Ce n’est qu’après de longues années de regards passifs et familiers
sur les rues de notre pays que l’on finit enfin par y déceler ces
trésors de scènes presque anachroniques dont elles débordent.
Tout d’abord, le balayeur de rues, celui qui manie poétiquement de
grandes et élégantes feuilles de palmiers et qui soulève sur son passage
des nuées de poussières et de souvenirs. Notre passage rapide en
voiture nous offre tout de même le temps de poser un regard illuminé sur
cette scène de parade amoureuse digne des plus grands films indiens ou
autres ballets classiques.
L’autre acteur principal de la pièce, dont les apparitions sont, pour
sa part, plus courtes et plus rares, n’a rien à envier dans sa
singularité à notre valseur-balayeur. Il s’agit de celui que l’on
appelle communément le commis de « Moul lpisseri» ou Bras de droit de
Lahcen, celui qui livre toutes sortes de choses à travers la ville avec
le même entrain et la même allure vagabonde et décomplexée. Sa livraison
phare est cette ronde et lourde chose bleue nommée «Bouta» ou «
Boutagaz» pour les puristes linguistes de la darija marocaine. Cet être
particulier qui semble avoir un passe au-dessus des lois routières, et
qui traverse sans prévenir rues et boulevards, s’affaire à pousser
vaillamment son petit chariot, pour livrer sa belle, sa bien-aimée, sa
bouta, dont il se soucie comme d’une mariée dont on va donner la main.
Mais celui qui cristallise sans aucun doute toute la beauté de
l’absurde marocain, celui dont la présence se démultiplie à l’infini à
travers toute la ville, celui qu’on ne présente plus et qui se présente à
vous en accostant sans transition les fenêtres de vos automobiles est
le fameux gardien de voitures.
Partout où vous irez il sera, dans les ruelles les plus profondes de
Casablanca, dans les impasses, les culs-de-sac, les rues cachées, celles
abandonnées, à demi-construites, et ne faites pas même confiance aux
routes pistées car là où un bout de trottoir il y aura, notre cher
dresseur de roues sera. N’essayez donc jamais de semer sa présence, car
cet être venu d’ailleurs, de cette Gardiane Planet qui remplace
désormais Pluton, est capable des plus beaux sprints derrière votre
voiture en cas d’oubli, disons involontaire, de sa rétribution. Vous ne
verrez de lui depuis votre rétroviseur que la magnifique blouse bleue
dansant avec le vent et la vitesse.
Ce surhomme a su repeindre tous les trottoirs jaunes en blancs par la
seule force de la pensée et de la supputation pour l’amour du
stationnement, et a rendu presque irrationnelle l’utilisation du
parcmètre.
Il est celui qui a décidé de garder toute la monnaie gagnée dans une
seule poche musicale qu’il raffole de faire tinter et celui dont le
remix s’appelle « Braqui, Braqui, Braqui, safi hbess».
Il est le coach du créneau, celui qui refera naître en vous l’envie
de garer votre voiture et qui redonnera de l’entrain à vos marches
arrière.
Autre mais tout aussi fascinant, le 3essass ou la mère juive du
quartier, celui qu’on soupçonne d’avoir un immense tableau des heures
d’entrée et de sortie des gens du coin, un trombinoscope des invités
selon la fréquence de visite et peut être même un book des
immatriculations des voitures restées sans identité, car le 3essass a
une sainte horreur de ne pas savoir. Gardien de vos maisons et de votre
moralité, il est cette mère poule et étouffante dont nous avons tous
rêvé.
Puis arrive le semssar, celui qui sait simultanément quand est ce que
votre titre foncier sortira à la commune et combien coûterait une femme
de ménage pour le mois en basse saison. Il est celui qui ne se charge
que des informations collatérales, sans cohérence aucune, spécialisé
dans les débris informationnels et dans toutes les infos qui servent du
rayon « infos qui ne servent à rien».
Last but not least, Mr Bi3, notre Mr Bean local, vocaliste et
castafiore, il criera d’un son presque électronique tout ce que vos
oreilles désireront entendre en plus des classiques «Jabil» et « wa
lbayd».
Comme les personnages d’un théâtre à ciel ouvert en perpétuelle
représentation dont on a arbitrairement distribué les rôles à travers la
ville, les êtres que l’on vous présente ici sont bel et bien tirés de
faits réels.
Asmaa El Arabi
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire