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mercredi 11 février 2015

Exclusif. Le phénomène Daech expliqué par Fethi Benslama


Le Pr Fethi Benslama est une autorité dans le domaine de l’étude du radicalisme et de ses effets et plus généralement dans l’évolution socio-psychologique des populations arabo-musulmanes.
Spécialiste  en psychopathologie et enseignant à l’Université Paris-Diderot, c’est un penseur et un intellectuel engagé en faveur des libertés individuelles et de la modernité.
 Il livre pour Médias 24 une lecture et analyse éclairée sur le déferlement de la violence qui sévit au sein des groupuscules terroristes dans le monde arabo-musulman. 

- Devant le déferlement de la violence dans le monde arabo-musulman et maintenant en Europe, nous nous sentons perdus, nos repères s’effritent. Le monde connu est-il en train de s'écrouler ou nous dirigeons-nous vers une simple transition d’une grande violence?
 - La violence ne date pas d’aujourd’hui dans le monde musulman.
Il est entré dans une guerre civile depuis un demi-siècle environ. L’islamisme violent est monté en puissance sans cesse.
Nous savons aujourd’hui pourquoi et comment il a été rendu possible sur le plan financier, organisationnel, géopolitique. Les responsabilités et les complicités sont avérées. Nous sommes dans la dernière phase de la destruction des États et pas seulement avec des actes de terrorisme chronique.
Le terrorisme continue à exister bien sûr en changeant de forme, mais il y a aujourd’hui des armées de plusieurs milliers d’hommes avec du matériel de guerre lourd, qui veulent conquérir des pays entiers. Ça ne se fait pas tout seul, il y a des stratégies qui ont conduit à cette situation, dans certains cas en voulant ce résultat et dans d’autres à cause d’erreurs de calculs.
Sur le plan idéologique, les semences de cette guerre civile remontent au premier quart du XXe siècle, lorsque l’État turc a été laïcisé et le califat aboli. La théorisation islamiste a vu le jour en réaction à cet événement et d’une manière générale contre la diffusion du projet des Lumières modernes.
Les anti-Lumières ont proliféré sur le fond d’une catastrophe démographique inédite, aux conséquences sociales et politiques que nous vivons aujourd’hui. Tous les ans, un million d’enfants naissent en Égypte pour ne prendre que cet exemple dans le monde arabe. Des masses humaines sont laissées en déshérence, c’est le terreau à toutes les violences.



- Les terribles attentats de Paris ainsi que les crimes répétés perpétrés par des groupuscules extrémistes mettent sur le devant de la scène une violence exacerbée, barbare. Comment ce passage à l’acte violent est-il appréhendé et commis?
- Les attentats de Paris sont des représailles par rapport à l’engagement de la France dans la guerre contre le jihadisme sur plusieurs champs de bataille.
Ceux qui l’ont commis sont des guerriers entraînés qui l’ont fait sur ordre et au moment voulu. Les loups solitaires qui agissent de leur propre chef sont peu nombreux, en général ils sont en service commandé. En l’occurrence, le choix des cibles vise à apparaître comme les chevaliers vengeurs de l’outrage supposé au prophète et des juifs assimilés à la politique israélienne.
Le but est de prendre en otage les musulmans, d’accroître la haine contre eux, afin d’en rallier une partie au moins à la cause du jihadisme. La guerre civile et le chaos sont toujours le but des mouvements islamistes radicaux. C’est théorisé dans leurs écrits.
 - Nous sommes abasourdis par le calme, le sang-froid, la cruauté de Da’ech et de ses partisans ainsi que par l'accumulation de haine que l'on décèle dans leurs comportements. Comment expliquer cela? Nous avons l'impression de sombrer dans l'inhumanité...
- Des atrocités comparables ont été commises ailleurs, par exemple en Algérie. La différence c’est bien sûr l’étendue du territoire et des populations contrôlées avec l’effondrement des États ici et là.
Il s’agit de génocides et de crimes contre l’humanité, puisque les actes visent des groupes particuliers tels que les yazidis ou les chiites du fait de leur naissance.
Mais l’élément vraiment nouveau, c’est la communication à travers des vidéos mettant en scène la cruauté la plus radicale: égorger lentement, brûler, etc. En général, les génocidaires essayent de cacher leurs actes, là ils montrent et revendiquent.
Cette monstration des monstruosités est calculée, elle veut laisser croire à la toute puissance de ces groupes et dissuader toute résistance. Sur le plan individuel, il faut savoir que le processus de radicalisation, et pas seulement dans le cas des jihadistes, conduit à une désensibilisation progressive à l’empathie pour autrui, jusqu’à la négation de l’humanité du prochain, ce qui permet de le traiter comme un animal ou une chose.
 - Que doivent faire les musulmans? Ont-ils une responsabilité pour contrer ce phénomène de terrorisme? 
- Il faut bien que les musulmans cessent de nier que ce qui se passe là vient aussi de l’islam, d’un certain rapport rendu possible par des textes et par des paroles tenues au nom de l’islam.
Il faut que les musulmans tranchent tout lien à ce qui peut permettre cette horreur. Il y a un travail à faire par de nouveaux théologiens éclairés, des imams instruits, des croyants qui acceptent la liberté de conscience comme fondement de la foi.  Que l’accusation d’apostasie qui autorise la mise à mort doit être abolie, que l’on doit renoncer à des notions comme l’islam «dîn wa dawla», car elle est totalitaire, etc.
Il faut assécher le marécage, ce qui redonnera aux musulmans de nouveaux espaces de liberté et de créativité. Personne ne peut le faire à leur place.
 - Peut-on estimer que cette violence s’apparente à une manifestation de revendication identitaire ?
- A la racine, il y a le mythe identitaire de l’islamisme qui est un effet de la décomposition de l’institution religieuse traditionnelle de l’islam dans sa rencontre avec la modernité.
A cela, il faut ajouter la violence exercée sur les populations dans le monde musulman au nom d’un autre discours identitaire, que ce soit par leurs gouvernants ou par des interventions militaires extérieures. L’identité devient ce au nom de quoi on se fait justice.
Il y a aussi les intérêts individuels, collectifs, étatiques qui font que l’identité est convertible en rétributions de toutes sortes et sur toute l’échelle des acteurs. Il y a les rétributions narcissiques, celle de devenir un héros, un chevalier de la vengeance, alors qu’on a bien trempé dans la délinquance, voire dans le crime. On anoblit ses pulsions agressives ou meurtrières par le radicalisme identitaire. Il y a aussi des rétributions matérielles et économiques, c’est connu, l’engagement dans le radicalisme est payé de diverses manières.

