par Violette Daguerre, 21/1/2011
Présidente de la Commission Arabe des Droits Humains
Depuis de très longues années, j’ai eu à connaître la Tunisie à travers une poignée de militants associatifs qui avaient le courage d’être l’œil qui résiste au scalpel. Et ce en déployant toute leur force et persévérance pour faire la lumière sur les souffrances endurées par leur peuple et en en payant le prix fort. Alors qu’en Occident et au niveau des institutions économiques internationales, une autre vision de la Tunisie prévalait. On est allé jusqu’à parler d’un « miracle économique », et soutenir une dictature qui a soi-disant réussi à lutter contre le terrorisme et à contenir l’expansion extrémiste et les flots d’émigrants potentiels.
Pourtant, une réelle croissance économique est synonyme d’un pouvoir qui partage les richesses du pays et veille sur la chose publique, et non d’un exécutif liberticide et s’immisçant dans un législatif étranglé, d’un judiciaire confisqué et d’une classe politique corrompue (ou faisant montre d’allégeance partisane et avilissante au président de la république). Elle exige aussi que la population ne soit pas maintenue dans la pauvreté ou à la merci d’intérêts prédateurs qui se livrent au pillage des biens et d’un système mafieux effritant la classe moyenne et transformant le pays en propriété privée de la famille Ben Ali et de son entourage. Cela explique pourquoi les besoins sociaux sont restés insatisfaits pour une majorité de la population et pourquoi les études n’ont débouché sur aucun emploi pour 40% des jeunes diplômés. En fait, tandis que 5% de croissance annuelle permettaient la création de 50 000 emplois, il en aurait fallu 8% pour répondre à une demande qui s’élevait à 80 000 nouveaux emplois par an.
Pour couronner le tout, le pouvoir politique tunisien s’est employé à boucher l’accès à l’expression de la différence, à favoriser les violations les plus massives des droits de l’homme, et a fait montre d’une répression d’une rare férocité. Ce sont des raisons suffisantes pour aiguiser les tensions, hâter la désintégration sociale et menacer les fragiles acquis sociaux. C’est précisément ce qui a poussé une jeunesse tunisienne désœuvrée à crier son ras-le-bol, suite au suicide de protestation de Bouazizi dont la violence se dirige contre soi et son corps, traduisant un désespoir à son paroxysme. Retrouver sa dignité bafouée était devenu bien plus important que manger à sa faim.
Le "poulet rôti à la tunisienne", une des formes préférées de torture de la police sous Bourguiba et sous Ben Ali
L’on se rappelle les longues grèves de la faim des opposants pour faire entendre leur voix lorsqu’aucun autre accès à l’expression orale ou écrite n’était possible. Avec pareil cocktail, il n’est pas surprenant d’assister depuis un mois à des émeutes qui s’amplifient pour s’étendre des régions périphériques à la capitale, signifiant que le silence étouffant sur les violations massives des droits et sur les confiscations des libertés est désormais rompu. Injustice, oppression, désespoir, c’en était assez.
Bien des morts sont tombés avant que ces événements douloureux ne parviennent à ouvrir les yeux et atteindre la conscience des décideurs politiques en France. Eux qui n’hésitent pas à intervenir directement, et par la force s’il le faut, dans les choix politiques et économiques des pays satellites, n’ont fait que se murer dans un silence assourdissant et déclarer que la France ne s’ingère pas dans une situation locale. Et ce, jusqu’au changement de cap forcé un mois après avec l’interdiction de résidence en France de la famille de Ben Ali et le gel des avoirs suspects en provenance de la Tunisie.
Marseille, 15 janvier 2011. Photo Lise Dupas
Rappelons pour mémoire que c’est la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui dans son 2ème article définissait pour but à toute association politique la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme : liberté, propriété, sûreté et résistance à l’oppression. Ce qui concerne avant tout le droit et le devoir du peuple à la résistance à l’oppression et au libre choix de ses gouvernants. N’oublions pas non plus combien une certaine presse aveugle et aux ordres a fait preuve de lâcheté et de manque d’objectivité face à une population livrée à un dictateur. Dictateur qui, tout en promettant le changement, n’a pas hésité à qualifier les manifestations « d'actes terroristes », à ordonner ses agents de sécurité et francs-tireurs de tirer à balles réelles sur les manifestants et de saccager des lieux publics pour leur en imputer la responsabilité.
C’est justement avec cette litanie du terrorisme et de l’islamisme que ce régime a réussi, pendant plus de deux décennies et au mépris de tout le monde, à agiter l’épouvantail de l’insécurité pour justifier la chape de plomb imposée à la société. Pourtant, il fallait voir dans le profil psychologique de son règne et ses hommes, l’expression d’une forme de pathologie qu’on appelle « psychopathie » et dont les principales caractéristiques sont la non-reconnaissance de la réalité et l’absence du sentiment de culpabilité !
Quant aux islamistes (et en particulier le mouvement d’Ennahdha), ils ont été taxés par certains de leurs détracteurs d’être trop modérés et pacifiques jusqu’à ne plus avoir d’odeur ou de couleur. Leur pragmatisme, qui ne voulait pas donner des raisons à la dictature de les coincer davantage, était perçu comme une sorte de trahison fournissant des gages à Ben Ali et donnant satisfaction à l’Occident. Il faut reconnaître que les mouvements de la rue ont dépassé et de loin l’ensemble des partis politiques, même radicaux. Le regard de ceux-ci est resté quelque peu figé, dans un contexte où la dictature s’est employée à dessiner le monde politique sans eux. Soucieux de se montrer crédibles et réfléchis, ils se sont trouvés du coup presque hors jeu lorsqu’il y eut accélération de l’histoire à leur insu.
