- Écrit par M'hammed Alaoui Yazidi, journaliste, 2/6/2013
L'économie de rente est-elle un levier de régulation sociale
et /ou de légitimation du pouvoir ? Est-elle consubstantielle à
l'idéologie makhzénienne ? Telle qu'elle se déploie actuellement, cette
forme d'enrichissement est-elle appelée à perdurer ? A qui incombe la
responsabilité d'extirper cette gangrène de notre tissu institutionnel ?
Est-il judicieux d'interpeller exclusivement l'institution
monarchique ? Le gouvernement dispose t-il d'un modus operandi pour
combattre ce phénomène ?
Certes, il ne faut pas procéder à l'ablation tout en laissant les
métastases. La monarchie est-elle décidée à jouer le jeu ? A jeter du
lest ? A aller jusqu'au bout de la besogne, au risque de créer un
désordre systémique ? D'entamer sa centralité ? De perdre son impérium ?
Le clair- obscur des acteurs
L'avènement de la première alternance «négociée» sous le gouvernement
Youssoufi n'a pas pu conjurer le phénomène de la rente. Son endiguement
s'est avéré une chimère, tellement les pesanteurs historiques sont
fortes. Les socialistes ont justifié cet échec par l'existence de poches
de résistance. Une manière pudique de ne pas désigner nommément le
régime. C'est le politiquement correct qui confine chez nous à la
complaisance. La seconde alternance pilotée par le PJD relèvera t- elle
le défi ? Rien n'est moins sûr.
L'approche qui a présidé à la publication des listes des «agrémentés»
de transport et des carrières relève t- elle de la politique
spectacle ? Annonce t- elle en filigrane une détermination à prendre à
bras le corps tout ce qui touche aux politiques publiques ? Et quid des
«agrémentés» ; cette classe d'intouchables, ces lobbies de la mer ? La
publication des premières listes a crée un sentiment de mal-être, de «
Hogra » au sein de la société.
Désabusés,
les Marocains attendent – avec plus ou moins de nihilisme - du
gouvernement des actions concrètes à fort impact. Le parti de la justice
et du développement a fait de l'éradication tous azimuts de la
prévarication «d'Alfasâd », un objectif nodal de sa campagne électorale.
Il s'est fixé une obligation de résultat. Imbu de la légitimité
électorale de son parti, le président du gouvernement - d'entrée de jeu-
s'est empressé d'habiter le personnage de Don Quichotte.
Quelques mois plus tard, son enthousiasme s'est étiolé. Au contact du
terrain, il s'est rétracté, au motif que les diables et crocodiles
(moulins à vent) inhibent son action. Si le PDJ cède aux compromis et à
la compromission, scénario probable, il y laissera vraisemblablement des
plumes comme l'USFP. S'amuser à secouer le nid des guêpes ne peut que
mener à l'impasse. Comme dit le philosophe allemand NIETZSCHE «Ce qui ne
nous tue pas, nous rend plus fort». Cela veut dire que l'échec du PJD
donnerait un surcroît de puissance à l'institution monarchique.
De part sa prééminence sur l'échiquier politique, la monarchie est
passée maître dans l'art d'endiguer la pression, de conjurer les
exigences, de neutraliser par absorption comme la phagocytose les
turbulences de toutes sortes émanant de son environnement. Au fil du
temps, elle a développé une capacité réactive à son environnement. C'est
la réactique. Les managers définissent ce concept comme «le temps de
réponse globale de l'entreprise, de l'Etat à des modifications de son
environnement», qu'il s'agisse de l'apparition de nouveaux besoins, de
nouveaux acteurs, etc.
Face au mouvement du 20 février, elle a fait montre d'adaptation sans
pour autant perdre son essence, sa spécificité. Elle est comparable au
roseau, qui plie mais ne rompt pas (le discours royal du 9 mars 2011).
«Tout l'art de la politique est de se servir des conjonctures », disait
le Roi soleil Louis XIV.
C'est-à- dire faire de la conjoncture une opportunité pour faire sa
mue. la constitution du 31juillet 2011 en fut le couronnement. Les
rédacteurs de cette loi fondamentale ont usé avec virtuosité du «trompe
l'œil» ; genre pictural qui donne à distance l'illusion du réel par la
magie du pinceau. (illusions d'optique). C'est un jeu simultané de
séduction et de confusion.
L'institution monarchique est par essence
hégémonique, centralisatrice et à propension égocentriste. Elle a
toujours manifesté une certaine phobie au changement. C'est dans le
génome du Makhzen. Il préfère les petits pas, la production démesurée
des institutions ; - au risque de créer de la cacophonie - les doses
homéopathiques face aux ruptures ; le jeu à somme nulle, gagnant/perdant
(pour la maîtrise de la zone d'incertitude), plutôt que le jeu à somme
positive, gagnant /gagnant.
J'en veux pour exemple la loi organique relative la nomination aux
emplois supérieurs et son décret d'application qui ont opéré un partage
qualitativement léonin entre le ROI et le chef du gouvernement. Mais ce
procédé me semble de bonne guerre. Préfigure t-il l'émergence d'un
nouveau modèle de gouvernement où la monarchie exécutive se fonderait
dans une sorte de dyarchie inégalitaire ? Un régime dyarchique
égalitaire, signifierait un Roi qui règne mais qui ne gouverne qu'à
moitié.
Le patrimonialisme et l'économie de rente :
Deux espèces d'un même genre
Deux espèces d'un même genre
L'économie de rente et le patrimonialisme forment un tout insécable.
Les deux vont de concert. Selon Max Weber (économiste allemand, 1864-
1920) le patrimonialisme est un type idéal de domination traditionnelle
qui remonte au moyen âge. Il permettait aux princes d'user et d'abuser
des ressources de leur royaume ou de leur seigneurie comme si elles
étaient leur bien personnel. Aucune différenciation n'existait entre la
sphère publique et la sphère privée. Cette pratique féodale inhérente à
l'Etat princier n'a pas épargné le système de l'empire chérifien
marocain, qui reposait sur de vieilles traditions du sultanisme. Elle y a
trouvé son biotope pour se déployer, épousant ainsi des aspects
polymorphes.
Pour Jean –François Médard (1934- 2005, ancien professeur de science
politique à l'institut d'études politiques de Bordeaux), l'un des
fondateurs de la revue internationale de politique comparée, connu pour
ses travaux sur le néo-patrimonialisme et les big-mens en
Afrique sub-saharienne, le néo-patrimonialisme est une variante du
patrimonialisme. Un modèle type hybride érigé en archétype de l'Etat
post- colonial. Il considère que les Etats africains présentent tous les
traits du patrimonialisme en termes de contrôle des ressources de
l'Etat, et ce en recourant aux mécanismes de l'allégeance et de la
soumission. Les postes de responsabilité sont transformés en aubaine, en
source d'enrichissement personnel et de promotion sociale aussi bien
pour le détenteur du poste que pour son entourage immédiat (clan, parti,
fratrie, tribu, famille). C'est le règne de la rationalité
prédatrice, qui transforme nos cols blancs en grands carnassiers, en
vautours, et en charognards. Les scandales liés aux affaires de
détournement des deniers publics dans les entreprises publiques
marocaines en donnent une atterrante idée sur ce phénomène.
Gravir les échelons de la hiérarchie administrative repose également
sur l'appartenance à un réseau et la fidélité à celui qui le contrôle.
C'est l'allégeance en strates.
La confusion entre la sphère publique et la sphère privée, entre le
politique et l'économique fonctionne selon la loi des vases
communicants. La figure du Big-men. Ce dernier se doit de jouer sur tous
les registres. Son profil est complexe, parce qu'il n'est pas aisé de
déterminer si l'on a avant tout affaire à un businessman, à un
politicien entrepreneur, ou à un leader à la tête d'une communauté, d'un
parti. La logique du big-men repose largement sur le «straddling»
(chevauchement de positions, conflits d'intérêts). In fine, le
néo-patrimonialisme correspond à une situation de dualisme où l'Etat se
caractérise par un phénomène de patrimonialisation et de
bureaucratisation (type idéal de domination rationnelle- légale. Voir
les types idéaux de Max Weber). En somme un oxymore.
La «politique du ventre» ; un autre fondamental du
néo-patrimonialisme. L'inventeur de ce concept est Jean –François
Bayart(1950), politologue et spécialiste de sociologie historique
comparée. Dans l'un de ses livres référence, «L'Etat africain : la
politique du ventre». Il cite un proverbe africain populaire pour en
donner la signification. «La chèvre broute là où elle est attachée.» Ce
paradigme désigne une manière d'exercer l'autorité avec un souci
exclusif de la satisfaction matérielle d'une minorité. La démarche
renvoie à une conception de l'appareil d'Etat, perçu comme lieu d'accès
aux richesses, aux prébendes, au pouvoir pour soi et pour les membres de
son clan. L'Etat fonctionne donc comme un rhizome(1) de réseaux
personnels.
