Par Morin Edgar, Le Monde du 10 février 2016
Nul
ne naît fanatique, rappelle Edgar Morin. Pour empêcher le basculement dans la
radicalité, l'enseignement devrait agir sans relâche à délivrer la connaissance,
et à repérer les illusions.
La première déclaration de l'Unesco à sa fondation avait indiqué que la
guerre se trouve d'abord dans l'esprit, et l'Unesco a voulu promouvoir une
éducation pour la paix. Mais en fait il ne peut être que banal d'enseigner que
paix vaut mieux que guerre, ce qui est évident dans les temps paisibles. Le
problème se pose quand l'esprit de guerre submerge les mentalités. Éduquer à la
paix signifie donc de lutter pour résister à l'esprit de guerre.
Cela dit, en
temps même de paix peut se développer une forme extrême de l'esprit de guerre,
qui est le fanatisme. Celui-ci porte en lui la certitude de vérité absolue, la
conviction d'agir pour la plus juste cause, et la volonté de détruire comme
ennemis ceux qui s'opposent à lui, ainsi que ceux qui font partie d'une
communauté jugée perverse ou néfaste, voire les incrédules (réputés impies).
Nous avons pu constater, dans l'histoire des sociétés humaines, de multiples
irruptions et manifestations de fanatismes religieux, nationalistes,
idéologiques. Ma propre vie a pu faire l'expérience des fanatismes nazis et des
fanatismes staliniens. Nous pouvons nous souvenir des fanatismes maoïstes, et de
ceux des petits groupes qui, dans nos pays européens, en pleine paix, ont
perpétré des attentats visant non seulement des personnes jugées responsables
des maux de la société, mais aussi indistinctement des civils ; Fraction armée
rouge (la bande à Baader) en Allemagne, Brigades noires et Brigades rouges en
Italie, indépendantistes basques en Espagne. Le mot de terrorisme est à chaque
fois employé pour dénoncer ces agissements tueurs, mais il ne témoigne que de
notre terreur et nullement de ce qui meut les auteurs d'attentats. Une structure
mentale commune. Et surtout, si diverses soient les causes auxquelles se vouent
les fanatiques, le fanatisme a partout et toujours une structure mentale
commune.
C'est pourquoi je préconise depuis vingt ans d'introduire dans nos
écoles, dès la fin du primaire et dans le secondaire, l'enseignement de ce
qu'est la connaissance, c'est-à-dire aussi l'enseignement de ce qui provoque ses
erreurs, ses illusions, ses perversions. Car la possibilité d'erreur et
d'illusion est dans la nature même de la connaissance. La connaissance première,
qui est perceptive, est toujours une traduction en code binaire dans nos réseaux
nerveux des stimuli sur nos terminaux sensoriels, puis une reconstruction
cérébrale. Les mots sont des -traductions en langage, les idées sont des
-reconstructions en systèmes. Or, comment devient-on fanatique, c'est-à-dire
enfermé dans un système clos et illusoire de perceptions et d'idées sur le monde
extérieur et sur soi-même ? Nul ne naît fanatique. Il peut le devenir
progressivement, s'il s'enferme dans des modes pervers ou illusoires de
connaissance. Il en est trois qui sont indispensables à la formation de tout
fanatisme : le réductionnisme, le manichéisme, la réification. Et l'enseignement
devrait agir sans relâche pour les énoncer, les dénoncer, et les déraciner. Car
déraciner est préventif, alors que déradicaliser vient trop tard, lorsque le
fanatisme est consolidé.
La réduction est cette propension de l'esprit à croire
connaître un tout à partir de la connaissance d'une partie. Ainsi, dans les
relations humaines superficielles, on croit connaître une personne à son
apparence, à quelques informations, ou à un trait de caractère qu'elle a
manifesté en notre présence. Là où entrent en jeu la crainte ou l'antipathie, on
réduit cette personne au pire d'elle-même, ou au contraire, là où entrent en jeu
sympathie ou amour, on la réduit au meilleur d'elle-même. Or la réduction de ce
qui est nôtre en son meilleur et ce qui est l'autre en son pire est un trait
typique de l'esprit de guerre, et il conduit au fanatisme. La réduction est
ainsi un chemin commun à l'esprit de guerre et surtout à son développement en
temps de paix qui est le fanatisme.
