- Écrit par Abderrahim Jamai, 9/7/2013
Deux ans se sont écoulés depuis l'adoption de la nouvelle
constitution, après l'intifada de la jeunesse du 20 Février contre le
despotisme et les rituels de la corruption. Deux ans pendant lesquels
des jeunes et des moins jeunes ont déliré à n'en plus finir, pour
chanter les louanges de cette nouvelle Constitution, dont les chapitres
regorgent de droits, de libertés et de garanties.
Parce
que les Marocains aspirent à beaucoup de bonheur, au point d'aller
surfer sur les vagues de la mort en empruntant les barques de
l'immigration clandestine, ils ont fait de nombreuses lectures du texte
constitutionnel et attendu à ce jour des actions gouvernementales
concrètes pour le traduire en bonheur, aussi éphémère soit-il, en
transformant ses principes en règles, textes et dispositions agissantes
qui créent le sentiment que quelque chose a vraiment changé dans la vie
du citoyen, que la routine est brisée, et qu'il y a une mobilisation
collective en mesure de nous arracher de la misère, aussi bien sur le
plan politique que celui des droits et humains.
La situation du Maroc est bien mauvaise et la Constitution du Maroc
est gelée. Nous sommes dans un état d'exception. Le citoyen vit plus que
jamais dans la crainte et l'angoisse. Quelle est notre perception de
cette situation et quelles sont ses faces les plus sombres ?
L'article 6 de la Constitution qui prévoit que tous, personnes
physiques et morales y compris les pouvoirs publics, sont égaux devant
la loi et sont tenus de s'y soumettre. Cet article est gelé car l'Etat
pratique l'abus de pouvoir et refuse de se conformer à la loi et à la
faire respecter en donnant l'exemple au citoyen.
L'Etat refuse souvent
d'appliquer les décisions de justice, et applique la loi de façon
sélective, selon le statut social, financier ou la position hiérarchique
du concerné. Un exemple criant est son refus d'ouvrir une enquête dans
l'affaire des échanges de primes entre l'ancien ministre des Finances et
le Trésorier Général du royaume.
Comme les articles 12 et 13 sont tout aussi gelés, les associations
et les organisations non gouvernementales ne bénéficient pas du droit de
préparer les décisions et les projets dans le cadre de la démocratie
participative et il n'y a pas de texte qui lui garantit ce droit. De
même, rien ne lui donne la possibilité de partenariat avec les pouvoirs
publics dans l'élaboration des politiques publiques et leur mise en
œuvre.
Le citoyen demeure privé de son droit de présenter des motions
législatives ou présenter des pétitions aux autorités, conformément aux
articles 14 et 15 de la Constitution.
Les jeunes filles et les jeunes garçons sont toujours menacés dans
leur vie, dans leur sécurité physique et leur santé, leur sécurité
alimentaire et celle de leur l'environnement. Les femmes ayant droits à
des terres collectives en sont toujours privées, et les femmes
domestiques de maison sont toujours exploitées et subissent
l'humiliation, l'inégalité et ce qui tue leur dignité, à savoir la
discrimination de la part de l'État et du pouvoir, contrairement à
l'article 19 de la Constitution.
Ne parlons pas du droit à la vie, qui végète encore en bas de
l'échelle de la protection juridique par le maintien de la peine de mort
dans les textes et dans les jugements, en dépit de l'article 20, tandis
que la torture, l'atteinte à la sécurité physique, les traitements
cruels, l'arrestation illégale et arbitraire et la détention dans des
lieux secrets, sont tous des actes encore pratiqués par ceux qui sont
payés pour appliquer la loi, de même que la présomption d'innocence est
violée par ceux dont la responsabilité est de la protéger et la
garantir. Les prisons et les centres pénitentiaires sont encore le
théâtre d'abus et de violations des droits, comme si l'article 23 de la
Constitution n'existait pas.
La liberté d'opinion et d'expression, et avec elles les
professionnels des médias, subissent les pressions et les humiliations,
sans parler des poursuites judiciaires en particulier lorsque les
sensibilités du pouvoir sont dans l'équation, et ce malgré l'article 25
de la Constitution.
L'information est encore un tabou pour le citoyen qui ne peut
toujours pas l'obtenir de la part des institutions et administrations,
en dépit de l'article 27.
Contrairement à l'article 29, le droit de grève est bafoué et soumis à des contraintes.
Il existe encore des zones du Maroc où les citoyennes et les citoyens
ne connaissent pas le goût de l'eau potable ni les bienfaits de
l'électricité, certains vivent même sans un plafond qui les protège
contre la neige en hiver, ni route goudronnée, ni soins médicaux, ni
travail, ni salaire, contrairement aux dispositions de l'article 31.