Gros plan IN SITU
Au Maroc, le phénomène de la rente existait comme il a été dit, bien
avant l'avènement de la colonisation. Il suffit d'interroger la
sociologie historique pour s'en convaincre. Des concepts comme
l'aubaine, Al mouna, Al 'âattaya marquent toujours notre mémoire
collective. Ils renseignent sur la munificence sultanienne. D'un trait
de plume, un Sultan pouvait transformer un sujet plébéien en sujet
patricien. Le changement du statut social dépendait le plus souvent du
bon vouloir et aussi du tempérament du prince. Au fil du temps -
modernisation de l'Etat aidant -, l'économie de rente a revêtu de
nouveaux habillages.
Depuis l'indépendance du Maroc, la monarchie, pour des raisons
intrinsèquement politiques, a érigé la rente en mode de gouvernance, en
mode de redistribution des richesses. Le but non avoué ; élargir sa base
sociale, et in fine, en faire un levier d'allégeance. Il me semble que
notre culture politique a fait sienne ces deux citations de Napoléon
Bonaparte. «On gouverne mieux les hommes par leurs vices que par leurs
vertus». «Le peuple est le même partout. Quand on dore ses fers, il ne
hait pas la servitude». Qu'on se rappelle l'aphorisme de Feu Hassan II,
emprunté à François Guizot (2), lequel est devenu au fil du temps une
sorte de paradigme. S'adressant à ses généraux au lendemain du coup
d'Etat manqué de 1972 : il leur avait dit en substance. «Enrichissez-
vous». Une exhortation on ne peut plus machiavélo- pragmatique à
l'enrichissement illicite et rapide. C'est l'An I de
l'institutionnalisation «informelle» ou si vous voulez, de
l'incrustation de la prédation dans notre tissu social. Plus que ça !
C'est le début de l'anomie (à ne pas confondre avec l'anémie) ; concept
cher au sociologue français Emile Durkheim, qui se caractérise par le
délitement des valeurs morales, religieuses et civiques.
Cet effacement des valeurs fait imparablement le lit de la prédation
sociale. La loi de 2 mars 1973 sur la marocanisation a accentué cette
tendance pathologique à l'affairisme et à la prédation. Officiellement,
on voulait par l'esprit de cette législation ; favoriser la création
d'une nouvelle classe d'entrepreneurs au Maroc. Que nenni ! Mais en
fait, elle avait un objectif implicite. Les deux tentatives de coups de
1971 et 1972 ont fait vaciller le pouvoir royal. Il fallait donc jeter
du lest.
L'exonération des revenus agricoles de tout impôt direct suite à une
décision royale en 1984 va dans ce sens. Et ce malgré les
recommandations de la banque mondiale qui met en avance le principe de
la neutralité de l'impôt. On a justifié cela par les années de
sécheresse. Cette exonération qui se voulait temporaire, a été prorogée à
plusieurs reprises. Sera t- elle reconduite en 2014 ? La sécheresse est
un phénomène cyclique au Maroc. Notre climat se caractérise par
l'alternance des années de vaches grasses et celles de vaches maigres.
Les défenseurs de la fiscalisation de ce secteur, en particulier les
économistes, estiment que l'imposition des revenus agricoles n'affecte
en rien la productivité et la compétitivité du secteur, puisqu'elle
vient après calcul du résultat de l'exploitation agricole et donc des
coûts de production. La masse des petits paysans seront épargnés par la
refiscalisation de l'agriculture, puisque leurs revenus n'atteindraient
pas le seuil de l'imposition. D'ailleurs cette défiscalisation du
secteur agricole est contraire à l'article 17 de la constitution qui
dispose: «Tous supportent, en proportion de leur facultés contributives,
les charges publiques que seule la loi peut, dans les formes prévues
par la présente constitution, créer et répartir.» Nous sommes en
présence d'un cas atypique de violation de l'Etat de droit fiscal par
l'Etat lui-même. Dans le même ordre d'idées, l'article 42 énonce que
« ...le ROI chef de l'Etat veille au respect de la constitution... ».
L'agriculture bénéficie actuellement de 23 mesures dérogatoires qui
font perdre à l'Etat 3,8 Mds dh/an (Finances news hebdo du 7 février
2013).