Du réductionnisme au manichéisme
Le
manichéisme se propage et se développe dans le sillage du réductionnisme. Il n'y
a plus que la lutte du Bien absolu contre le Mal absolu. Il pousse à
l'absolutisme la vision unilatérale du réductionnisme, il devient vision du
monde dans laquelle le manichéisme aveugle cherche à frapper par tous les moyens
les suppôts du mal, ce qui du reste favorise le manichéisme de l'ennemi. Il faut
donc que pour l'ennemi notre société soit la pire et que ses ressortissants
soient les pires pour qu'il soit justifié dans son désir de meurtre et de
destruction. Il advient alors que, menacés, nous considérons comme le pire de
l'humanité l'ennemi qui nous attaque, et nous entrons nous-mêmes plus ou moins
profondément dans le manichéisme. Il faut encore un autre ingrédient, que
sécrète l'esprit humain, pour arriver au fanatisme. Celui-ci peut être nommé
réification : les esprits d'une communauté sécrètent des idéologies ou visions
du monde, comme -elles sécrètent des dieux, qui alors prennent une réalité
formidable et supérieure. L'idéologie ou la croyance religieuse, en masquant le
réel, devient pour l'esprit fanatique le vrai réel. Le mythe, le Dieu, bien que
sécrété par les esprits humains, deviennent tout-puissants sur ces esprits et
leur ordonnent soumission, sacrifice, meurtre. Tout cela s'est sans cesse
manifesté et n'est pas une originalité propre à l'islam. Il a trouvé depuis
quelques décennies, avec le dépérissement des fanatismes révolutionnaires
(eux-mêmes animés par une foi ardente dans un salut terrestre) un terreau de
développement dans un monde arabo-islamique passé d'une antique grandeur à
l'abaissement et à l'humiliation. Mais l'exemple de jeunes Français d'origine
chrétienne passés à l'islamisme montre que le besoin peut se fixer sur une Foi
qui apporte la Vérité absolue. En fait, plusieurs sources diverses créent des
courants qui peuvent converger sur le " daechisme " : ce ne sont pas les jeunes
-rejetés ou ghettoïsés d'origine islamique de nos pays européens, ce sont aussi
des désespérés sans croyance dans le nihilisme ambiant et qui trouvent enfin
dans la conversion leur Vérité, ce sont aussi des dogmatiques doctrinaires qui
donnent les justifications et les condamnations, ce sont aussi des chercheurs de
ferveur et de communauté qui ont remplacé la Foi révolutionnaire dans une Foi
restauratrice. Nous ne voulons voir que la cruauté et la monstruosité de
l'organisation État islamique, mais eux voient la cruauté et l'inhumanité de la
guerre des drones et des missiles, ils voient la continuation, par nos
interventions militaires au Moyen-Orient, de notre colonialisme, ils voient le
pouvoir de l'argent et le vide moral d'une civilisation qu'ils veulent fuir et
détruire pour un monde nouveau -ordonné par Dieu. La fin justifie les moyens :
cette maxime -archiconnue et dont nous sommes maintenant écœurés exalte les
nouveaux fanatiques. Il nous semble aujourd'hui plus que nécessaire, vital,
d'intégrer dans notre enseignement dès le primaire et jusqu'à l'université, la "
connaissance de la connaissance ", qui permet de faire détecter aux âges
adolescents où l'esprit se forme, les perversions et risques d'illusions, et
d'opposer à la réduction, au manichéisme, à la réification, une connaissance
capable de relier tous les aspects divers, voire antagonistes, d'une même
réalité, de reconnaître les complexités au sein d'une même personne, d'une même
société, d'une même civilisation. En bref, le talon d'Achille dans notre esprit
est ce que nous croyons avoir le mieux développé et qui est en fait le plus
sujet à l'aveuglement : la connaissance. En réformant la connaissance, nous nous
donnons les moyens de reconnaître les aveuglements auxquels conduit l'esprit de
guerre et de prévenir en partie chez les adolescents les processus qui
conduisent au fanatisme. A cela il faut ajouter l'enseignement de la
compréhension d'autrui, et l'enseignement à affronter l'incertitude. Tout n'est
pas résolu pour autant : reste le besoin de foi, d'aventure, d'exaltation. Notre
société n'apporte rien de cela, que nous trouvons seulement dans nos vies
privées, dans nos amours, fraternités, communions temporaires. Un idéal de
consommation, de supermarché, de gain, de productivité, de PIB ne peut
satisfaire les aspirations les plus profondes de l'être humain, qui sont de se
réaliser comme personne au sein d'une communauté solidaire.
Crise planétaire
D'autre part, nous sommes entrés dans des temps d'incertitude et de précarité,
dus non seulement à la crise économique, mais à -notre crise de civilisation et
à la crise planétaire, où l'humanité est menacée d'énormes périls. L'incertitude
sécrète l'angoisse, et alors l'esprit cherche la sécurité psychique, soit en se
refermant sur son identité ethnique ou nationale puisque le péril est censé
venir de l'extérieur, soit sur une promesse de salut qu'apporte la foi
religieuse.
C'est ici qu'un humanisme régénéré pourrait apporter la prise de
conscience de la communauté de destin qui unit en fait tous les humains, le
sentiment d'appartenance à -notre patrie terrestre, le sentiment d'appartenance
à l'aventure extraordinaire et incertaine de l'humanité, avec ses chances et ses
périls. C'est ici que l'on peut révéler ce que chacun porte en lui-même, mais
occulté par la superficialité de notre civilisation présente ; que l'on peut
avoir foi en l'amour et en la fraternité, qui sont nos besoins profonds, que
cette foi est exaltante, qu'elle permet -d'affronter les incertitudes et de
refouler les angoisses.
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