 -Serait-ce une revendication face au sentiment de stigmatisation ressenti par une communauté «exclue» de l’unité nationale mise en avant en Hexagone? La France aurait-elle «raté» l’intégration des Français d’origine étrangère?
- Il n’existe pas de communauté musulmane en France. Les Musulmans dans ce pays sont divers par leurs nationalités et par leur culture régionale: Maghreb, Moyen-Orient, Asie, Afrique noire, Pakistan, etc. Même lorsqu’ils appartiennent à la même nationalité, ils ne font pas communauté.
Quant à l’intégration, il est faux de dire qu’elle ne marche pas. Il y a une partie des migrants qui vit dans des conditions socio-économiques comparables aux classes autochtones défavorisées. La crise qui sévit désintègre des autochtones en masse. 12% de la population française est aujourd’hui sous le seuil économique de la pauvreté. Les discriminations frappent les plus démunis des migrants. Il y a une centaine de quartiers en France qui sont en marge de la république.
Pour une autre partie importante des migrants, l’ascenseur social a pleinement fonctionné. D’après des études sérieuses, les migrants du Maghreb sont ceux qui se sont les mieux intégrés de toute l’histoire de l’immigration en France. Mieux que les Portugais par exemple. Des femmes et des hommes du Maghreb très nombreux ont pris place dans tous les secteurs de la vie économiques et sociale et parfois au plus haut niveau.
 -Des mouvements de protestation inédits ont éclos en Tchétchénie suite à la parution du dernier numéro de Charlie Hebdo présentant une nouvelle caricature du Prophète; des attentats tragiques commis par Boko Haram émaillent l’actualité nigériane, etc. Ces actes violents s’apparentent-ils à des prétextes pour exprimer un rejet grandissant de l’Occident?
- Ce qui se passe est multifactoriel.
Il y a les privations, les frustrations, les sentiments d’offense, les manipulations de toutes sortes par des États ou des groupes, il y a la haine de soi et de l’autre.
Il faut examiner chaque cas pour voir la composition particulière de cet algorithme de la violence, mais tout cela n’est pas possible si «le musulman» n’est pas aujourd’hui un être à la dérive: pour lui, ce qui était n’est plus et pas encore ce qui arrive.
Cet entre-deux est l’antre de toutes les monstruosités. Seule une petite classe de privilégiés peut passer par dessus la brèche des temps. Il y a une injustice historique qui se produit lorsqu’il y a des mutations historiques ou écologiques. L’animal humain ne disparaît pas en silence, il agonise, enrage, se venge.

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