En effet, le soulèvement populaire et les manifestations de désobéissance civile, qui ont rassemblé élèves et étudiants, avocats, syndicalistes, artistes et journalistes en plus des chômeurs, ont fini par englober presque tout le monde, dans un élan révolutionnaire insoupçonné il y a encore un mois. Le paysage qui s’offre au monde est, avant même la chute du dictateur, une radicalisation de la résistance à l’oppression et une revendication de changement de cap, loin de ceux qui ont fait parti e du régime de Ben Ali. Comment peut-on donc croire que ces Tunisiens sortis dans la rue, criant leur rage contre le régime et bravant les balles réelles et tous les dangers possibles vont réviser à la baisse leurs revendications après le départ de « Ben Ali et sa bande de voleurs » et oublier le sang versé pour se libérer de son joug? Le dictateur est parti, mais le régime qu’il a créé et ses tristes symboles sont encore en place.
Le peuple tunisien se montre bien vigilant à ne pas se laisser berner par les tentatives visant à court-circuiter le processus de changement enclenché pour de bon. Lui, qui a connu nombre de révoltes sans lendemain ces dernières années, notamment avec le soulèvement du bassin minier de Gafsa et les manifestations à Ben Guerdane qui furent violemment encerclés et réprimés, n’accepte guère des réformettes. La jeunesse tunisienne, qui a permis de faire connaitre sa « révolution du jasmin » en recourant aux téléphones portables et à l’internet malgré son accès barré et en envoyant ses vidéos en temps réel à Aljazeera notamment, n’est pas prête à baisser les bras. Les différents courants politiques, syndicats et associations de la société civile s’emploieront à mettre rapidement sur pied ce qui peut parer au vide et au chaos et épargner à leur pays la répétition des erreurs et des horreurs du passé : un véritable pluralisme politique, des élections libres et anticipées, une loi électorale remaniée et une constitution modifiée entre autres.
Quant à nous, démocrates de tout bord et militants de la société civile arabe et internationale, il nous faut rester vigilants et ne pas stopper l’élan de solidarité soulevé par la lutte pacifique du peuple tunisien pour reconquérir ses droits. Il est indispensable de mettre sur pied des comités de soutien, pour accompagner par la réflexion et l’action cette phase transitoire de la vie d’un peuple qui réclame un vrai changement. Nous avons le devoir de nous associer aux organisations de la société civile tunisienne pour leur permettre parmi tant d’autres choses de réclamer des comptes aux coupables et demander réparation pour les victimes.
Il nous faut contribuer à la constitution d’une commission nationale d’enquête impartiale et indépendante afin de faire la lumière sur les crimes commis, non seulement lors des événements actuels, mais également par le passé (tortures, exécutions extrajudiciaires, etc.). Aussi pour mettre en œuvre les mécanismes qui permettent l’identification et la traduction en justice des criminels, que ce soit par le biais de la compétence juridique universelle, des institutions onusiennes ou du Tribunal Pénal International. Nous pensons qu’il est urgent d’exiger le gel des avoirs de la bande Ben Ali-Trabelsi et de demander l’ouverture d’information pour blanchiment, détournement d’argent public et corruption. Nous devrons exiger la création d’une institution européenne ad-hoc pour gérer ces avoirs jusqu’à la constitution d’un gouvernement issu d'un parlement élu.
Il est difficile de finir sans rendre hommage à ceux qui ont sacrifié leur vie pour rendre la liberté à leur pays, et particulièrement à celui par qui la révolution est arrivée, Mohammed Bouazizi. Nous ne saurions oublier non plus tous les autres, encore en vie, qui ont été les maîtres d’œuvre de cette révolution qui permit l’éviction du dictateur et des sangsues. En tête il y a cette minorité de militants qui ont résisté de longues années contre vents et marées à toutes les formes de répression et ont fait connaître le drame de leur pays en en payant bien cher le prix.
A l’heure actuelle, les Tunisiens sont conscients qu’il ne leur est pas permis de faux pas. Tous les regards se tournent vers eux. Leur révolution pourrait en effet donner l’exemple aux peuples voisins pour réitérer leur exploit. Les Algériens n’étaient pas les seuls à y avoir réagi. L'effet domino est possible et la situation pourrait bien bouger dans différents pays arabes tels que la Jordanie, la Mauritanie, le Yémen, l’Egypte et bien d’autres.
Les prochains jours seront décisifs, car ouverts sur toutes les possibilités. En effet, les vestiges de la dictature restés dans des postes-clés tenteront d’une manière ou d’une autre de faire capoter le processus de changement en cours. Certains, n’admettant pas leur perte et rêvant de reprendre la main, chercheront même à plonger le pays dans le chaos, comme cela se passe depuis le départ de Ben Ali. Les politiques de l’ancien régime pourront chercher appui dans les régimes des pays voisins dont la légitimité est menacée et qui ne voient pas d’un bon œil le changement survenu. Ils se tourneront surtout vers les alliés et les puissances étrangères, notamment celles qui ont des intérêts politiques et économiques dans leur pays et ayant permis à la dictature de Ben Ali de perdurer autant. L’opposition tunisienne, qu’elle soit politique, syndicale ou associative, notamment celle qui a été combattue et bannie, en se trouvant non reconnue ou éjectée du nouvel échiquier, se sentira dépossédée de sa révolution et tentera de faire échouer tout arrangement qui se fera à son détriment. Nous pensons que tous sans exception doivent avoir leur juste place dans la Tunisie de demain et souhaitons qu’ils parviennent à s’entendre sur une politique commune à suivre et à prendre un rôle décisif dans cette phase cruciale de l’histoire de leur pays.
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