, achevant de marginaliser et de paupériser ceux qui, souvent en grande précarité, en rupture sociale et familiale, y sont envoyés. Impossible à réformer car sa violence intrinsèque génère, à l'intérieur de ceux que l'on enferme, haine et rancœur à l'égard de l'autre et de la société toute entière : autant de sentiments que tout corps social a intérêt à éviter d'engendrer. La supprimer définitivement car l’emprisonnement, toutes les études le démontrent, échoue inexorablement à prévenir la récidive et coûte à la société bien plus qu’il ne lui apporte. La détruire enfin car elle est un symbole. Appendice verrouillé de nos sociétés, elle n'est rien d'autre que le concentré de tous leurs défauts. L'isolement, la solitude et la séparation poussées à leur extrémité. Dehors, l'espace public, l'urbanisme, l'architecture, les transports ont de plus en plus des allures carcérales. Dehors encore, le travail, les relations sociales de plus en plus marquées par la marchandisation produisent enfermement, névroses et désespoir.
La France a été la première en Europe à abolir la torture malgré des esprits précautionneux qui s'exclamaient à l'époque que sans elle, la justice française serait désarmée et que les bons sujets seraient livrés aux scélérats. Elle a aussi été parmi les premiers pays du monde à abolir l'esclavage, ce crime contre l'humanité encore perpétré sur le territoire national il y a moins de 200 ans. En 1981, l'abolition de la peine de mort paraissait sociologiquement inéluctable. Alors même que la France a été l'un des derniers pays en Europe occidentale à proscrire cette négation absolue de la valeur de l’être humain, son résultat fut paradoxal. Loin de résoudre un problème moral et politique placé sous la bannière des droits de l'homme, l'abolition de la peine de mort n'a pas mis fin à une logique d'élimination, toujours à l’œuvre dans notre pays. Ceux que l'on appelle aujourd'hui les « longues peines » ne sont autres que des condamnés à une peine de mort lente, une peine de mort sociale. Venue entériner un vaste mouvement de société dans lequel la sensiblerie se dispute à l'hypocrisie, l'abolition de la peine de mort constitua ainsi moins l'avènement symbolique de la gauche que celui signant une interruption de sa pensée. Elle n'a en tous les cas mis fin ni à la mort (depuis 1977 et l'exécution du dernier condamné à mort, plus de 3 000 personnes se sont suicidées en détention), ni à la peine dans les prisons.
Nous affirmons qu'au XXIe siècle, enfermer quelqu'un, ce n'est pas le punir : c'est agir par paresse et par prolongement d'un système archaïque, dépassé et inadapté aux sociétés postmodernes. Nous exigeons que soit jetée aux oubliettes de l'Histoire cette maudite habitude qui permet à l'homme d'enfermer l'homme et de le tenir emmuré. Nous prétendons qu'il ne se passera pas longtemps avant que la prison apparaisse aux yeux des vivants comme le signe irrécusable de l’état de brutalité, d’arriération des mœurs et des sensibilités dans lequel vivait l’humanité au XXe siècle, et encore au début du XXIe. Et refusons que la Justice continue à condamner à des peines de prison en notre nom.

Philippe Bouvet, professeur d'histoire-géographie et père de détenu, Alain Cangina, président de l'association Renaître PJ2RAudrey Chenu, ex-prisonnière et auteur de Girlfight,
Lucie Davy, avocate,Philippe El Shennawy, ancien détenu, Tony Ferri, philosophe, Samuel Gautier, documentariste, Yannis Lantheaume, avocat, Jacques Lesage de La Haye, écrivain et psychologue, Le taulard inconnu, détenu dans une prison française et auteur du blog du même nom sur Rue89Lyon, Thierry Lodé, biologiste, Noël Mamère, député, Gabriel Mouesca, ancien président de l'OIP, Yann Moulier-Boutang, économiste et essayiste, Michel Onfray, philosophe,Antoine Pâris, journaliste.
  • Aucun commentaire:

    Enregistrer un commentaire