Qu’y
a t-il de mal à trouver le beau là où l’auteur ne le mettait pas? Nous
rencontrons tous le merveilleux par hasard. La création, nous ne faisons
que l’amorcer, elle devient indépendante du créateur et s’invente une
vie propre dès qu’elle étend ses ailes au bord du nid qui l’a conçue.
En lisant cette œuvre de Mahi Binebine, on y décèle des suggestions de
beautés cachées, des allées insoupçonnés qu’on hésite à emprunter de
peur qu’elles ne soient que mirages fruits d’une imagination trop
vagabonde.
En des temps médiévaux où la censure était quasi-légitime, où l’on
pouvait avoir des droits de vie et de mort sur les individus sans une
once de questionnement, des auteurs comme Jean de Lafontaine usaient de
fables pour exprimer des idées trop courageuses pouvant leur valoir le
couperet.
Mahi Binebine pour sa part , me semble-t-il, ne va pas jusqu’à
ces retranchements, et peut être que de telles pratiques ne sont plus
d’actualité, mais il faudrait quand même que son écrit puisse se lire
au Maroc, a contrario du Dernier combat du capitaine Ni’mat et
autres que la main de la censure n’a pas épargnés. Ce descendant de la
ville ocre, doublé d’un peintre et sculpteur chevronné, use en guise de
subterfuge d’un parallélisme presque flagrant, entre qui et quoi, les
lignes qui suivront vous aideront à le deviner.
L’œuvre est amorcée avec une originalité déconcertante : c’est p’tit
pain – le bébé- qui narre et s’exprime d’une manière aussi mâture qu’un
adulte ayant longtemps bourlingué dans les méandres de l’existence. Il a
un moule de sage que seule la privation peut façonner. Cela rappelle
cette citation de Shakespeare ‘‘So wise so young, they say do never live
long ’’*. P’tit pain, lui, vivra relativement longtemps et les
péripéties de son existence serviront de fond pour une panoplie de
messages conviés par le truchement d’insinuations par ci par la qui
donnent à l’œuvre un charme inédit.
La mendicité, honnie et avilie de tous temps et tous azimuts
confondus, est élevée au rang d’un art avec règles et excès, en bonne et
due forme. P’tit pain, virtuose de cet art improvisé, y trouvera un
piédestal qui l’extraira de sa nauséabonde existence vers des altitudes
insoupçonnées. De la crasse médiocrité et l’ignorance à la pseudo-
luxure et l’éveil culturel, il n’aura fallu qu’un ‘‘roumi’’ aux allures
de mentor quoique sa perversité : Un clin d’œil aux défenseurs de cette
aberration selon laquelle ‘‘ on était bien mieux du temps des colons,
ils auraient peut être dû rester ’’.
La présente éducation du héros donnera des ailes à son cerveau, de la
lucidité à sa perception de sa personne et de son entourage. Sa mère
choira de son olympe pour se terrer dans le mesquin apparat des hauteurs
humaines, et il s’extirpera de la masse l’entourant chez laquelle
l’éducationnel et le culturel sont les reliquats de la précarité
sociale et du mal être. Il s’élèvera vers la sphère des pseudo-nantis :
quoique sa science, il ne pouvait rien pour les siens, car il n’est pas
possible de changer ceux à qui on a ôté jusqu’à l’appétit du meilleur,
jusqu’à la volonté du changement. Il vaut peut être mieux ignorer quand
savoir et agir sont séparés de gouffres abyssaux, défiant la hardiesse
des hommes et la foi des braves. Du reste , à l’image d’un chien
savant, l’éducation de p’tit pain aura aussi l’effet de booster son
pécule quotidien puisqu’en l’exhibant il s’allouait les affinités des
généreux passants.
Le portrait ainsi esquissé de P’tit pain arbore tous les traits qui
suggéreraient que celui-ci n’est autre qu’une instance d’un peuple,
marocain ou autre, aux prises avec son destin et se débattant pour se
libérer du joug oppressant des gouvernements et de la petitesse à
laquelle ceux-ci l’acculent. Estropié, amorphe et atrophié pour mieux
servir d’appât de mendicité, chien savant pour s’attirer les faveurs des
usuriers. Il a une élite illuminée mais en mal de cordes pour tirer le
lourd attelage d’un peuple en entier qui se refuse à aborder. Le
colon, tout en le déflorant, l’a quelque peu instruit et a mis les
premiers jalons pour un semblant d’essor. De la misère sur tous les
fronts, ne laissant d’autre issue que l’intervention divine, et c’est
peut être là la raison d’être du titre : le seigneur vous le rendra, ou
‘‘Hakkekoum f jenna’’* en darija.
Les similarités sont innombrables, entre P’tit pain et le peuple, et
il serait trop fastidieux de s’évertuer à toutes les énumérer, à
ceci-près qu’il ne se saurait trancher quant à l’exactitude de la
correspondance entre les deux. Tout n’est qu’hypothèse, il en va de
l’attrayant de la littérature : une œuvre, sept milliards de
possibilités…
*"so wise so young, they say never live long: littéralement: si sages aussi jeunes ne vivent pas longtemps, disent-ils.
*"hakkek f jenna": expression marocaine, se dit par exemple quand on
arrive juste après qu’on ait raté un repas et qu’il ne reste plus rien à
manger pour vous…
Lire ou relire : A lire ! Le dernier roman de Mahi Binebine : « Le Seigneur vous le rendra »
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