Avec la mise en œuvre du Plan Maroc Vert, le montant des aides
publiques (subventions et primes à l'investissement) a cru d'une manière
substantielle. Les subventions représentent actuellement entre 35 et
40%. Toutes les activités et les facteurs de production sont concernés.
Système d'irrigation ( petite et moyenne hydraulique), installation de
projets de transformation de produits agricoles, d'abattage, de
conditionnement, etc. (voir L'Economiste du 18 février 2013).
Le discours officiel ne cesse de nous rebattre les oreilles avec ce
concept de gouvernance, de le répéter à tout bout de champ, à telle
enseigne qu'il est devenu un fourre tout, une auberge espagnole.
Subséquemment, une typologie pléonasmique, tautologique a vu le jour :
gouvernance économique, sociale, religieuse, médiatique, sportive,
rurale, financière, fiscale, et j'en passe. La nouvelle constitution a
accentué cette banalisation.
Commanderie des croyants et économie de rente : une osmose incestueuse
Peut-on tolérer l'économie de rente et son corollaire
l'enrichissement illicite dans un pays où l'Islam est la religion d'Etat
? Cette pratique malsaine, inique m'interpelle en tant que citoyen
libre de ce pays. Al- amrbi'lma'rûf, wa- nahy 'alâ'l- munkir ». Cette
prescription se traduit par «la commanderie du bien et le pourchas du
mal». Analogiquement, l'économie de rente ne relève t- elle pas du mal ?
Ne sommes-nous pas une nation de la Wassatiyya ? Du juste milieu ? De
la modération ? Accorder un agrément de transport ou une licence de
pêche en toute illégalité, dont la location génère pour son bénéficiaire
des dizaines de millions par mois ne peut qu'entretenir le nihilisme au
sein de notre société et pousser les gens à la radicalisation. Et que
dit notre constitution, amendée à la faveur du printemps arabe ? Elle
dispose dans son préambule «que le royaume du Maroc développe une
société où tous jouissent de l'égalité des chances ... ». D'après les
statistiques, 70% des agréments de transport sont loués. Certaines
carrières de sable, marbre, gravier, réalisent un gain de 200 000 DH par
jour. L'exploitation des carrières représente un manque annuel à gagner de 5,5 milliards de DH.
L'économie de rente selon les estimations représente entre 1,5 et 2%
du PIB. La bonne gouvernance dont se gargarise à satiété la classe
politique, devrait conduire à l'adoption d'une loi, laquelle loi
définirait les conditions d'octroi des agréments. Les cahiers des
charges sur la base desquels on accorde les agréments, n'ont aucune
valeur juridique, en plus ; ils sont ployables à volonté. Il y a presque
un consensus sur le maintien du statu quo.
Afin d'être en phase avec la lettre et l'esprit de la nouvelle
constitution, le gouvernement de Mr Benkirane, sous peine de tomber dans
la bien-pensance, devrait geler les agréments «haut de gamme» ; parce
qu'il s'agit tout bonnement de biens appartenant à la collectivité. Si
seulement ces «agrémentés» déclaraient au fisc les agréments qu'ils
louent à coup de millions par mois. Outre la scélératesse de l'économie
de rente, c'est l'évasion fiscale par excellence qui fait perdre à la
collectivité des milliards de dollars par an.
Quelque soit son substrat social, l'agrément est un acte
anti-citoyen. L'assistanat par l'octroi de ce privilège ne constitue
aucunement une panacée contre les inégalités sociales, un rempart contre
la précarité sociale. L'économie de rente segmentarise la
population, institutionnalise une citoyenneté à plusieurs vitesses,
fragilise les liens sociaux et du coup, le sentiment d'appartenance
citoyenne à son pays.
M'hammed Alaoui Yazidi, journaliste
(1) Un rhizome est une tige, souvent souterraine,
allongée et horizontale ou oblique d'une plante s'étendant
habituellement à la surface du sol, ou dessous, capable de produire de
nouvelles plantes à partir de ses bourgeons. Plus qu'une métaphore,
l'expression est bel et bien une image parlante de la réalité.
(2) chef du gouvernement sous la monarchie de juillet 1830-1848 et dont le souverain fut Louis-Philippe Ier
http://fr.lakome.com/index.php/chroniques/872-le-systeme-de-rente-au-maroc-la-gangrene-et-ses-metastases
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