Par Jacob Cohen, demainonline, 15/4/2013
Jacob Cohen |
Opinion. L’autocensure consiste à « décourager » par
une menace potentielle les opposants ou ceux qui s’engageraient dans
des politiques, culturelles par exemple, qui contrarieraient le pouvoir.
Pas besoin de répression : Les gens respectent spontanément la règle.
C’est ce qui se passait sous le règne précédent. En plus de la
répression policière proprement dite.
Je croyais qu’on aurait fait des progrès depuis. Il est vrai que la
façade présente mieux. Les apparences sont sauves. Ou alors
l’autocensure est suffisamment ancrée dans les esprits et les
comportements, qu’elle en devient aussi normale qu’une formule de
politesse.
Venant au Maroc pour une conférence à El Jadida, pour le roman : « Le
destin des Sœurs Bennani-Smirès », j’avais contacté quelques
institutions pour animer des débats avec les amis de Casablanca. La
réponse avait été tout de suite enthousiaste, au point de me faire
regretter de ne rester qu’une semaine. Enfin un écrivain qui allait nous
expliquer ses engagements politiques (exposés sur les réseaux sociaux)
et une vision non-conformiste de l’histoire des relations
judéo-musulmanes (dont les lecteurs du roman « du danger de monter sur
la terrasse » en avaient eu un aperçu) !
Au départ, je souhaitais aussi mettre l’accent sur mon livre : « Le Printemps des Sayanim ». Définition : Les Sayanim
– informateurs en hébreu – sont des juifs de la diaspora qui, « par
patriotisme », acceptent de collaborer ponctuellement avec le Mossad, ou
autres institutions sionistes, leur apportant l’aide nécessaire dans le
domaine de leur compétence. Sujet sensible, même et surtout au Maroc.
Un sujet qui a passionné des centaines d’amis marocains sur les réseaux
sociaux.
Mais ces institutions culturelles ont très vite réalisé leur erreur.
Soit elles avaient entendu parler de mes écrits et trouvaient des
prétextes dilatoires. Soit elles rappelaient quelques heures plus tard,
après des recherches sur internet, et annulaient la conférence.
Le pire, je l’ai vécu avec M. Baker Saddiki, responsable de l’espace Saddiki,
Boulevard Ghandi à Casablanca. Son 1er mail du 21 décembre 2011 était
absolument enthousiaste. Grande soirée en perspective, avec médias et
large communication. Echange de mails et de documents divers. Date fixée
pour la conférence : le 26 janvier 2012. Et puis le 13 janvier, 2 jours
avant la campagne de promotion dans la presse, changement brutal.
Annulation pour cause de « travaux urgents » et durables. Quelques
personnes qui connaissent bien les lieux m’ont affirmé que le 26
janvier, à l’heure où je donnais ma conférence à l’USM de Casablanca, il
n’y avait pas de travaux particuliers sur le site de la fondation
Saddiki. Tant de pusillanimité et de bêtise !
Mais je comprends leur panique. Je ne suis pas du genre à reprendre
les « vérités » assénées par l’establishment sur l’harmonie et la
coexistence parfaites entre juifs et musulmans. Les juifs marocains ont
toujours été des sujets mineurs, au sens « arendtien » du terme. Le juif
marocain n’a pas à ouvrir sa gueule. Mais je ne suis pas un « juif de
cour », expression empruntée à Abraham Serfaty qui écrivait :
« Pourquoi suis-je le seul exilé dont on refuse le retour chez
lui, fût-ce dans les geôles du roi ? Le Maghzen ne peut et ne pouvait
tolérer que nous ayons une voix citoyenne. Le Maghzen ne date pas De Hassan II.
Le premier Mellah à Fès a été fondé par les Mérinides en 1438. Ce fut
la tutelle des juifs qui devaient rester inaudibles, sauf les juifs de
cour dont il se servait. Un juif opposant, c’est impensable. »
Ou comme M. Serge Berdugo qui se répand urbi et orbi sur cette image idyllique. Car enfin, « les faits sont têtus » disait Lénine, pourquoi
99,5% des juifs marocains sont partis et continuent à partir ? Pourquoi
tous les bacheliers juifs, depuis 40 ans, vont étudier à l’étranger et
ne reviennent plus ?
Et voilà par exemple une autre vérité qu’on n’aime pas entendre. Abraham Serfaty : « Je dis que la campagne menée dans les journaux de l’Istiqlal
en 1961 et qui fut rééditée en 1967 était du racisme. Elle alimentait
fortement les desseins de la bourgeoisie juive et du sionisme. »
La population juive au Maroc, qui se réduit comme peau de chagrin
chaque année, sert plutôt de vitrine pour l’extérieur, de faire-valoir
pour une coexistence artificielle. Voilà ce que disait Simon Lévy dans une interview en 2011 :
Vous avez évoqué tantôt une sorte de marginalisation à l’égard des juifs marocains…
« Il s’agit en effet d’une décision politique. Un historien a
remarqué en 2000 qu’il n’y avait aucune mention de toute une partie des
Marocains (l’héritage juif) dans les manuels scolaires des enfants
pendant 33 ans. Dans ce cas, comment voulez-vous que cette génération
s’identifie ou reconnaisse une composante importante de son histoire et
de son identité? Malheureusement, tout ce que cette génération sait des
juifs aujourd’hui se rapporte uniquement au conflit israélo-palestinien.
Néanmoins, il existe encore une génération plus âgée qui garde toujours
en mémoire cet héritage de la société marocaine, surtout dans certaines
campagnes où des gens se souviennent encore de leurs voisins juifs, de
leurs noms, de leur mode de vie, etc. »
Mais ce sont des questions qu’il vaut mieux ne pas soulever publiquement. Gardons notre belle image d’Epinal.
Il y a une autre raison à la répugnance des responsables
bien-pensants à me voir prendre la parole dans mon pays. Je suis engagé
politiquement. À gauche. Mon blog et mes 2 pages Facebook en font foi.
Je milite pour une Palestine unie et démocratique. Je ne défends pas –
et je critique durement – la politique de « dialogue » avec un état qui
continue, impunément, agressivement, cyniquement, à coloniser et à
détruire les structures sociales, économiques et culturelles de la
société palestinienne. Cette politique de « dialogue », bien servie par
un autre « juif de cour », le sayan André Azoulay,
n’a eu pour résultat jusqu’à présent qu’à légitimer la mainmise
sioniste sur toute la Palestine. Que des dirigeants sionistes, comme la «
bouchère de Gaza », arrivent au Maroc, à Tanger, comme en terrain
conquis, et reçus avec les honneurs, je trouve cela indigne d’un pays
arabe et musulman.
Les responsables culturels qui ont retourné leur veste, ne sont pas
allés chercher leurs instructions au Palais ou au ministère de
l’Intérieur. Pas la peine. Ils ont intégré la pensée unique et ne
veulent surtout pas prendre le risque de déplaire. On ne sait jamais de
quoi l’avenir sera fait. De bons soldats qui ont assimilé l’autocensure.
Malheureusement, cette attitude, qui ne recouvre pas seulement les
questions qui me touchent personnellement, mais des sujets bien plus
graves pour la démocratisation de la société, constitue un frein aux
débats et à l’expression libre des opinions.
Mohamed Arkoun avait dit un jour, dans une conférence tenue à Casablanca dans les années 80 : « Les
sociétés arabes ne connaîtront une révolution authentique, que lorsque
la parole sera réellement libérée, dans tous les domaines, sans
exception. »
Jacob Cohen est écrivain marocain. Son dernier livre s’intitule « Les Sayanim ».
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