En dépit de l'article 33 de la Constitution, de nombreux jeunes
restent marginalisés sans travail et sans perspective d'intégration
sociale, et sont généreusement bastonnés par les forces de l'ordre sur
la voie publique, sans que les responsables sécuritaires des
bastonnades, humiliations et autres agressions ne rendent compte de leur
abus.
L'abus de pouvoir et le trafic d'influence et de privilèges
sont monnaie courante au sein des centres d'influence politique et
économique. Le manque d'intégrité morale et la corruption entachent les
passations de marchés dans tous les secteurs, au vu et au su des
citoyens et des autorités, contrairement à l'article 36.
Quant à la mise en conformité des lois marocaines avec les
conventions internationales relatives aux droits de l'homme, elle
demeure gelée dans de nombreux domaines de la vie. Certains protocoles
approuvés sont en attente de publication au Journal officiel, alors que
la procédure d'examen de la constitutionnalité des lois est suspendue,
comme est suspendue la Cour constitutionnelle elle-même, tandis que des
notions ou des institutions aussi capitales que le Pouvoir judiciaire et
le Conseil supérieur du Pouvoir judiciaire semblent otages des ténèbres
des huis clos où le pouvoir les mijote à sa guise et à son rythme ...
Voici quelques unes des manifestations de cet état d'exception que
vit notre pays. On voit bien que la Constitution est bien suspendue,
alors que c'est la loi suprême qui nous invite explicitement et invite
les autorités à la respecter et s'y conformer.
Est-il normal dans un État qui se respecte que les articles
essentiels de sa loi fondamentale soient gelés et ignorés, et que
l'autorité publique dont la mission est de la respecter, la viole au
quotidien et en public ?
Une Constitution et ses dispositions ne sont pas rédigées uniquement
pour être ostensiblement lues à l'occasion des réunions ou studieusement
citées sur les plateaux de télévision. L'intérêt et la vocation d'une
Constitution est d'être présente dans la vie pratique, c'est le
sentiment concret qu'a tout un chacun que toutes les dispositions de ce
texte sont réellement en vigueur partout et à chaque instant, et qu'il
bénéficie de toutes les garanties et tous les droits qui y sont
mentionnés. La raison d'être d'une Constitution est d'être respectée
rigoureusement et dans ses moindres détails, par l'Etat et l'autorité
publique d'abord, et par les citoyens ensuite.
Nous vivons au Maroc sous un état d'exception explicite, qui nous est
imposé, et que nous acceptons de bonne grâce sans rechigner et encore
moins protester ou dénoncer.
Il y un déficit d'institutions, comme le Conseil Supérieur du Pouvoir
Judiciaire, la Cour constitutionnelle ..., auquel s'ajoute la
confiscation d'un certain nombre de droits, en plus de l'existence
d'autorités qui n'exercent pas leur compétence et de certains droits
qui sont étouffés. En un mot, nous avons tous les ingrédients de ce que
la science politique qualifie d'état d'exception.
C'est le triste sort de la Constitution qui a permis l'espoir. A
force de s'entêter à l'ignorer et la geler, les autorités publiques ont
réduit les pauvres chapitres de cette Constitution à l'état de cadavres
juridiques qui jonchent les espaces de la vie publique, et partant de
là, ceux de la vie des citoyens.
L'Etat et les pouvoirs publics ne sont pas conscients des dangers de
cette situation dont nul ne peut prévoir les conséquences dans l'avenir.
Quoi qu'il en soit, il est de notre droit en tant que citoyens à
refuser cette situation, revendiquer qu'il y soit remédié et demander
des comptes aux responsables de cette paralysie.
Quelle est alors la différence, devant cette situation d'exception,
entre le Maroc d'avant la Constitution d'après, si l'État, deux ans
après son adoption, est incapable de créer un climat de confiance et de
foi en cette Constitution en prenant toutes les mesures pour l'appliquer
et lui donner vie? Quelle est en fin de compte la différence entre
l'état d'exception de l'année 1965 et l'état d'exception aujourd'hui?
Les jeunes du mouvement du 20 Février sont sortis pour revendiquer un
Etat de droit et des institutions. Malheureusement, après l'adoption de
la Constitution, nous sommes devenus des citoyens dans un Etat où les
lois et les institutions sont en position Off. Nous devons par
conséquent rendre un hommage posthume au penseur et professeur Driss
Benali, qui nous a quittés récemment. En effet, il considérait que le
Maroc vivait dans un état d'exception depuis 2002, d'après ce qu'il a
publié dans le journal l'Economiste en Octobre de la même année.
Abderrahim Jamai
Traduction Ahmed Benseddik
http://fr.lakome.com/index.php/chroniques/1049-est-ce-que-le-maroc-vit-en-etat-d-exception
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire